arch/ive/ief (2000 - 2005)

Black Bloc, au singulier ou au pluriel... mais de quoi s'agit-il donc ? [#2/2]
by darkVeggy Monday September 11, 2000 at 05:05 PM
darkveggy@free.fr

Brève présentation, démystification et analyse du phénomène Black Bloc et de son intérêt politique. Seconde partie et fin du texte.

Contre les Black Blocs

"Nous sommes ici en train de protéger Nike, McDonald's, Gap et tout le reste, où est la police ? Ces anarchistes devraient être arrêtés."
Medea Benjamin (leader de Global Exchange), dans New York Times, 2 décembre 1999.

"Ces actions non-violentes ont été interrompues et détournées dès le début par des petites bandes de vandales qui ont renversé des distributeurs de journaux et ont manifestement brisé quelques vitrines du centre-ville. La police a été incapable d'identifier et d'arrêter ces quelques individus asociaux. Pourquoi la police n'a-t-elle identifié et arrêté ces vandales plus tôt ? Si elle l'avait fait, cela m'aurait évité ce vilain après-midi et ce sentiment d'être mal à l'aise. Nous ne sommes pas venus pour détruire Seattle, nous sommes là pour mettre au jour l'effet destructeur de l'OMC."
Mike Dolan (du groupe Public Citizen), dans World Trade Observer, 1er décembre 1999.

La similitude entre les déclarations de certain-e-s manifestant-e-s et le discours officiel est plutôt frappante, et rend compte d'une part de l'hostilité d'une partie de la "contestation de gauche" vis-à-vis des activistes plus radicaux et radicales des Black Blocs, et d'autre part de la participation active de ces mêmes personnes au système répressif. Car au delà des simples divergences d'opinion, c'est jusque dans les faits que s'est manifestée cette hostilité. Ci-dessous, quelques grands traits de ces oppositions virulentes :

Etre violent-e

"Nous considérons que la destruction de la propriété n'est pas un geste violent, à moins que cela ne détruise des vies ou cause des blessures. Selon cette définition, la propriété privée -- en particulier la propriété privée des entreprises -- est elle-même infiniment plus violente que toute action entreprise contre elle."
Communiqué d'un Black Bloc de Seattle, collectif ACME, 5 décembre 1999.

Les premières accusations envers les Black Blocs furent celles de violence. Cette "violence" (on peut cependant choisir de ne pas la désigner comme telle) est un acte de révolte concrète qui a des cibles particulières. C'est une réponse légitime à une violence sans commune mesure avec un quelconque bris de vitre, magasin pillé ou mur tagué. Rappelons que la propriété privée reste un ensemble d'objets inanimés, alors que les différents êtres victimes du capitalisme, qu'il s'agisse de paysan-ne-s brésilien-ne-s, de rebel-le-s zapatistes, de travailleurs et travailleuses de partout comme d'animaux des mers et terres du monde entier, sont par contre bien vivant-e-s, leurs souffrances bien réelles.
Dénoncer la "violence" des Black Blocs, c'est suivre un raisonnement aberrant et malhonnête : le problème, ce serait la pseudo-violence des gens qui luttent contre le capitalisme, et non la violence du capitalisme lui-même !
En focalisant leur attention sur des actes de violence mineure (l'intensité de violence générée par le commerce mondial n'est pas comparable une seule seconde à la "violence" des actions des Black Blocs !), qui ne sont pourtant que des réponses à une violence permanente, déguisée, intégrée et acceptée, certain-e-s pacifistes à tout rompre nient ainsi la violence intrinsèque à la propriété privée et aux activités perpétrées par leurs propriétaires.
Ce faisant, ces pacifistes reproduisent un processus à l'oeuvre dans la société toute entière : s'attaquer aux conséquences en prenant soin de ne pas en voir les causes. Cette position est une position profondément réactionnaire, car au lieu de condamner le système, elle condamne les gens qui réagissent contre ce système, et de ce fait, défend le système et ses inégalités.
Quel meilleur exemple que celui du 30 novembre à Seattle ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, certain-e-s militant-e-s pacifistes y ont formé une chaîne humaine pour protéger le magasin Nike Town des attaques d'un Black Bloc !

Etre masqué-e

"Prévoir un foulard n'est pas une question de romantisme révolutionnaire mais bien l'envers d'une triste réalité : Big Brother nous regarde !"
dans Pourquoi il faut toujours manifester masqué, 1999.

