Bolivie: les damnés de la terre sont debout! by Ataulfo Riera Friday November 10, 2000 at 05:21 PM |
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Les mois de septembre et octobre ont vu se développer en Bolivie une situation de quasi-guerre civile. Retour sur ces semaines de luttes, ses causes et ses enseignements.
Les mois de septembre et octobre ont vu se développer en Bolivie une situation de quasi-guerre civile. Retour sur ces semaines de luttes, ses causes et ses enseignements.
A l’image des pays voisins des Andes et d’autres pays du continent latino-américain, la classe dominante bolivienne connaît une crise de domination profonde, caractérisée par sa honteuse corruption, sa lamentable soumission à l’impérialisme étasunien et la crise généralisée du modèle néolibéral qu’elle impose à son peuple depuis 15 ans et qui n’a fait qu’approfondir les injustices sociales - 20% des pauvres possèdent 4% du PNB tandis que les 20% les plus riches en détiennent 55%.
Secteurs en lutte
Le 18 septembre, du fait de l’absence de réponse de la part du pouvoir à leurs revendications, différents secteurs populaires de la société bolivienne enclenchent un puissant mouvement de lutte. Les trois principaux secteurs sont les enseignants, les petits paysans producteurs de coca («cocaleros») et les paysans de l’Altiplano. Les premiers exigent une augmentation salariale de 50% et se lancent dans une grève générale illimitée. Vu que leurs salaires oscillent autour de 90 dollars par mois (plus ou moins 3.000Fb), la demande est loin d’être excessive.
Les cocaleros, à la pointe du combat et essentiellement concentrés dans la zone du Tropique de Cochabamba, protestent contre l’éradication forcée des cultures de coca, éradication exigée par les Etats-Unis sous le prétexte de lutte contre le narco-trafic. En l’absence de toute culture alternative viable, l’éradication totale des cultures de coca signifie pour eux, qui représentent déjà 70% de la population qui vit en-dessous du seuil de pauvreté, la mort économique et, à terme, la mort tout court. La destruction de la coca a d’ores et déjà mis sur la paille près de 300.000 d’entre eux. C’est pourquoi ils demandent de préserver pour chaque famille la possibilité de cultiver un "cato" de coca, soit 40 mètres carrés de terres. Ils luttent également contre le projet de construction dans leur région de trois casernes de l’armée, financées par les Etats-Unis. (1)
Le troisième secteur principal est représenté par les paysans de l’Altiplano, en majorité Indiens, en lutte pour la révision d’un loi de la réforme agraire, défavorable aux petits paysans, et pour l’annulation de la Loi de l’eau qui mettrait entre les mains de firmes privées des sources ancestrales. A ces trois principaux secteurs se sont ajoutés les étudiants pour l’augmentation des budgets de l’enseignement, des médecins, des infirmières, des travailleurs du secteurs pétrolier et des communautés indiennes, qui ont occupé les champs pétrolier des multinationales Enron-Shell et Exxon pour protester contre la spoliation de leurs terres par ces firmes.
Un pays paralysé
En l’absence de toute réponse positive, les trois principaux secteurs en lutte ont conclu une alliance stratégique et décidé le blocage des principales routes du pays, en particulier autour de la capitale, La Paz, pour assiéger cette dernière tant que les revendications n’étaient pas rencontrées.
Des 17 principales routes interdépartementales du pays, 11 ont ainsi été totalement bloquées. Ces blocages consistaient en barrages tenus par des centaines, voir des milliers de paysans. Entre ces barrages, des émissaires circulant à vélo transmettaient les informations et les directives. Chaque barrage établissait des postes de vigies dans les hauteurs qui les prévenaient de l’arrivée de l’armée ou de la police par des signaux transmis par miroirs. Là où il n’y avait pas de barrages «physiques», des tonnes de pierres et de troncs d’arbres étaient disposés sur la route que l’armée s’épuisait à enlever et qui étaient replacés après son départ en plus grande quantité encore.
Après une semaine de ces blocages, la police et l’armée se sont déclaré incapables d’assurer le trafic des véhicules. L’armée a dû organiser des convois de camions et tenter, au cours de véritables batailles rangées où elle a froidement tiré sur les paysans, d’ouvrir les barrages par la force. Des hélicoptères et des avions militaires ont mitraillé des foules sans défense - le président Hugo Banzer (ex-dictateur) ayant promis aux militaires leur totale impunité en cas d’assassinats. Résultat, plus d’une dizaine de paysans ont trouvé la mort et 190 autres ont été blessés par balles.
