LES OBJECTIFS DU MOUVEMENT SOCIAL EUROPEEN (MSE) by Raisons d'agir/Pierre Bourdieu Tuesday August 08, 2000 at 03:29 PM |
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CONTRE LA POLITIQUE DE DEPOLITISATION : LES OBJECTIFS DU MOUVEMENT SOCIAL EUROPEEN (MSE)
CONTRE LA POLITIQUE DE DEPOLITISATION : LES OBJECTIFS DU MOUVEMENT SOCIAL EUROPEEN (MSE)
Le fatalisme des lois économiques masque en réalité une politique, mais tout à fait paradoxale, puisqu’il s’agit d’une politique de dépolitisation. Cette politique vise à conférer une emprise fatale aux forces économiques en les libérant de tout contrôle ; elle vise à obtenir la soumission des gouvernements et des citoyens aux forces économiques et sociales ainsi « libérées ». Tout ce que l’on décrit sous le nom à la fois descriptif et normatif de « mondialisation » est l’effet non d’une fatalité économique, mais d’une politique, consciente et délibérée, mais le plus souvent inconsciente de ses conséquences : c’est cette politique néo-libérale qui a conduit les gouvernements libéraux ou même socio-démocrates d’un ensemble de pays économiquement avancés à se déposséder du pouvoir de contrôler les forces économiques ; c’est elle surtout qui est élaborée dans les réunions secrètes des grands organismes internationaux, comme l’OMC ou la Commission européenne, ou au sein de tous les « réseaux » d’entreprises multinationales qui sont en mesure d’imposer, par les voies les plus diverses, juridiques notamment, leurs volontés aux Etats.
Contre cette politique de dépolitisation et de démobilisation, il s’agit de restaurer la politique, c’est-à-dire la pensée et l’action politiques, et de trouver à cette action son juste point d’application, qui se situe désormais au-delà des frontières de l’Etat national, et ses moyens spécifiques, qui ne peuvent plus se réduire aux luttes politiques et syndicales au sein des Etats nationaux. L’entreprise, il ne faut pas le cacher, est extrêmement difficile, et pour de multiples raisons : d’abord parce que les instances politiques qu’il s’agit de combattre sont extrêmement éloignées, et pas seulement au point de vue géographique, et ne ressemblent à peu près en rien, ni dans leurs méthodes, ni dans leurs agents, aux instances politiques contre lesquelles s’orientaient les luttes traditionnelles. Ensuite, parce que le pouvoir des agents et des institutions qui dominent aujourd’hui le monde économique et social repose sur une concentration extraordinaire de toutes les espèces de capital, économique, politique, militaire, culturel, scientifique, technologique, fondement d’une domination symbolique sans précédent, qui s’exerce notamment à travers l’emprise des médias, eux-mêmes manipulés, le plus souvent à leur insu, par les agences de communication.
Il reste que certains des objectifs d’une action politique efficace se situent au niveau européen -dans la mesure au moins où les entreprises et les organisations européennes constituent un élément déterminant des forces dominantes à l’échelle mondiale. Il s’ensuit que la construction d’un mouvement social européen unifié, capable de rassembler les différents mouvements, actuellement divisés, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale, s’impose comme un objectif indiscutable pour tous ceux qui entendent résister efficacement aux forces dominantes.
Rassembler sans unifier
Les mouvements sociaux, si divers soient-ils par leurs origines, leurs objectifs et leurs projets, ont tout un ensemble de traits communs qui leur donnent un air de famille. En premier lieu, notamment parce qu’ils sont issus, très souvent, du refus des formes traditionnelles de mobilisation politique, et en particulier de celles qui perpétuent la tradition des partis de type soviétique, ces mouvements sont enclins à exclure toute espèce de monopolisation par des minorités et à favoriser la participation directe de tous les intéressés. Proches en cela de la tradition libertaire, ils sont attachés à des formes d’organisation d’inspiration auto-gestionnaire caractérisées par la légèreté de l’appareil et permettant aux agents de se réapproprier leur rôle de sujets actifs -notamment contre les partis auxquels ils contestent le monopole de l’intervention politique. Autre trait commun, ils s’orientent vers des objectifs précis, concrets et importants pour la vie sociale (logement, emploi, santé, etc), auxquels ils s’efforcent d’apporter des solutions directes et pratiques, veillant à ce que leurs refus comme leurs propositions se concrétisent dans des actions exemplaires et directement liées au problème concerné. Troisième caractéristique typique, ils refusent les politiques néo-libérales visant à imposer les volontés des grands investisseurs institutionnels et des multinationales. Dernière propriété distinctive et commune, ils exaltent la solidarité, qui est le principe tacite de la plupart de leurs luttes, et s’efforcent de la mettre en œuvre, tant par leur action (avec la prise en charge de tous les « sans ») que par la forme d’organisation dont ils se dotent.
