arch/ive/ief (2000 - 2005)

Interview de Frédéric Delorca, co-fondateur du site Résistance
by Frédéric Delorca Monday August 07, 2000 at 04:14 PM
delorca@club-internet.fr

Frédéric Delorca, voilà dix-huit mois que vous publiez des nouvelles « alternatives » sur la Yougoslavie ainsi que divers articles. On peut se demander, à la lecture de ces textes, quelle est la vision d'ensemble du problème yougoslave que vous défendez. Car cela ne ressort pas d'une façon nécessairement claire de cet ensemble d'interventions ponctuelles.

Ces textes en effet sont là pour aviver l’esprit critique des lecteurs, mais il ne s’agit pas de se limiter à cela. La critique de l’actualité et des médias ne prend tout son sens, selon moi, que si l’on peut lui adjoindre une vision plus complète et plus profonde du réel.

Fournir une vision complète et profonde de l’ensemble de la question yougoslave depuis quinze ans est une tâche extrèmement complexe. Elle mériterait qu’on lui consacre un livre – que je n’ai hélas pas le temps de rédiger.

En outre, la vision qu’on se fait du problème yougoslave peut être influencée par des présupposés idéologiques, ou des pulsions diverses et néfastes – le narcissisme de l’auteur, son « européocentrisme », ses penchants pro-serbes ou anti-serbes etc. Mon rêve serait de parvenir à construire une vision de la question yougoslave qui soit la moins idéologique et la plus rationnelle possible, fondée sur une appréhension assez impartiale des réalités, et une juste pondération de l’ensemble des faits. Libre à chacun ensuite, en fonction de ses convictions politiques ou de sa psychologie d’ajouter à cette analyse les connotations subjectives qui lui conviendront.

Et j’ai la conviction que, si l’on essaie de construire une telle vision du problème, celle-ci ne sera pas relativiste, loin s’en faut. On ne renverra pas les acteurs de la crise yougoslave dos-à-dos. Une analyse rationnelle des faits, avec un minimum de subjectivité possible, doit permettre de dire exactement qui est responsable de quoi, et qui est plus ou moins responsable que les autres, comme le font les juges quand ils évaluent la responsabilité civile de l’auteur d’un dommage.

- Il semble qu’ au terme du premier travail de déblaiement que vous avez effectué, vous ayez déjà une idée de la juste répartition des responsabilités dans l’affaire yougoslave.

- Bien sûr.

Les médias ont construit, au fil des années, un slogan commode : « C’est la faute à Milosevic ». De sorte que, même quand l’UCK fait régner la terreur à Pristina, il se trouve encore de bonnes âmes pour affirmer que « l’homme fort de Belgrade doit y être pour quelque chose ». En fait, cette théorie du bouc-émissaire est un bon moyen pour désamorcer l’esprit critique et terroriser tous ceux qui essaient de penser par eux-mêmes.

Il est très étonnant qu’après tous les progrès de l’historiographie (je pense à l’école des Annales) on en soit encore à croire qu’un seul homme peut être la cause de tous les maux. Quant à la thèse la plus extrémiste qui consiste à diaboliser l’ensemble des Serbes, nous ne l’aborderons même pas car elle est si imbécile et raciste que, même si elle semble rester en arrière-plan de bien des esprits soi-disant raisonnables (songeons à M. Védrine qui considérait les Serbes comme un peuple « envoûté »), il est inutile de s’y attarder.

Les deux affirmations, « c’est principalement la faute à Milosevic » ou « c’est principalement la faute aux Serbes » doivent être, ne serait-ce qu’à titre purement méthodologique, absolument écartées de notre raisonnement car elles sont le meilleur moyen de nous aveugler sur notre principale responsabilité, celle de l’Occident, dans cette affaire. Et puis, il nous faut aussi nous méfier de notre vocabulaire, qui fait glisser notre pensée vers des a-prioris erronés. Ainsi, écrire « le gouvernement serbe » ou même « les autorités de Belgrade » (ce qui ne veut rien dire) au lieu du « gouvernement yougoslave » est toujours une façon insidieuse de nous faire dénier l’existence de la fédération yougoslave comme projet et réalité multiethnique – ce qu’elle a toujours été et demeure plus que jamais : allez à Belgrade et vous le verrez.

Il faut absolument sortir de toutes les fantasmagories, aussi bien d’ailleurs celles qui concernent la « dictature belgradoise », « le national-communiste des serbes » que, celles, à laquelle cèdent les militants anti-OTAN, de la phobie du Pentagone et de la Maison Blanche qui ne sont pas aussi omnipotents qu’on le croit.

