Automne à Prague (version 2) by Lara Erlbaum Friday November 10, 2000 at 10:33 PM |
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Automne à Prague.
“ Quand le gouvernement viole les droits d’un peuple,
l’insurrection est pour le peuple et pour chaque partie du peuple,
le plus sacré et le plus indispensable des devoirs. ”
Art. 35 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dite “ montagnarde ” -24 juin 1793.
Je suis née deux ans après. En ’70.
Depuis, j’ai couru à reculons, après un mythe fini avant que je ne sois née, votre bonne guerre, que vous me racontiez avant de m’endormir.
Quand j’avais six ans, on pouvait encore s’enrouler à trois dans l’écharpe mauve de notre monitrice. Au moins, les années ’70 on sait à quoi ça ressemblait.
Notre groupe, c’était les Yan Pallach. Même que les Victor Jara et les Louise Michel nous appelaient les Pallache, et ça nous énervait.
Puis sont venues les années ’80. Naissance d’un mouvement de jeunesse appelé l’U.P.J.B.-jeunes. La clé des chants autour du feu de camp, sur lequel on cramait nos merguez pendant les eiks. On peut dire merde aux moniteurs, mais interdiction de prononcer le mot Goldorak. Déjà les prémisses de notre antimondialisation, quand on y repense. Mais ça n’avait pas encore dépassé le stade de la révolte.
Il y avait aussi les manifs. Des missiles oui, mais en chocolat. W.T.C.- Gare du Midi.
“ Aller défiler Bastille-Nation,
Ca donne une bonne conscience aux cons ”. Dixit Renaud. Où c’est qu’on a mis notre flingue ?
Oubliés les Yan Pallach. Désormais, on s’appelle les Grands-Moyens. A l’école, on est confrontés aux autres adolescents. Une anarcho-communiste avec le keffieh noir et blanc et gris, et la petite main jaune au revers du zomblou, ça ne fait pas partie du marché des filles et ça n’intéresse pas les garçons. La mode. Le fric. Fin des idéologies. Pas d’espoir. No future. A partir de maintenant, c’est chacun pour soi. Et Mac Do pour tous. Le fantasme napoléonien se réalise. Chaque jour à 16h30, après l’école, et à 19h avant le cinéma, les jeunes communient dans les mêmes temples de la consommation, et avalent le même pain quotidien englobant une viande hormonalement et génétiquement traitée. Le tout arrosé d’une sauce kitschup pour se calquer sur le vrai goût de l’Amérique. Exultation du capitalisme. Et d’après moi le déluge. Cependant, alors qu’on n’y croyait plus, à l’Est la révolution fait tomber les murs.
C’est la décennie d’après qu’on s’est mis à parler de mondialisation. A l’époque, on ne disait pas encore mondialisation néo-libérale. Rien que “ mondialisation ”, c’était un gros mot. Un peu comme Goldorak.
L’Europe s’ouvre ses frontières internes. Création de la forteresse Schengen. Fermeture des frontières externes.
Et puis on accroche à sa fenêtre une photo de petite fille pour se donner bonne conscience. Masturbation morbide, disent certains. Puis on défile dans la rue à 100000 derrière une bannière blanche. Blanche comme apolitique.
Viennent les squats. Génération du sans. Sans abri. Sans domicile fixe. Sans travail. Sans papiers. Sans espoir. Sans amour. Loin dans l’infini s’étendent les centres fermés et les barbelés. Retour du mot résistance. Et ça se muscle. Les autopompes. Les charges policières. Les coups. Les gendarmes arrachent les films des photographes, détruisent les pancartes “ Ouvrez les yeux, fermez la télé ” à coup de talon, éclatent les têtes des jeunes, surtout celles des artistes.
Floraison des centres sociaux. Belgique. Italie. Espagne. Allemagne. Finie la hiérarchie. On est autonomes. Nous sommes tous responsables. On reparle de désobéissance civile. Balayées les manifs autorisées W.T.C.-Gare du Midi. On se réapproprie la rue. Et aussi les toits de l’O.N.E.M., à l’occasion. Finie l’adolescence uniquement destructrice. Place à la création. Vous avez eu votre mythe, on a le nôtre.