Le constat d’une telle proximité dans les fins et les moyens des luttes politiques impose de rechercher sinon l’unification (sans doute ni possible ni souhaitable) de tous les mouvements dispersés que réclament souvent les militants, surtout les plus jeunes, frappés des convergences et des redondances, du moins une coordination des revendications et des actions exclusive de toute volonté d’appropriation : cette coordination devrait prendre la forme d’un réseau capable d’associer des individus et des groupes dans des conditions telles que nul ne puisse dominer ou réduire les autres et que soient conservées toutes les ressources liées à la diversité des expériences, des points de vue et des programmes. Elle aurait pour fonction principale d’arracher les mouvements sociaux à des actions fragmentées et dispersées et aux particularismes des actions locales, partielles et ponctuelles et de leur permettre notamment de surmonter les intermittences ou les alternances entre les moments de mobilisation intense et les moments d’existence latente ou ralentie, -cela sans sacrifier pour autant à la concentration bureaucratique.
Souple et permanente, cette coordination devrait se donner deux objectifs différents : d’une part, organiser, par des rencontres ad hoc et circonstancielles, des ensembles d’actions à court terme et orientées vers un objectif précis ; d’autre part, soumettre à la discussion des questions d’intérêt général et travailler à l’élaboration de programmes de recherche à plus long terme, dans des réunions périodiques de représentants de l’ensemble des groupes concernés (comme les réunions prévues à Vienne et à Athènes). Il s’agirait en effet de découvrir et d’élaborer, à l’intersection des préoccupations de tous les groupes, des objectifs généraux auxquels tous puissent adhérer et collaborer en apportant leurs compétences et leurs méthodes propres. Il n’est pas interdit d’espérer que de la confrontation démocratique d’un ensemble d’individus et de groupes reconnaissant des présupposés communs puisse se dégager peu à peu un ensemble de réponses cohérentes et sensées à des questions fondamentales auxquelles ni les syndicats, ni les partis, ne peuvent apporter de solution globale.
Rénover le syndicalisme
Un mouvement social européen n’est pas concevable sans la participation d’un syndicalisme rénové qui soit capable de surmonter les obstacles externes et internes à son renforcement et à son unification à l’échelle européenne. Il n’est qu’en apparence paradoxal de tenir le déclin du syndicalisme pour un effet indirect et différé de son triomphe : nombre des revendications qui avaient animé les luttes syndicales sont passées à l’état d’institutions qui, étant désormais au fondement d’obligations ou de droits (ceux qui touchent à la protection sociale par exemple), sont devenues des enjeux de luttes entre les syndicats eux-mêmes. Transformées en instances para-étatiques, souvent subventionnées par l’Etat, les bureaucraties syndicales participent à la redistribution de la richesse et garantissent le compromis social en évitant les ruptures et les affrontements. Et les responsables syndicaux, lorsqu’il arrive qu’ils se convertissent en gestionnaires éloignés des préoccupations de leurs mandants, peuvent être entraînés par la logique de la concurrence entre les appareils ou à l’intérieur des appareils, à défendre leurs intérêts propres plutôt que les intérêts de ceux qu’ils sont censés défendre. Ce qui n’a pas pu ne pas contribuer pour une part à éloigner les salariés des syndicats et à écarter les syndiqués eux-mêmes de la participation active à l’organisation.
