arch/ive/ief (2000 - 2005)

Un haut responsable de l'Onu proteste contre l'embargo contre l'Irak
by Bert De Belder Friday August 18, 2000 at 11:45 AM

En 1990, l'Irak était un pays riche et fier.Aujourd'hui, le pays est plus pauvre que l'Inde. Et les protestations contre l'embargo se font entendre jusqu'à l'intérieur de l'Onu. Hans von Sponeck était jusqu'en février coordinateur humanitaire des Nations Unies en Irak. Il a alors démissionna.Solidaire l'a rencontré.

Entretien avec Hans von Sponeck, haut responsable de l'Onu
« Quand je visite une école irakienne, j'en ai les larmes aux yeux »

Bert De Belder
Cela fait juste dix ans que les Nations Unies ont décrété un embargo économique contre l'Irak. Motif: l'invasion du Koweït par Bagdad. En 1990, l'Irak était un pays fier, ayant le système d'enseignement et de santé le plus développé de la région. Aujourd'hui, le pays est plus pauvre que l'Inde. Et les protestations contre l'embargo se font entendre jusqu'à l'intérieur de l'Onu. Hans von Sponeck était jusqu'en février coordinateur humanitaire des Nations Unies en Irak. Il a alors démissionna, il en avait trop vu Solidaire l'a rencontré.

J'ai rendez-vous avec Hans von Sponeck en marge de la conférence 'Irak, une guerre d'épuisement', le 3 juillet ˆ la Maison Internationale ˆ Bruxelles. Puis-je manger un sandwich durant l'interview ? Je n'ai plus rien mangé depuis hier midi. Von Sponeck arrive tout juste de Paris et prend l'avion ce soir pour Genève. J'ai face ˆ moi un homme passionné.

Quelle était votre motivation pour aller travailler aux Nations Unies ? Quels plans, quels rêves, quelles ambitions aviez-vous ?

Hans von Sponeck. Depuis l'école, mon rêve était de travailler aux Nations Unies. A l'époque, l'Allemagne, mon pays, n'était pas encore membre de l'Onu. Cela ne s'est fait qu'en 1973. Je voulais absolument faire quelque chose en faveur de la paix et je trouvais que pour cela, les Nations Unies étaient un choix parfait.

(Hésite un peu.) Pour que vous me compreniez mieux, je vais vous parler un peu de mes origines. Mon père était général dans l'armée allemande mais s'est opposé ˆ Hitler. Il a été arrêté en 1941. Il a passa des années en prison. Je me souviens que, petit enfant, j'allais lui rendre visite en prison. En 1944, quelques généraux ont tramé un coup d'Etat contre Hitler. Les nazis ont alors exécuté mon père, sans aucune forme de procès. Un de mes grands-pères et un frère ont aussi péri durant la guerre. Cela m'a énormément marqué, comme enfant. Ma décision était prise : plus jamais de guerre !

J'ai étudié aux Etats-Unis. C'est l'aussi que j'ai rencontré mon épouse. En 1968, j'ai commencé ˆ travailler aux Nations Unies, avec un premier poste au Ghana.

Avez-vous choisi vous-même d'aller travailler en Irak pour les Nations Unies ?

Hans von Sponeck. En octobre 1998, mon prédécesseur, l'irlandais Dennis Halliday, avait démissionné pour protester contre les sanctions. A l'époque, j'étais directeur du bureau européen du PNUD, le Programme des Nations Unies pour le Développement. Le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, m'a demandé d'aller en Irak et j'estimais que je ne pouvais pas refuser sa proposition. C'est ainsi que je suis devenu assistant du secrétaire général et coordinateur humanitaire pour les Nations Unies en Irak.

Jusqu'à ce que vous démissionniez le 13 février de cette année. Pourquoi ?

Hans von Sponeck. Le programme 'du pétrole contre de la nourriture', que je coordonnais, a été créée en 1996 sur base d'une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Il autorise l'Irak ˆ exporter une quantité limitée de pétrole et ˆ utiliser le bénéfice de cette vente pour pourvoir aux besoins de sa population. Le programme est revu tous les six mois. Lors de l'évaluation de février, j'ai constaté ˆ quel point il était insatisfaisant. Avec les bénéfices de son pétrole, l'Irak doit d'abord répondre aux énormes demandes en réparation de dommages de guerre de ses voisins et financer les (coûteuses) opérations des Nations Unies en Irak. Durant les trois premières phases, il ne restait au pays qu'à peine 1,3 milliard de dollars pour ses 22 millions d'habitants, soit 113 dollars (4.600 FB) par habitant et par an. 4.600 francs pour couvrir tous les besoins sur le plan de l'alimentation, des soins de santé, de l'enseignement. Imaginez !

Pour le dernier semestre, la phase 7, ce montant est passé ˆ 408 dollars (16.500 FB) par personne et par an, grâce ˆ l'augmentation des prix pétroliers au niveau mondial. Mais cela reste beaucoup trop peu. L'Irak est devenu aujourd'hui un pays pauvre du tiers monde, avec un Produit National Brut par habitant inférieur ˆ celui de l'Inde.