A partir du troisième millénaire, quand des décisions se prennent, elles concernent le monde entier. Et du monde entier, on se mobilise à Seattle, à Washington, à Prague, pour manifester sa conscience citoyenne. Place à l’attaque.
En ce qui me concerne, je m’appelle Trottinette. Trottinette, c’est mon nom de clown. Mais c’est aussi un excellent nom pour une clandestine. Entendons-nous bien. Je n’ai rien de comparable avec cette femme de Seattle qui s’est fait refuser trois fois à la frontière tchèque. J’ai eu beau dormir une nuit entière dans le même repaire de refoulés, je ne suis pas arrivée à voir son visage, qu’elle a gardé précautionneusement caché dans son sac de couchage, douze heures durant. D’après l’apatride qui a fait le chemin avec moi, c’est une Noire américaine. Quand même, j’aurais bien voulu savoir à quoi ça ressemble, une militante internationale qui a son nom sur toutes les listes.
Au départ, je n’ai pas grand-chose en commun non plus avec ces mille Italiens, qui sont restés une
trentaine d’heures à la frontière, par solidarité avec quelques-uns d’entre eux, déclarés “ indésirables ” car sur leur passeports figurait le mot “ Seattle ”. Moi, je suis juste une Belge Madame-tout-le-monde qui, à force de vivre avec des sans-papiers, en a oublié les règles de base de toute circulation hors Schengen. Qu’on est une illégale si on n’a pas un cachet en règle sur son passeport.
Prague pour moi, c’est une grande histoire de mur. Dans ma petite robe blanche, je m’étais armée pour la séduction. Je suis tombée sur une douanière, qui m’hurle dans les oreilles : “ You have to bring your luggage. Naaoow ! ” Premier mur. Lamentations.
Heureusement, la fée INPEG veille, et nous fait découvrir la magie de son organisation. Premier point de contact, Dresden, à 500 km de là. Les dangereux activistes que nous sommes peuvent tout aussi bien ressembler à un couple de gentils touristes, et en quelques heures, nous voilà rendus. Petit Punk, un Français de la Caravane anticapitaliste, se joint à nous. A partir de maintenant, la clandestinité commence. Nos passeports, avec le cachet barré du poste frontière de Rozvadov resteront à Dresden jusqu’au 30 septembre. Après quoi, on nous les renverra à Bruxelles. Personne ne nous a demandé nos noms, et nous ne connaissons pas les leurs.
Dès potron-minet, nous quittons le centre social pour nous fondre dans la masse des joyeux Tyroliens partis à Schöna pour la cueillette aux champignons. Chaussettes au-dessus du pantalon, jumelles ou appareil photo autour du cou, notre déguisement est parfait, à part peut-être les sacs à dos un peu trop encombrants pour de simples promeneurs du dimanche. C’est pourquoi, après avoir soigneusement évité les douaniers, nous décidons de quitter la piste cyclable et de nous enfoncer dans le maquis qui borde la délicate rivière locale. Nous sommes en Tchéquie. Mais on fait semblant de rien. L’heure n’est pas à des réjouissances déplacées qui nous dénonceraient. De toute façon c’est pas gagné. Le passeur sur la rivière, qui nous mate depuis un bon moment avec ses jumelles, est-ce que c’est lui qui a appelé la bagnole de flics qui déboule tout à coup au milieu du paysage champêtre ? Comble de malchance. Qui c’est qui nous envoie cette hippie hollandaise avec sa longue robe, ses pieds nus dans ses sandales et le sac à dos agrémenté d’ours en peluche et de petits fleurs? Plus question de tergiverser. On fait semblant qu’on se connaît pas, et on achète chacun un billet pour Deichin. Puis les bus, car à partir de là les contrôles sont trop fréquents. Et on se choisit en guise de guépier une ville sillonnée de milliers de policiers aux aguets. Maintenant, je sais ce que vit un sans-papiers. Pas question de sortir seule dans la ville, ne serait-ce que pour 20 pas. Toujours être