Mais ces causes internes ne sont pas seules à expliquer que les syndiqués soient toujours moins nombreux et moins actifs. La politique néo-libérale contribue aussi à l’affaiblissement des syndicats. La flexibilité et surtout la précarité d’un nombre croissant de salariés, et la transformation des conditions et de normes de travail qui en résulte, contribuent à rendre difficile toute action unitaire et même le simple travail d’information cependant que les vestiges de l’assistance sociale continuent à protéger une fraction des salariés. C’est dire combien est à la fois indispensable et difficile la rénovation de l’action syndicale qui supposerait la rotation des charges et la mise en question du modèle de la délégation inconditionnelle en même temps que l’invention des techniques nouvelles qui sont indispensables pour mobiliser des travailleurs fragmentés et précaires.
L’organisation d’un type tout à fait nouveau qu’il s’agit de créer doit être capable de surmonter la fragmentation par objectifs et par nations, ainsi que la division en mouvements et en syndicats, en échappant à la fois aux risques de monopolisation qui hantent l’ensemble des mouvements sociaux, syndicalistes ou autres, et à l’immobilisme que crée souvent la crainte quasi névrotique de ces risques. L’existence d’un réseau international stable et efficace de syndicats et de mouvements, dynamisés par leur confrontation dans des instances de concertation et de discussion telles que les Etats généraux du mouvement social européen, devrait permettre de développer une action revendicative internationale, qui n’aurait plus rien à voir avec celle des organismes officiels dans lesquels sont représentés les syndicats (comme la Confédération européenne des syndicats) et qui intégrerait les actions de tous les mouvements sans cesse affrontés à des situations spécifiques et par là limitées.
Chercheurs et militants.
Le travail qui est nécessaire pour surmonter les divisions des mouvements sociaux et pour rassembler ainsi toutes les forces disponibles contre des forces dominantes elles-mêmes consciemment et méthodiquement concertées (que l’on pense au forum de Davos) doit aussi s’exercer contre une autre division tout aussi funeste, celle qui sépare les chercheurs et les militants. Dans un état du rapport de forces économique et politique où les pouvoirs économiques sont en mesure de mettre à leur service des ressources scientifiques, techniques et culturelles sans précédent, le travail des chercheurs est indispensable pour découvrir et démonter les stratégies élaborées et mises en œuvre par les grandes entreprises multinationales et les organismes internationaux qui, comme l’OMC, produisent et imposent des régulations à prétention universelle capables de donner réalité, peu à peu, à l’utopie néo-libérale de dérégulation généralisée. Les obstacles sociaux à un tel rapprochement ne sont pas moins grands que ceux qui se dressent entre les différents mouvements, ou entre les mouvements et les syndicats : différents par leur formation et leur trajectoire sociale, les chercheurs engagés dans un travail militant et les militants investis dans une entreprise de recherche doivent apprendre à travailler ensemble en surmontant toutes les préventions négatives qu’ils peuvent avoir les uns à l’égard des autres et en s’arrachant aux routines et aux présupposés associées à l’appartenance à des univers soumis à des lois et des logiques différentes, cela grâce à l’instauration de modes de communication et de débat d’un type nouveau. C’est une des conditions pour que puisse s’inventer collectivement, dans et par la confrontation critique des expériences et des compétences, un ensemble de réponses qui devront leur force politique au fait qu’elles seront à la fois systématiques et enracinées dans des aspirations et des convictions communes.
Seul un Mouvement social européen fort de toutes les forces accumulées dans les différentes organisations des différents pays et des instruments d’information et de critique élaborés en commun dans des lieux spécifiques d’information et de discussion comme les Etats généraux sera capable de résister aux forces à la fois économiques et intellectuelles des grandes entreprises internationales et de leurs armées de consultants, d’experts et de juristes rassemblés dans leurs agences de communication, leurs bureaux d’études et leurs conseils en lobbying. Capable aussi de substituer aux fins cyniquement imposées par des instances orientées par la recherche du profit maximum à court terme, les objectifs économiquement et politiquement démocratiques d’un Etat social européen, doté des instruments politiques, juridiques et financiers nécessaires pour juguler la force brute et brutale des intérêts étroitement économiques.
Pierre Bourdieu