Pendant les manifestations de Seattle, il fut très violemment reproché aux membres des Black Blocs d'agir masqué-e-s (certaines personnes allèrent jusqu'à les comparer à des membres du Ku Klux Klan !), pour tout un tas de raisons diverses. Quelles qu'ils soient, les différents arguments contre le port de masques, foulards ou autres cagoules s'avèrent souvent bien faibles face à la réalité de la répression. Il est pourtant bien connu que la police souffre d'un syndrome vidéomaniaque (pour s'en convaincre, il suffit d'aller faire un tour sur le site Internet de la police de Seattle : on y trouve des dizaines de photos de manifestant-e-s accompagnées d'une incitation à la "citoyenneté", c'est à dire à reconnaître et dénoncer les personnes photographiées) (4), et on ne peut reprocher à quelqu'un-e de préférer ne pas être fiché-e. Les masques garantissent un anonymat indispensable dans le cadre d'actions illégales, toujours durement réprimées. L'état policier est bel et bien une réalité, et ne pas se faire arrêter puis inculper une nécessité. Si certain-e-s militant-e-s sont prêt-e-s à se faire embarquer et choisissent de ne pas en empêcher la police d'une quelconque manière, les membres des Black Blocs ne sont en aucun cas animé-e-s de la même volonté de sacrifice chrétien, comme le précise l'un de leurs communiqués.
En somme, ce n'est pas pour effrayer les gens ou pour se complaire dans une imagerie para-militaire que les membres des Black Blocs portent des masques, mais par simple pragmatisme dans une société toujours plus fliquée.

Nuire à la manifestation

"A Washington, le Black Bloc a travaillé avec le reste des manifestants de manière très solidaire, intelligente et stimulante. Ils ont été remarquables, et n'ont pas oublié le reste de la mobilisation. Ils ont "bloqué" des croisements de rue avec une implacable efficacité, et résisté intelligemment à la brutalité policière. Ils étaient une des présences les plus précieuses à cet événement."
Anonyme, recueilli par Jim Bray dans (Working)Start of Critique of Black Bloc Technique (5), 2000.

Beaucoup d'accusations tendent à rendre les Black Blocs responsables de la violence de la police. Est-il besoin de préciser qu'il en va de la fonction même de la police ? La police a toujours été et sera toujours violente envers ceux et celles qui combattent le système qui leur donne raison d'être. A Seattle, les violences policières ont commencé avant que les premières attaques contre la propriété n'aient lieu. Et si cela avait été le contraire ? Quel est le véritable problème : des actions de destruction légitimes ou l'existence illégitime de la police ? Encore une fois, certain-e-s manifestant-e-s semblent se tromper de cible.
Par ailleurs, les Black Blocs se sont également distingués par le soutien apporté aux actions non-violentes. A Seattle, ils se sont joints aux barrages humains des activistes non-violent-e-s, les consolidant ou construisant des barricades plus résistantes un peu plus loin. De nombreux-ses membres des Black Blocs ont également participé aux actions non-violentes organisées par le Direct Action Network ou d'autres collectifs (comme empêcher les délégués d'atteindre le lieu du congrès par exemple).
A Washington, le succès de certaines actions de désobéissance civile non-violentes est du aux Black Blocs qui repoussèrent la police, protégèrent les personnes en difficulté et élargirent le périmètre de la manifestation.
Loin de s'opposer, les actions des Black Blocs et de certain-e-s militant-e-s pacifistes se sont donc au contraire souvent complétées. N'agissant ni dans le mépris de ces actions ni contre elles, les Black Blocs y ont plus souvent activement participé, s'affirmant comme force politique essentielle au mouvement de lutte anticapitaliste et non juste comme phénomène marginal.

Ces critiques dans la pratique

"La coordination des organisations participantes doit à l'avenir préparer encore plus les manifestants à immobiliser et livrer à la police tout "hooligan" indésirable. Même si un "hooligan" venait à être tué, ce ne serait qu'une très petite perte à côté des 20.000 enfants disparaissant quotidiennement sous le règne des multinationales."
Ole Fjord Larsen (membre de United Peoples), dans Future planning after Seattle, 12 décembre 1999.

