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Les institutions financières internationales dans l'œil du cyclone
by Par Arnaud Zacharie Saturday September 02, 2000 at 02:11 PM

Au fur et à mesure que les crises financières éclatent et que le problème de la dette s'enlise, le FMI et la Banque mondiale sont de plus en plus clairement critiqués. Le début de l'année 2000 a particulièrement été prolixe en la matière, non seulement parce qu'un réseau citoyen s'organise pour contrer leur logique, mais aussi parce que des alliés d'hier s'ajoutent avec vigueur à la liste des mécontents. ....

Les institutions financières internationales dans l'œil du cyclone

Par Arnaud Zacharie

 

Au fur et à mesure que les crises financières éclatent et que le problème de la dette s'enlise, le FMI et la Banque mondiale sont de plus en plus clairement critiqués. Le début de l'année 2000 a particulièrement été prolixe en la matière, non seulement parce qu'un réseau citoyen s'organise pour contrer leur logique, mais aussi parce que des alliés d'hier s'ajoutent avec vigueur à la liste des mécontents. C'est notamment le cas de Joseph Stiglitz, vice-président de la Banque mondiale de 1996 à novembre 1999, et de la Commission Meltzer, issue ni plus ni moins du Congrès américain.

Stiglitz cloue le Consensus de Washington au pilori

Durant son séjour à la tête de la Banque mondiale, Joseph Stiglitz a vécu de près les crises asiatique, russe et brésilienne. Le désastre qu'elles ont provoqué est connu de tous. La manière dont elles ont été précipitées un peu moins. Les quelques voix qui s'élevaient depuis des années contre les politiques catastrophiques des institutions financières internationales étaient marginalisées. Le témoignage de Stiglitz vient rappeler qu'il n'en aurait jamais dû être ainsi.

D'abord, il situe les différents responsables : "Le problème ne provenait pas de gouvernements imprudents, mais du secteur privé". Les positions spéculatives et les emprunts douteux se sont en effet développés sans la moindre contrainte, créant progressivement une bulle spéculative ne pouvant qu'à terme éclater. Une telle réalité a pour origine les programmes du FMI, dont le credo est désormais connu : s'ouvrir sans transition aux marchés internationaux, privatiser les structures économiques et réduire le budget de l'Etat à sa plus simple expression. Stiglitz est particulièrement acerbe à propos des réformes appliquées en Russie :"Suite à la chute du Mur de Berlin, deux écoles de pensée ont émergé à propos de la transition de la Russie vers l'économie de marché. (…) L'une d'elles soulignait l'importance des infrastructures institutionnelles dans une économie de marché (…) et prônait une transition plus graduelle vers l'économie de marché. (…) La seconde école se composait de macro-économistes dont la foi dans le marché était totale. Ces économistes n'avaient aucune connaissance de l'histoire ou des détails de l'économie russe et ils ne croyaient pas en avoir besoin. La grande force, et la faiblesse ultime, des doctrines économiques auxquelles ils se reliaient réside dans le fait qu'elles étaient - ou étaient supposées être - universelles. (…) Et la vérité universelle est qu'une thérapie de choc fonctionne pour tous les pays en transition vers l'économie de marché : plus le médicament est fort (et plus douloureuse est la réaction), plus rapide est le changement. Telle est leur argumentation. (…) Ceux qui s'opposaient à ce cours ne furent pas consultés longtemps. (…) La Russie avait, en décembre 1993, expérimenté le 'trop de chocs et trop peu de thérapies'. Et tous ces chocs n'avaient pas du tout mené la Russie vers une véritable économie de marché. La privatisation rapide imposée à Moscou par le FMI et le Trésor US avait permis à un petit groupe d'oligarques d'obtenir le contrôle des actifs du pays. (…) Lorsque le gouvernement a commencé à manquer d'argent pour payer les pensions, les oligarques ont détourné les précieuses ressources nationales vers des comptes bancaires suisses ou chypriotes. Les Etats-Unis étaient impliqués dans ces affreux mécanismes. A la mi-1998, lorsque Larry Summers remplaça Robert Rubin au poste de secrétaire US aux Finances, il apparut aux côté de Anatoly Tchoubaïs, l'architecte en chef des privatisations russes. En agissant ainsi, les Etats-Unis semblaient s'allier aux forces responsables de l'appauvrissement en Russie. (…) Le Trésor US et le FMI continuaient d'insister sur le fait que le problème ne provenait pas de trop de thérapies, mais de trop peu de chocs. Mais au cours des années 90, l'économie russe continua à imploser. Alors que seuls 2% de la population vivait dans la pauvreté à la fin de la période soviétique, les 'réformes' virent le taux de pauvreté grimper jusqu'à 50%, avec plus de la moitié des enfants russes vivant sous le seuil de pauvreté. (…) Aujourd'hui, la Russie est rongée par d'énormes inégalités et la plupart des Russes ont perdu confiance dans l'économie de marché." Ce type de réforme universelle a été appliquée partout dans le Tiers Monde. La dette extérieure et l'octroi d'un peu d'oxygène nécessitaient ce prix à payer. Même la Corée du Sud, qui pouvait pourtant se targuer d'une politique volontariste ayant mené le pays à hauteur des plus grands, a été contrainte de se plier au credo de la libéralisation massive. Or, comme le souligne Stiglitz, "Cela a coûté cher à la Corée et au monde entier".