au milieu du groupe, pour éviter de se faire contrôler. Ne jamais oser regarder un représentant des forces de l’ordre dans les yeux, et trembler intérieurement chaque fois qu’on en croise un. Il n’y aura que le jour de la manif que -ô jubilation suprême- j’oserai m’adresser à chacun d’eux, armée de bonbons, qu’ils refuseront prudemment, pour ne pas se sentir liés par un quelconque chantage affectif lors de mon arrestation du lendemain. Etre clown, c’est génial. On peut tout faire. Lancer des grenades en plastique sur les voitures des délégués, faire du diabolo à 20 mètres devant le barrage des manifestants, et à 10 mètres de l’autopompe. Proposer des sucreries aux Robocop. Et puis éclater en sanglots parce que l’un d’entre eux vous frappe sur le doigt avec une grosse matraque. Le moment est venu de ranger son nez dans sa poche. Ils se sont fait gazer à Seattle en restant fidèles à leurs principes de non-violence. Nous on n’est pas Gandhi, face à ces policiers qui ne sont pas de velours. Et la police elle aussi se mondialise. Formation du F.B.I. à Scotland Yard. Mitraillettes américaines. Bombes lacrymos allemandes. Tanks de l’armée tchèque. 11000 représentants des forces de l’ordre, et 5000 soldats de réserve. Masques à gaz. On est entre Robocop et Goldorak. Tant mieux. Ca prouve que notre présence représente un danger pour le F.M.I. Et face à eux, les militants sont devenus des guerriers. Les fruits de la passion se sont transformés en grenades. Mais pour une cause aussi belle, on est prêts à en baver un petit peu. Et d’ailleurs, la statue de Yan Pallach nous sourit.
On est le 27 septembre. Toutes les caméras sont parties. La répression commence. Et il ne fait pas bon se promener dans les rues de Prague pour qui a entre 16 et 35 ans.
Je suis née deux ans après. En ’70. Ces deux premières phrases ont été griffonnées sur du papier W.C., avec un bic qu’un garçon m’a passé entre les barreaux. Pour les filles, qui avons dû nous déshabiller, il aurait été impossible de faire passer quoi que ce soit. Jusqu’à l’aiguille de mon chignon qui a été prise pour une arme blanche. Il n’y a que chez les hommes que quelqu’un parviendrait à rentrer avec un G.S.M. Couché par terre, la main sur la joue, il a téléphoné jusqu’à ce que sa batterie soit plate. Il est même parvenu à se faire interviewer en direct par la radio de Longo Mai. Nous, par contre, question téléphone, on a eu moins de chance. Pour la première fois de ma vie -question de survie- j’avais inscrit des chiffres sur mon bras, car en cas d’arrestation, la loi nous permet d’appeler un avocat. Peine perdue. Les Tchèques ont ignoré les cent personnes qui criaient “ Telephone, telephone ” de derrière les barreaux. Cela dit, les 12 premières heures, je les ai trouvées vachement chaleureuses. Les rencontres internationales, c’est toujours très enrichissant. “ Comment c’était, à Seattle ? ”, “ Dis, c’est quoi un situationniste ? ”, “ Et d’abord, c’est quoi la différence entre un stalinien et un trotzkiste ? ” Se sont-ils doutés qu’en cellule on parlait tous en anglais, et qu’on causait de la stratégie des Tutti Bianchi ? Ont-ils compris qu’ils étaient en train de nous radicaliser ? C’est là qu’on a compris que si on était partis à Prague, c’était pas contre le F.M.I. C’était pour nous rencontrer. Découvrir qu’on est pas tout seuls. Qu’en ce moment, des jeunes dans le monde entier vivent la même chose que nous. Rencontrer mille Italiens tellement liés que ça fait chaud au cœur. Echanger des pratiques. Se former. Créer notre nouvelle Internationale. Nous aimer. Décider une fois pour toutes de quitter les autoroutes de la consommation où rien ne peut arriver, pour des sentiers qu’on défriche et qu’on déchiffre ensemble. Et ça change la vie. Notre nouveau siècle a vu naître notre mondialisation.