S'il est facile de répondre à ces critiques souvent grossières, elles se sont manifestées de manière autrement plus problématique par des gestes de violence mettant parfois en danger des membres des Black Blocs. En effet, lors de la "bataille de Seattle", certaines personnes ont été frappées par des manifestant-e-s disant s'opposer à la violence et les accusant de saboter la manifestation (on notera le paradoxe !). A plusieurs reprises, certaines personnes essayèrent d'arracher les masques du Black Bloc, ou même d'en livrer les membres à la police !
Bien souvent, le Black Bloc eu plus à faire à ces pacifistes surexcité-e-s constituant une véritable "police de la paix" qu'à la police en uniformes. Cette attitude réactive contre toute critique qui s'exprime autrement que par des défilés bien sages participe pleinement du système répressif mis en place par les autorités. Quelle est la révolte de ces soit-disant "pacifistes" qui se font flics quand flics il n'y a pas, qui usent de la violence physique (dans le mépris de leur propre cohérence) contre ceux et celles qui brisent la tranquillité servile de "leurs" défilés contemplateurs ? Leur objectif semble être le même que celui des flics : préserver la paix sociale, et ce à n'importe quel prix. Eteindre la révolte dès que celle-ci prend sens et s'incarne de manière un peu plus concrète que par des mots vidés de leur signification. Ces "pacifistes" se trompent de colère, et auraient sérieusement besoin de prendre conscience de leur propre participation aux structures répressives qu'ils sont censés dénoncer. En attendant, ils constituent un certain danger pour qui veut prendre ses désirs pour des réalités, et anticiper de quelques pavés ce fameux "changement global" qui tarde tant à arriver...

Enfin, le fait que ces quelques critiques soient tantôt grossières et ridicules, tantôt violentes et dangereuses ne signifie pas pour autant qu'il faille épargner les Black Blocs de toute critique. Il serait peut-être bon, cependant, de le faire intelligemment, en commençant par reconnaître l'utilité dont ils ont jusque là fait preuve.

Conclusion

"Le Black Bloc est une source d'inspiration pour tout le monde. La quasi-intégralité des Etats-Unis voue un culte à une vie matérialiste qui ne va nulle part, animée par des automates en chair et en os. Le Black Bloc est la seule étincelle de bon sens en Amérique du Nord, dont la situation sans cela serait sans issue."
Craig Stehr, 2000.

Au cours des manifestations de ces derniers mois, on a pu observer de plus en plus de Black Blocs se former. Ce mouvement semble manifeste d'une certaine radicalisation des milieux d'extrême-gauche et anarchistes américains en même temps qu'il pourrait signifier un regain d'intérêt pour les idées et pratiques libertaires.
Mais le Black Bloc est plus qu'un indicateur de tendances. Parti prenante de ce processus, il sort la protestation de l'ornière du réformisme et de la contemplation, en ré-inventant et popularisant une désobéissance civile offensive. Le Black Bloc, c'est non seulement un dépassement des moyens de contestation traditionnels, mais aussi un dépassement de l'action illégale isolée, qui prend sens dans le cadre d'une lutte globale et politique.
Le Black Bloc, c'est aussi la désorganisation organisée, la possibilité de lier efficacité stratégique et pratique égalitaire, radicalité et lucidité politique.

Pour toutes ces raisons, le Black Bloc m'apparaît comme une réelle force politique, porteuse de nombreuses dynamiques et potentialités quant à l'avenir des luttes anti-capitalistes et anti-étatistes.

Il demeure à mon sens que si l'initiative du Black Bloc doit être encouragée, elle doit nécessairement s'accompagner de discussions et d'analyses critiques à ce sujet. Le Black Bloc doit éviter de se figer dans un mode d'action particulier ou se perdre dans l'autosatisfaction et ainsi éviter de se questionner plus avant. Tout au contraire, ces pratiques "radicales" peuvent être autant d'occasions de soulever des questions essentielles : questions relatives aux discriminations (sexisme et racisme, notamment), au caractère identitaire et potentiellement excluant des Blocs, etc. Car il ne s'agit pas simplement de s'unir contre un système, mais de combattre ici et maintenant les discriminations qui existent en son sein, et que nous perpétrons au quotidien par l'absence de remise en question de nos comportements. Les actions du Black Bloc peuvent, au prix d'une réelle volonté égalitariste, aller dans le sens d'une pratique à la fois égalitaire et offensive vis à vis des structures du pouvoir, comme elles peuvent facilement par négligence et facilité affermir des rapports de domination masqués par la lutte contre un ennemi commun.
J'espère pour ma part que l'expansion des Black Blocs se fera dans ce sens, et que les récentes propositions visant une plus grande coordination des groupes permettront l'expression de positions politiques et de débats constructifs à ce sujet.

darkveggy@free.fr

Notes :
4 – Voir <http://www.pan.ci.seattle.wa.us/seattle/spd/wto/spdwtosuspecthome.htm>
5 – Voir <http://as220.org/jb/politics/black_bloc.html>

Principales sources :
Agence de presse A-Infos (http://www.ainfos.ca)
Indypendent Media Center (http://www.indymedia.org)
the Mid-Atlantic Infoshop (http://www.infoshop.org)