arch/ive/ief (2000 - 2005)

Le droit à l'aide sociale des demandeurs d'asile: une hypocrisie dangereuse
by Frédéric Lévêque Thursday November 09, 2000 at 02:43 PM
fredolev@hotmail.com

Sur une initiative du ministre de l'intégration sociale, le socialiste flamand Johan Vande Lanotte, le gouvernement arc-en-ciel a décidé de remplacer l'aide sociale financière par une aide en nature pour les demandeurs d'asile. Voici ce qu'en pense Jacques Fierens, professeur à l'Université de Liège et aux FUNDP à Namur ainsi que directeur du centre Droits fondamentaux et lien social, dans une carte blanche publiée par Le Soir (28/10/00).

Le droit à l’aide sociale des demandeurs d’asile: une hypocrisie dangereuse

Or donc, le gouvernement a l’intention de limiter l’aide sociale octroyée aux demandeurs d’asile à l’aide en nature, à l’exclusion de tout soutien financier.
La justification en serait que les candidats réfugiés pénètrent sur le territoire du royaume grâce à des réseaux de trafiquants rémunérés ensuite par un pourcentage de cette aide financière. A supposer même que ce phénomène, en effet scandaleux, ait l’ampleur et la généralité qui lui sont prêtées, voilà une étranger politique que celle qui propose de sanctionner les victimes au nom des pratiques infâmes de ceux qui les exploitent. Va-t-on suspendre l’aide au tiers-monde parce qu’une partie de celle-ci aboutit dans la poche de certains nantis ? Va-t-on prendre la subsidiation des institutions pour handicapés parce que des détournements ont notoirement été commis ?

En réalité, filières ou non, le gouvernement veut avant tout limiter les demandes d’asile. Il n’ a cependant pas le courage politique de reconnaître qu’il utilise à cette fin le procédé consistant à ne plus garantir ce qui est nécessaire à une vie conforme à la dignité humaine à ceux que la misère politique, économique ou sociale de leur région vient faire saliver devant les vitrines occidentales. Les candidats réfugiés, dont aucun texte de loi ne dit d’ailleurs qu’ils devraient être des réfugiés politiques, constituent une population extrêmement affaiblie et vulnérable, dont les pouvoirs font ce qu’ils veulent. En leur déniant le droit fondamental à l’aide sociale, le gouvernement exploite aussi leur vulnérabilité, alors que c’est cette exploitation qu’il prétend reprocher à d’autres.

L’article 1er de la loi du 8 juillet 1976 dit : « Toute personne a droit à l’aide sociale. Celle –ci a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine ». Les auteurs les plus autorisés écrivaient à l’époque, en se félicitant de cette proclamation, que les temps de l’aide en nature, style XIXème siècle, étaient bien sûr révolus à tout jamais. La loi de 1976 était par ailleurs la première loi belge intégrant explicitement le principe du respect de la dignité humaine. En 1994, il a enfin été inclus dans notre constitution (article 23). Apparu dans la Charte des Nations unies en 1945, ce fondement légal ne représente pas un droit de l’homme parmi d’autres ; il est la matrice de tous les droits fondamentaux sur lesquels prétendent s’ériger les démocraties de l’après-guerre.

C’était donc se payer de mots. Plus cette dignité est affirmée, plus elle est rognée à l’égard de ceux qui en ont le plus besoin, à l’égard des plus vulnérables. Hannah Arendt avait fait preuve à cet égard d’une terrible lucidité en soulignant que l’affirmation des droits de l’homme ne sert strictement à rien pour ceux qui sont maintenus en dehors du système social et juridique. Avant d’évoquer l’aboutissement atroce de cette logomachie dans l’indifférence qui a accompagné le sort des juifs dans l’Allemagne nazie, elle évoque largement le statut des réfugiés et des apatrides pendant l’entre-deux-guerres, annonciateur de l’horreur ; Or, cette fois, ce statut n’était pas l’invention exclusive de l’Allemagne, il était européen. Aujourd’hui, les candidats réfugiés sont à nouveau parqués dans des camps (l’un d’eux s’appelle par exemple le 127 bis), et sont peu à peu juridiquement exclus des protections les plus fondamentales que la démocratie est censée offrir.

Depuis la promulgation de la loi relative à l’aide sociale, la loi, la jurisprudence et les pratiques administratives ont lentement mais sûrement contredit le principe de l’article 1er, sous le regard habituellement bienveillant des juristes. En 1981, le Conseil d’Etat a trouvé le moyen de voir dans la dignité humaine un principe « limitatif ». Entendez un plafond, et non un plancher, un maximum de droits et non un minimum !
Depuis 1984, l’aide sociale a été progressivement limitée, pour les étrangers en séjour illégal, à la seule aide médicale urgente. Autant dire qu’elle est supprimée (…) Depuis 1993, l’aide sociale financière est, pour tous, potentiellement soumise à la « disposition au travail ». Peu importe que ceux qui dépendent de l’aide publique n’aient jamais bénéficié de formation professionnelle (ni même scolaire, bien souvent), que le marché de l’emploi soit pour longtemps inaccessible à des travailleurs aussi peu qualifiés, à des femmes seules, à ceux qui n’ont jamais connu la dépendance. La pratique administrative et les tribunaux ne leur demandent pas d’être rentables, mais seulement d’être de bonne volonté lorsqu’ils tendent la main et de dire merci lorsqu’ils auront reçu une boîte de sardines à la place d’une rémunération ou d’une allocation de sécurité sociale.

Le vrai courage politique serait d’abroger l’article 1er de la loi relative à l’aide sociale et l’article 23 de la Constitution, qui affirment que la dignité de tous sera inconditionnellement respectée.

Ou alors qu’on en finisse avec les affirmations de droits qui ne sont rien d’autre que des alibis.