- Tout de même vous gardez la conviction que c’est l’Occident qui est le principal responsable du drame yougoslave.

- Oui. Assurément. Cela dérive de sa suprématie économique et politique à l’échelle internationale. C’est l’Occident qui a tracé les frontières dans les Balkans, c’est lui qui a la puissance militaire, financière, médiatique, morale. C’est vers lui que tous les regards de la planète sont tournés, c’est lui dont le pouvoir d’influence est tel, surtout en Yougoslavie, pays on ne peut plus européen, qu’il aurait pu, s’il l’avait voulu, œuvrer d’une façon progressiste et démocratique et empêcher les drames d’éclater.

A mon avis, l’Occident est responsable à 70 ou 80 % de la tragédie yougoslave. 70 %, ce n’est pas 100 % comme le soutiennent certains textes anti-OTAN, ni moins de 50 comme le laissent entendre la plupart des analystes bien trop indulgents pour nos gouvernants.

L’autre part de responsabilité incombe aux acteurs balkaniques, et il appartient à ceux-ci d’en instruire le procès.

- Qu’est-ce que l’Occident aurait dû faire ?

- Avant de voir ce qu’il aurait dû faire, voyons ce qu’il a fait : les fautes, les erreurs, les crimes, commis par action ou par omission. Premier constat : l’Occident a détruit un pays européen - la République fédérale de Yougoslavie.

De nombreux pacifistes se sont réveillés en 1999 quand ils ont vu l’OTAN anéantir physiquement les immeubles, les routes, les écoles. C’est une phase, la plus visible, la plus émouvante sans doute, du processus de destruction, mais celui-ci doit être saisi dans sa globalité.

Sara Flounders le souligne très justement dans ses textes : la destruction de la Yougoslavie a débuté le 5 novembre 1990, quand le Congrès des Etats-Unis a voté la loi de Finance annuelle pour les opérations extérieures. Cette loi prévoyait que plus aucun prêt ne serait accordé à la République fédérale de Yougoslavie jusqu’à ce que des élections démocratiques aient lieu séparément dans chacune des républiques yougoslaves. La Yougoslavie, à l’époque, qui était surendettée et dépendait complètement de l’Occident, s’est trouvée économiquement asphyxiée.

Or le Congrès américain ne pouvait pas (ou en dtout cas n'aurait pas dû) ignorer que cette mesure risquait de plonger le pays dans la guerre civile. Un article du New York Times du 27 novembre 1990 a fait état d’un rapport de la CIA qui écrivait noir sur blanc qu’une telle mesure conduirait à l’éclatement du pays et à la guerre civile.

Il faut savoir qu’au même moment, des groupes d’extrême-droite croates se développaient, en partie financés par la diaspora croate aux Etats-Unis et bénéficiant de soutiens divers et variés aux Etats-Unis et en Allemagne (on parle même de soutien des services secrets).

- Adhérez-vous à la thèse du complot ?

- Pas tout-à-fait. L’hypothèse du complot procède de simplifications et d’une vision paranoïaque de l’histoire. Dans la destruction de la Yougoslavie, il y a, selon moi, à la fois une part d’actions pré-méditées (surtout du côté des Américains), et une part d’aveuglement pur et simple (du côté américain et européen) voire de bêtise grossière, comme on en trouve aussi dans d’autres secteurs de la vie politique. La part de bêtise concernant la Yougoslavie est d’autant plus grande évidemment que la politique extérieure reste l’apanage d’un nombre limité de personnes (probablement plus susceptibles de verser dans les faiblesses humaines qu’une commission parlementaire). Le projet d’introduire plus de démocratie dans notre politique étrangère demeure pour l’instant un vœu pieux puisqu’on ne consulte même pas le parlement quand on lance un bombardement.

Pour revenir à la question du complot, il est vraisemblable que certains stratèges américains, toujours prompts à redessiner la carte du monde, en soient venus à l’idée que, après l’effondrement du bloc soviétique, la Yougoslavie titiste, entre l’URSS et l’Europe occidentale ne soit plus d’aucun intérêt stratégique, voire constitue un obstacle à l’extension de l’OTAN à l’Est. D’où cette phrase qu’on prête à un général américain à la fin des années 1980 : « Nous allons démanteler un pays d’Europe dans les dix ans à venir ». Et il est probable que des grandes entreprises aient vu ce projet d’un œil favorable dans la mesure où cela pouvait servir leur implantation économique dans les Balkans. Mais je pense que cette dimension de pré-méditation est restée circonscrite dans des cercles restreints de l’establishment américain et des élites allemandes. Une bonne partie des membres du Congrès américain, eux, ont probablement voté cette loi de finances en toute bonne foi, en estimant qu’il était juste d’exiger du gouvernement yougoslave qu’il laisse les diverses républiques organiser des élections pluralistes, sans même se douter que les partis politiques les mieux à même de gagner ces élections dans les deux républiques du nord (Slovénie-Croatie) étaient des partis politiques d’extrême droite soutenus par des lobbies puissants en Occident.