La quantité indispensable de nourriture par habitant n'a jamais été atteinte, 21% des enfants irakiens sont sous-alimentés. La mortalité infantile augmente encore, elle est passée de 56 pour mille en 1991 ˆ 131 pour mille en 1999. La qualité de l'eau et l'hygiène laissent ˆ désirer, des maladies telles que la diarrhée font ˆ nouveau des victimes. Pas étonnant quand on sait que l'Irak ne peut pas importer de produits chimiques pour le traitement des déchets, car le président Saddam Hussein pourrait peut-être les utiliser pour fabriquer des armes chimiques

Manifestement, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a aussi peur de l'électricité. Pour la réparation et l'entretien de l'infrastructure, il fallait 280 milliards de francs. Le Conseil de Sécurité n'a approuvé que 45 milliards de francs et, en fin de compte, seules des marchandises pour une valeur de 4,5 milliards de francs soient arrivés ˆ destination. Mème chose pour les pièces de rechange pour l'industrie automobile. Jusqu'à la phase 6, l'Irak ne pouvait acheter que pour 1,2 milliards de francs de pièces de rechange par semestre. Ce montant est maintenant passé ˆ 2,4 milliards. Mais �a reste une vétille. Les Etats-Unis et la Grande Bretagne ne veulent tout simplement pas que l'Irak répare son industrie pétrolière.

Avec mes collègues de l'Unicef, de l'Organisation Mondiale de la Santé et du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), j'ai écrit une lettre au Conseil de Sécurité des Nations Unies : Les conditions actuelles sont en contraste flagrant avec le droit ˆ la vie, ˆ la dignité et ˆ la réalisation complète du potentiel humain, tel qu'établi dans les traités et conventions internationales

Ne pouviez-vous pas le savoir plutôt ? N'auriez-vous pas pu démissionner plutôt ?

Hans von Sponeck. Lorsque je suis arrivé ˆ Bagdad, je raisonnais ainsi : les sanctions sont un fait, tentons, dans ce cadre, de faire notre mieux pour répondre aux besoins humanitaires de la population irakienne. Je ne savais pas encore ˆ quel point le programme 'du pétrole contre de la nourriture' était inadéquate. Je ne dis pas qu'il est inutile, il assure une certaine quantité de nourriture, de médicaments, d'eau potable, de production agricole et d'électricité.

Mais progressivement, je me suis rendu compte que les sanctions ont aussi un impact énorme impact sur des choses non matérielles. Elles détruisent le tissu social de la société irakienne. A cause de la crise, beaucoup de jeunes gens ne peuvent plus se permettre de se marier. La classe moyenne s'appauvrit, elle perd ses qualités professionnelles parce que la simple survie occupe chaque jour une place centrale.

Autrefois, l'Irak était un pays fier, il avait le système d'enseignement et de soins de santé le plus avancé de toute la région. L'Irak connaissait un taux d'alphabétisation élevé. Les garçons et les filles avaient, ˆ 90%, des chances égales, ce qui est exceptionnel dans le monde arabe. Mais quand je visite une école en Irak maintenant, j'en ai les larmes aux yeux. Il n'y a tout simplement rien, les parents doivent acheter de la craie et la donner ˆ leurs enfants pour l'enseignant ! Même l'importation de crayons est interdite en Irak. Ils contiennent du graphite, que l'on pourrait utiliser dans la construction aérienne. Mais combien de crayons faut-il pour avoir assez de graphite pour un seul avion ?

Encore un exemple de cet embargo intellectuel : la poste américaine interdit l'envoi en Irak de tout ce qui n'est pas une lettre manuscrite. On ne peut donc pas envoyer en Irak des partitions de musique, par exemple.

Comment concilier cela avec les droits de l'homme, auxquels les Nations Unies accordent une place d'honneur ?

Hans von Sponeck. Les sanctions contre l'Irak sont très clairement une violation d'une partie importante de la Charte des Nations Unies. Pour l'embargo, le Conseil de Sécurité se base sur l'article 41 de cette Charte. Mais selon moi, il y a dans ces articles une hiérarchie, un ordre d'importance. L'article 41 est moins important que l'article 1 qui accorde une place centrale au droit ˆ la vie. Et cet article est violé par les sanctions.

Il y a aussi le facteur temps. La première année, on pouvait encore éventuellement considérer les sanctions comme acceptables, il n'était pas évident au premier abord qu'elles violaient les droits de l'homme de la population irakienne. Mais après dix ans, il en va tout autrement. L'embargo est aussi contraire ˆ la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. L'article 26 traite du droit ˆ l'enseignement. Les sanctions des Nations Unies rendent aujourd'hui impossible l'exécution de ce droit en Irak.

Aussi, je ne suis pas d'accord avec Max Vanderstoel, le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l'Homme en Irak, qui ne parle dans ses rapports que des violations internes des droits de l'Homme, par l'Irak, et qui ne dit mot des violations externes, beaucoup plus graves, des droits de l'Homme, contre l'Irak. Vanderstoel est ˆ c(tm)té de la question. Du reste, l'homme n'a été qu'une seule fois, brièvement, en Irak, en 1991.