Si les réformes du FMI ont finalement abouti à des crises financières dévastatrices, l'intervention du fonds à l'aube de ces crises a été tout aussi inappropriée. Chaque fois, le gendarme d'hier a voulu se métamorphoser en pompier. Partout, les mesures prises n'ont fait que rendre inévitable l'incendie qui se préparait. La logique de ces mesures est simple : si les marchés perdent confiance en l'eldorado d'hier, c'est parce qu'ils ont peur que les déficits ne mènent à terme à un problème de liquidité. Il faut donc augmenter les taux d'intérêt (pour conserver les capitaux volatils avides de hauts rendements), diminuer les dépenses publiques (pour faire des économies budgétaires) et augmenter les impôts (pour augmenter les recettes). Mais à l'analyse, de telles mesures sont au mieux dépassées, au pire totalement simplistes.

Le fait est qu'elles vont entraîner inéluctablement les pays concernés dans une récession, voire une dépression : "Les hauts taux d'intérêt dévastent les firmes endettées, provoquant des défauts de paiement et des faillites bancaires. La réduction des dépenses publiques affaiblissent l'économie." Quant aux populations, elles sont frappées de plein fouet par la récession et la hausse des impôts. Par exemple, en Indonésie, "le FMI augmenta la pression, demandant des réductions de dépenses publiques. Ainsi, des subsides sur des besoins de base comme la nourriture ou l'essence furent éliminés à un moment où les politiques d'austérité rendaient ces subsides plus désespérément nécessaires que jamais". Or, l'Indonésie était le premier partenaire commercial du Japon, seconde économie mondiale, et on sait à quelle catastrophe cela a abouti. Stiglitz ne le dit pas, mais la crise brésilienne présente exactement les mêmes caractéristiques : à la mi-1998, le Brésil demande une aide financière limitée au FMI. La situation du Brésil est alors loin d'être condamnée : le pays possède encore quelque 40 milliards de réserves de change dans ses caisses. Pourtant, le FMI s'accroche à sa doctrine : il faut augmenter les taux d'intérêt et les impôts, tout en diminuant les dépenses de l'Etat. Le résultat est doublement dramatique : non seulement ces mesures poussent le pays dans la récession, mais en outre l'intervention du FMI alerte les marchés qui, perdant leur sacro-sainte confiance, fuient le pays puis toute la région (effet samba), l'entraînant dans une crise financière dévastatrice. En clair, si les attaques spéculatives des années 90 ont toutes pris la forme de "prophéties auto-réalisatrices", c'est parce qu'un détonateur commun appelé FMI a apporté l'eau nécessaire au moulin de ces prophéties. Voilà un des liens les plus solides qui nouent des économies aussi diverses que celles de la Russie, de la Corée, de Hong-Kong ou du Brésil. Le gendarme se mue en pompier et exacerbe le vice des pyromanes.

Mais comment des économistes aussi intelligents que ceux du FMI commettent de telles erreurs ? Ceux-là même qui s'autoproclament les plus grands experts du monde sont-ils à ce point aveugles ? Stiglitz apporte une réponse en plusieurs points à cette question. Il relativise d'abord les auto-proclamations : "Ce n'est pas juste de dire que les économistes du FMI ne se soucient pas des citoyens des pays en développement. (…) Les experts du FMI pensent qu'ils sont plus brillants, mieux éduqués et moins politisés que les économistes des pays qu'ils visitent. En fait, les leaders économistes de ces pays sont très bons, et dans bien des cas plus brillants et mieux éduqués que le staff du FMI (faites-moi confiance, j'ai enseigné à Oxford, au MIT, à Stanford, à Yale et à Princeton, et le FMI n'a quasi jamais réussi à recruter le moindre des meilleurs étudiants)".

Mais le fait que les experts du FMI utilisent des modèles mathématiques dépassés n'explique pas tout. Ces politiques sont voulues par ceux qui défendent l'école de la vérité universelle, c'est-à-dire "les ministres des Finances des pays riches industrialisés qui approuvent tous les prêts du FMI". L'ombre du G7 en général et du département américain des Finances en particulier plane ainsi sur toutes les décisions du fonds. Cela cadre mal avec la prétendue absence de décisions politiques en son sein. Et cela nous remémore la phrase lâchée par Camdessus le jour de sa démission de la direction du FMI : "C'est la première décision en douze ans que je prends de mon propre chef".