Mais si nous commençons à exister partout dans le monde, n’oublions tout de même pas que nos sociétés underground ne forment jamais que des minorités locales. Pour les autres, l’aiguille a arrêté de tourner voilà plus de 16 ans. Depuis, nous restons en 1984. A une petite nuance près. Ce n’est pas l’écran de Big Brother qui nous regarde. C’est pire. C’est nous qui le contemplons. Quatre à cinq heures par jour en moyenne, il pénètre chaque foyer pour parler à la place des familles qui mangent désormais en silence. Finie la convivialité. On n’a plus rien à se dire. Nous vivons constamment dans la catastrophe. Tout va mal. Hold up. Incendies. Tremblements de terre. Raz de marée. Tempêtes. Toutes choses qui normalement ne devraient pas arriver. Heureusement, pour nous sauver de ce monde perpétuellement instable, l’Etat invariablement le même nous assure Bonheur - Hygiène - Sécurité. Guirlandes à Noël. Congés payés en juillet. Fast food avec aires de jeux pour les enfants. Pour les empêcher d’aller jouer dans la rue. La rue, c’est pour les voitures, avec dedans des monsieurs avec des cravates et des téléphones, et des dames avec du maquillage. Et c’est pour ça qu’on est partis à Prague. Parce qu’on va exploser. Alors autant que ce soit de bonheur, entre nous. Même si c’est dans un commissariat. L’amour ils pourront jamais nous l’enlever.
C’est en prison qu’un Catalan m’a expliqué les paroles de l’Estaca. Nous sommes tous liés à une épée.
“ Si no podem desfer-n(o)s-en
Mai no podrem caminar ”. Mais si tous nous nous mettons ensemble, nous arriverons à la faire tomber. Jusqu’au moment où un Tchèque, ivre de colère, nous a dit en substance : “ Si vous continuez comme ça, on vous garde trois jours ! ” “ On s’en fout, gardez-nous, on fait un siting dans la prison, et on chantera du Boby Lapointe jusqu’à ce que vous demandiez grâce.. ! ”
Après qu’on ait été emmenés à l’Office des étrangers transformé en prison pour l’occasion, ça a été moins drôles pour ceux qui sont restés. Chaque fois qu’ils essayaient de s’endormir, les policières riaient très fort ou tapaient contre les grilles avec leur matraque. Pour nous, la situation n’était guère plus brillante. Pas de couvertures. Interdiction de fermer les fenêtres. Les hommes parqués à 80 dans 30 mètres carrés. Heureusement qu’il me restait des bonbons à distribuer. Mais plus aux flics, cette fois. C’est là que j’ai croisé le Français au G.S.M. Il a juste eu le temps de me raconter ses aventures avant d’être transféré au centre de détention de Pilzen. Il a eu le temps de me dire : “ Ici, ils ne rigolent pas. Tu ne sais pas ce qui peut arriver. Tu as une boucle d’oreille, enlève-la. Sinon, il se pourrait qu’ils te l’arrachent ”. Dehors, on entendait encore les rafales lacrymogènes, et les hélicos continuaient de tourner. Il faut reconnaître qu’on a eu pas mal de chance. Plus que ces gars au visage tuméfié et aux bras cassés qu’ils faisaient rentrer sans leur procurer de soins. Plus que cet Israëlien qu’ils ont passé à tabac pendant 40 minutes. Plus que l’Australienne qui a sauté par la fenêtre.
Au bout de 24 heures, nous avions notre ordre de quitter le territoire
. Ils nous ont relâchés par groupes. C’est là qu’ils sont arrivés à casser notre solidarité, et que la parano a commencé. Les contrôles, sans arrêt. Même pour avoir marché dans l’herbe, même pour s’être adossé à un arbre. Les fourgons qui n’arrêtaient pas de défiler. A la gare, on reconnaissait des têtes, mais il valait mieux s’éviter. On n’osait même pas échanger un petit sourire d’au revoir. Les arrestations continuaient. Mais si vous nous remettez derrière des barreaux, on y fera des meetings. La prison, elle est dans vos têtes. Nous on est libres et on chante. C’est l’amour à l’état pur. Putain ce qu’elle est belle cette révolution.
Lara Erlbaum