Comment évaluez-vous le rôle des autorités irakiennes ?

Hans von Sponeck. Pour moi, Saddam Hussein est co-responsable de la crise dans son pays, mais il ne convient pas de le montrer du doigt, lui seul. Celui qui le fait souffre d'amnésie politique. Car, qui a fabriqué Saddam, qui l'a soutenu et armé pendant des années ?

On accuse l'Irak de désinformation. Et en effet, il y a désinformation, et des deux côtés. Depuis que la question du désarmement de l'Irak est clôturée, il n'y a plus de raison, du côté irakien, pour retenir ou pour déformer de l'information. Aujourd'hui, la désinformation est le fait des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.

Les Etats-Unis affirment que l'Irak entrepose de l'aide au lieu de la distribuer ˆ la population. Sur le terrain, j'ai constaté qu'il n'en est rien. Dans mon rapport de janvier 2000, il est mentionné que 91,7% de tous les produits qui ont été achetés dans le cadre du programme 'du pétrole contre de la nourriture' ont effectivement été distribués. C'est un chiffre très convenable. Mais les Etats-Unis ne cessent de déverser des critiques : avant, sur les 'stocks' qu'auraient constitué l'Irak, maintenant sur la qualité des statistiques des Nations Unies ! James Rubin, le porte-parole du ministère américain des Affaires étrangères, m'accuse sans sourciller Çd'aider le régime irakien ˆ retenir des produits d'aide destinée ˆ la population !

C'est ˆ peine si la presse occidentale y accorde encore de l'attention, mais l'Irak est encore régulièrement bombardé par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

Hans von Sponeck. Fin octobre 1999, nous avons réalisé un rapport sur les attaques aériennes durant cette année. Nous en avons dénombré 130, plus d'une attaque tous les trois jours. Elles ont fait 144 victimes parmi les civils et 446 blessés. Certaines de ces attaques ont même eu lieu dans les no-fly-zones, les territoires du Nord de l'Irak (o� habitent surtout des Kurdes) et du sud de l'Irak (ˆ majorité chiite) qui sont sous 'protection' de l'alliance occidentale. Washington a démoli mon rapport, le qualifiant de Propagande de l'Irak et des Nations Unies.
J'ai voté pour les Verts et je le regrette
Et maintenant ?

Hans von Sponeck. Il faut intervenir de toute urgence. Chaque mois, 5.000 enfants irakiens meurent ˆ cause de l'embargo. Cela fait 167 par jour. Chaque jour, 167 mères et pères perdent ce qu'ils ont de plus cher au monde, leur enfant. Il faut lever les sanctions économiques contre l'Irak, c'est clair. Il y a des preuves convaincantes qu'elles ne fonctionnent pas. Même une étude de la Chambre basse britannique arrive ˆ cette conclusion. Je dois donc bien conclure que les sanctions ont une autre fonction, maintenir le statu quo, un statu quo de pouvoir et d'argent.

J'ose espérer que l'Union européenne va mener une politique plus raisonnable et prendre ses responsabilités. L'Union européenne devrait prendre position contre la politique ratée d'embargo.

N'est-ce pas une illusion ? Et si l'Europe adopte une autre politique, ne sera-t-elle pas dictée par son propre intérêt économique ?

Hans von Sponeck. Pour le moment, peu de choses indiquent que l'Union européenne se distancie de son allié, les Etats-Unis, et d'un de ses Etats-membres, la Grande-Bretagne. Et il est vrai que les intérêts pétroliers de l'Europe jouent un rôle. Mais ce n'est pas mauvais en soi, si cela peut aider ˆ arrêter les sanctions.

Nous devons mettre en place, avec l'Irak, un processus discret de construction de la confiance, comme cela s'est passé ˆ Oslo avec les Palestiniens et Israël. Toutes les limitations ˆ l'importation de biens, de services et d'investissements en Irak doivent être levés. Seule la vente d'armes ˆ l'Irak doit rester sous embargo. Mais avec des sanctions ˆ la fois contre le vendeur et contre l'acheteur. Bagdad doit aussi accorder une réelle autonomie au Kurdistan irakien. D'autre part, l'Irak doit avoir le droit de disposer de ses propres richesses naturelles et de réparer et développer son industrie pétrolière.

Cette approche ne convient pas au Conseil de Sécurité des Nations Unies qui suit une autre logique. J'attends davantage des parlements et des groupes d'action, bien qu'il ne faille pas avoir trop d'illusions dans les politiciens. J'ai voté pour les Verts et je le regrette maintenant. Je place mon espoir surtout dans les jeunes. Quand je vais parler aux universités de Harvard, Princeton ou Boston, je vois beaucoup d'étudiants mais peu de profs. J'espère que les jeunes rappelleront aux plus vieux que l'homme n'est homme que parce qu'il a une conscience.