C'est évidemment le caractère démocratique du FMI qui est ici pointé du doigt. Stiglitz explique que "le FMI aime mener ses affaires sans qu'on lui pose trop de questions. En théorie, le fonds supporte les institutions démocratiques dans les pays qu'il assiste. En pratique, il mine le processus démocratique en imposant ses politiques. Officiellement, évidemment, le FMI n'impose rien. Il négocie les conditions pour l'octroi d'une aide. Mais tout le pouvoir dans les négociations se trouve du côté du FMI et ce dernier ne laisse que rarement le temps nécessaire pour la construction d'un consensus ou même de larges consultations avec les parlements ou la société civile. Parfois, le FMI prétend faire montre d'une ouverture totale et négocie des conventions secrètes."

Le pire est qu'en réalité, les relations entre les pays riches et les pays en développement se limitent très souvent à imposer aux seconds, par le biais du FMI, des mesures refusées par les premiers. Par exemple, comme le souligne Stiglitz, "le FMI affirme que 'tout' ce qu'il demandait aux pays d'Asie de l'Est était qu'ils équilibrent leurs budgets dans une période de récession. 'Tout' ? L'administration Clinton n'a-t-elle pas justement emporté une bataille majeure face au Congrès en écartant un amendement sur l'équilibre du budget américain ? Et l'argument clé de l'administration n'était-il pas que face à une récession, un petit déficit des dépenses publiques pourrait s'avérer nécessaire ?" Il n'est en effet pas difficile de comprendre que lorsqu'une économie se retrouve en manque de liquidités, la meilleure façon de la sortir de cette trappe est d'injecter un peu d'argent dans le circuit. Le problème est que les experts du FMI, d'une part aveuglés par leur obsession de contenir l'inflation, d'autre part pressés par leurs bailleurs de fonds d'accélérer les réformes, n'ont su ni percevoir, ni appliquer ces évidences. Le tout aux dépens de populations de plus en plus aux abois. Aujourd'hui, "40% des prêts thaïlandais sont encore douteux, l'Indonésie reste profondément ancrée dans la récession, les taux de chômage restent de loin plus élevés que ce qu'ils étaient avant la crise, même en Corée, pourtant le meilleur élève est-asiatique. (…) La Thaïlande, qui suivit le plus fidèlement les prescriptions du FMI, a enregistré des performances pires qu'en Malaisie et en Corée du Sud, qui suivirent des politiques plus indépendantes. (…) Par exemple, des phénomènes microéconomiques comme les faillites bancaires ou les défauts de paiement furent au centre de la crise asiatique. Mais les modèles macroéconomiques utilisés pour analyser ces crises n'étaient pas adaptés à des micro-dimensions, de sorte qu'ils ne prirent pas les faillites bancaires en compte. Mais les mauvais modèles économiques n'étaient qu'un symptôme du réel problème : le secret. Les gens intelligents sont plus aptes à faire des choses stupides lorsqu'ils se coupent eux-mêmes des avis et critiques."

Et d'insister sur le problème le plus profond : celui d'une institution agissant aux quatre coins du monde au nom de la démocratie, mais ne l'appliquant absolument pas en son sein. D'où des catastrophes non seulement économiques, mais aussi politiques. Stiglitz rappelle ainsi que "depuis la fin de la guerre froide, des pouvoirs immenses ont été donnés aux gens chargés de prêcher l'économie de marché dans les coins les plus éloignés du monde. (…) L'économie politique est peut-être aujourd'hui la plus importante part des interactions américaines avec le reste du monde. Cependant, la politique économique internationale de la démocratie la plus puissante du monde n'est pas démocratique."

Les conclusions de Stiglitz coulent de source. Elles rejoignent les revendications que de nombreux mouvements sociaux et citoyens portent depuis des années : "Si les gens en qui nous faisons confiance pour établir une économie globale - au sein du FMI et du Trésor US - ne débutent pas un dialogue et ne prennent pas les critiques au sérieux, les choses continueront à aller très, très mal."

La Banque mondiale et son Rapport un peu trop perspicace

Depuis le limogeage de Stiglitz au poste de vice-président de la Banque mondiale, les mois passent à la Banque mondiale. Mais pas dans l'allégresse la plus totale. En cause ? Le Rapport mondial sur le développement sur la pauvreté 2000/2001 qu'elle s'apprête à publier et qui a le don de faire des vagues. En effet, celui-ci, dirigé par Ravi Kanbur, rendait à l'origine compte d'une réalité difficile à diffuser : la croissance ne suffit pas et la redistribution des richesses doit y être ajoutée pour éliminer la pauvreté.