Reculades
Mais la résistance a été tenace et la répression sanglante, ainsi que les arrestations de masse, n’ont fait que renforcer la détermination. Le principal syndicat paysan, la Confédération unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTB) a même été jusqu’à menacer de déclencher une résistance armée et une guerre civile si besoin est. Des cocaleros ont commencé à s’armer de vieux fusils et à placer des charges de dynamite sous les ponts.
Après 15 jours de blocages, le ravitaillement des villes et des entreprises n’était pratiquement plus assuré. La Paz devait être ravitaillée par un pont aérien de l’armée. Pris à la gorge, le gouvernement de Banzer décida de lâcher du lest. Pour diminuer l’ampleur du mouvement de protestation, un partie des demandes de plusieurs secteurs en lutte tels que les étudiants et les paysans de l’Altiplano ont été satisfaites. Ensuite, Banzer a décidé de suspendre la construction des trois casernes de l’armée dans la région de Cochabamba. (1)
Malgré ces maigres concessions, et sans doute par peur d’une réaction de l’armée prête à instaurer l’état de siège et la loi martiale sur tout le pays, la CSUTB a décidé de suspendre provisoirement les barrages. Un délai expirant le 13 novembre a été donné au pouvoir pour qu’il retire dans leurs casernes les 20.000 soldats et policiers qui avaient été déployés et accepte la revendication du « cato ».
L’arme du blocage
La lutte des mouvements populaires boliviens est une lutte exemplaire contre l’ordre capitaliste néolibéral et son principal acteur, l’impérialisme nord-américain. Par coïncidence, et comme en écho, elle s’est en partie déroulée en même temps que les mobilisations de Prague contre le FMI et la Banque mondiale - dont le gouvernement bolivien est un parfait élève. A des milliers de Km de distance, aux barrages des manifestants qui bloquaient le sommet FMI-BM répondaient ainsi ceux des paysans boliviens.
Outre leur force symbolique et les perturbations administratives et autres qu’elles provoquent, ces obstructions des principales voies de communication entraînent une paralysie totale de l’économie. Et tout particulièrement des économies néolibérales où, de par le principe des « flux tendus », les stocks des entreprises sont sur les routes (l’exemple le plus frappant étant, en Europe, les barrages dressés par les camionneurs). Plus besoin de dresser des piquets de grève devant chaque entreprise: bloquer les principales routes et autoroutes suffit désormais.
D’instinct, les ouvriers l’ont également compris: lors de la « folle semaine » qui a précédé la Marche blanche, des milliers de travailleurs avaient spontanément bloqué les principales entrées d’autoroutes. Dans les mouvements protestataires non-classiques tels que "Reclaim the street" l'occupation (souvent festive, les "street party") des rues est également un acte de réappropriation d'un espace collectif déshumanisé par le capital et un engagement culturel alternatif.
Le blocage et le barrage des routes et des rues est ainsi une arme tactique et stratégique essentielle aux mains des mouvements sociaux et protestataires et son emploi ira en se généraliserant de plus en plus.
Ataulfo Riera
Notes:
(1) Les cocaleros sont soutenus par la Coordination de la défense de l’eau de la ville de Cochabamba (qui rassemble des organisations paysannes, indiennes, syndicales et des comités de quartier) qui attend toujours du pouvoir l’application des accords du mois d’avril dernier qui avaient mis fin à l’insurrection populaire de cette cité. Ces accords prévoient l’annulation de la Loi de l’eau qui ouvre ce dernier à la privatisation ainsi que l’annulation définitive du contrat avec le consortium Aguas de Tunari qui aurait provoqué une augmentation de 60% des prix de l’eau dans la région.. / (2) Prêt à négocier la question du « cato » de coca, il aura fallu l’intervention de l’ambassade US pour qu’il refuse finalement cette concession. Les Etats-Unis ont évidemment suivi avec attention, et surtout activement la lutte. Ils se sont dit « préoccupés par la crise sociale qui secoue le pays » puis ont menacé le pays de sanctions si l’éradication de la coca n’était pas menée à bien. Après que le brave toutou de Banzer ait obéi, ils ont au contraire promis une aide économique, Clinton déclarant que Banzer avait pris le «chemin correct».