La démonstration a été jugée tellement dangereuse que les pressions se sont multipliées en direction de Kanbur pour qu'il retire les passages ennuyeux. Larry Summers, Secrétaire d’Etat au Trésor américain, se serait personnellement impliqué dans une libre réadaptation des sections sur la mondialisation, atténuant l’impact négatif de la mondialisation néolibérale sur les populations les plus pauvres.

Kanbur a résisté aux pressions. Il a démissionné et a exprimé dans une lettre adressée au personnel de la Banque ses inquiétudes concernant la réécriture de certains chapitres du Rapport. Le Rapport devrait être finalisé pour les Assemblées annuelles de septembre à Prague. Sous quelle forme ?

Le Congrès américain en phase avec la rue ?

En novembre 1998, le Congrès américain avait lancé une commission d'étude sur les institutions financières internationales. Le président de cette commission, Allan H. Meltzer, a remis son Rapport au Congrès en mars 2000. Il a été voté au sein de la Commission à 8 voix contre 3 et présente de nombreux points intéressants.

D'abord, le Rapport prône l'annulation pure et simple de la dette des pays de la liste PPTE (les 41 pays pauvres très endettés). Ensuite, il conseille une réforme profonde des institutions internationales. Dans un cadre général, la commission demande que le FMI, la Banque mondiale et les banques régionales de développement abandonnent toute conditionnalité envers les pays pauvres (PPTE). Les conditions imposées doivent être remplacées par des "conseils de politiques économiques".

A côté de ces mesures globales, une analyse plus affinée de chaque institution est présentée : le FMI doit arrêter de s'occuper de pauvreté et son rôle doit se limiter à inciter les pays membres à améliorer la sécurité, la stabilité et la solvabilité de leur système financier. En clair, le FMI doit abandonner les prêts à long terme et se focaliser sur son rôle de prêteur en dernier ressort (apport de liquidités à court terme en période de crise). Ces prêts se feraient à un taux dit de pénalité, supérieur à celui qu’offrent les marchés financiers, afin de ne pas s’y substituer. Il doit en outre s'assurer de la publication de données précises et régulières par tout pays emprunteur.

La Banque mondiale évalue elle-même que seul un programme sur quatre présente des résultats satisfaisants. Elle ne prête qu'à quelques pays ayant déjà accès aux capitaux privés, alors que les réformes imposées de l'extérieur aboutissent toutes à un échec. Elle doit donc cesser de prêter des capitaux et se concentrer sur la réduction de la pauvreté. Pareil pour les banques régionales de développement, qui doivent se limiter à fournir une assistance technique, des biens publics et accroître les flux de capitaux en provenance du secteur privé. Dans cette optique, la Banque mondiale et les banques régionales de développement devraient réorienter leur aide vers les pays les plus pauvres n’ayant pas accès aux capitaux du secteur privé (la Banque mondiale deviendrait ainsi l’Agence mondiale de développement et les banques régionales de développement se mueraient en Agences régionales de développement, responsables des programmes régionaux spécifiques). La Banque mondiale devrait se concentrer sur la production des biens publics globaux (santé, environnement, infrastructures, agriculture,...) et servir de relais aux agences régionales de développement pour l’assistance technique.

Vers quelles IFI ?

Les pistes lancées par le Rapport Meltzer ont le mérite de lancer le débat des réformes à appliquer au sein des institutions financières internationales. Il est évident que le monde a besoin d'une banque mondiale à fonds publics pour financer le développement (sorte d'instance de redistribution entre pays riches et pays pauvres) et d'une institution multilatérale veillant à la stabilité du système financier international. Il est tout aussi évident que la dette des PPTE doit être immédiatement annulée et que les conditions imposées minent tout espoir de développement et de démocratie dans le Sud.

Par contre, il est avant tout primordial de souligner l'absence de démocratie au sein de ces institutions internationales. "Un dollar, une voix" ne peut rester le principe de décision au sein d'institutions aussi puissantes. Or, le Rapport Meltzer reste peu prolixe sur la question. Il faut dire que cela équivaudrait à amenuiser le pouvoir des Etats-Unis, au cœur du processus (17% des voix et donc un droit de veto, vu qu'il faut 85% des voix pour modifier la Charte du FMI et de la Banque mondiale).

C'est pourtant ce processus qui est à la base du problème et qu'il convient de radicalement transformer. Non seulement les prises de décision doivent être démocratiques et transparentes, mais en outre aucun projet de développement ne peut s'élaborer sans la participation effective des populations locales, en rapport avec leurs besoins et leur environnement.

Au-delà, le débat entre réforme et abolition des IFI doit avancer, afin d'aboutir à une architecture financière internationale tournée vers les intérêts des citoyens.