Ce premier pas vers la destruction de la Yougoslavie me semble procéder, tout bien pesé, davantage de la stupidité que de la malveillance. Mais c’est une stupidité très idéologiquement conditionnée : guidée par un anti-communisme viscéral dont Chomsky dit à juste titre dans The Manufacturing of Consent qu’il est la religion des élites américaines. Ce n’est pas un hasard si toutes les victimes des lois de finances américaines (Foreign Operations Appropriations Laws) sont des pays qui s’inspirent officiellement de doctrines socialistes (Cuba, Corée du Nord, Irak, Libye etc). On peut ne pas être communiste et reconnaître ce fait – et reconnaître aussi, par la même occasion que l’anti-communisme est devenu dans les années 90 la religion des journaux de centre-gauche européens également (voir l’article de M.A. Coppo sur Résistance à propos du journal Le Monde).

Le rôle de l’Occident dans l’asphyxie économique de la république fédérale de Yougoslavie et dans le soutien aux groupes les plus extrémistes est une donnée fondamentale qu’il faut sans cesse rappeler car il a très profondément destructuré la société yougoslave et favorisé la violence.

Et ces deux traits sont une constante :

- Asphyxie économique : alors que la guerre civile a éclaté en Bosnie, l’Occident impose un embargo drastique contre la République fédérale yougoslave. L’effet sur l’économie est désastreux. La population ne survit que grâce au marché noir qui se met progressivement en place (mais qui enrichit des mafias, notamment dans les cercles du pouvoir). Deuxième étape, les bombardements de l’OTAN en 1999 dont Amnesty International souligne elle-même qu’ils ont visé essentiellement des objectifs civils (infrastructures, services publics) dans le but de terroriser les civils, et qui ont anéanti toute la production industrielle.

- Soutien aux groupes les plus extrémistes. En Croatie, les Etats-Unis soutiennent un anti-sémite sympathisant de l’extrème-droite, Fanjo Tudjman, et dont on apprend aujourd’hui qu’il a détourné à son profit probablement autant d’argent sino plus que M. Milosevic en Serbie. En Bosnie, les Américains soutiennent l’aile intégriste des Bosno-musulmans en la personne d’Alija Izetbegovic (dont nombre d’intellectuels médiatiques se sont épris sans le connaître). Au Kosovo, contre la LCK de Rugova, Washington a soutenu l’UCK, guérilla jadis maoïste proche du gouvernement communiste de Tirana, et aujourd’hui liée aux réseaux islamistes et au trafic de drogue : elle a mené une épuration ethnique méticuleuse au Kosovo comme Tudjman avait lui-même (avec l’aide des conseillers militaires américains) chassé les civils serbes de la Krajina Croate où ils vivaient depuis huit siècles.

- Comment expliquez-vous l’hystérie anti-serbe qui s’est déclenchée pendant la guerre de Bosnie ?

- Là encore il faut garder à l’esprit les deux facteurs que j’énonçais plus haut : l’ignorance et la malveillance. L’ignorance : on se souvient de la phrase du Secrétaire d’Etat Warren Christopher en 1995 à l’encontre des Européens : « Vous avez laissé les Serbes envahir la Bosnie » et la réponse qui lui fut faite : « Mais, monsieur, les Serbes y sont depuis le Moyen-Age ». Même type d’ignorance à propos du Kosovo où l’on a réussi à faire croire que les Serbes « colonisaient » les Albanais, alors qu’ils y sont aussi depuis le Moyen-Age. On ignore l’histoire des Balkans, l’histoire de la Bosnie est encore plus mal connue. Quant au souvenir des Serbes résistants face au nazisme, il s’estompe de plus en plus, spécialement dans la mémoire de ceux qui ont intérêt de faire oublier ce qu’était leur propre complicité historique à l’égard des nazis (Allemands, Croates, Albanais, et certains lobbies américains).

Du côté de la malveillance, il y a, incontestablement, cette campagne médiatique organisée par les firmes de relations publiques américaines pour le compte des Croates pendant l’été 1992. Le journaliste Jacques Merlino a révélé comment la firme Ruder Finn Global Public Affairs a monté de toute pièce l’image des camps de la mort serbe en juillet 1992 sans jamais vérifier, à ce moment-là, la véracité de l’information. L’identification des Serbes à l’idée de l’ « épuration ethnique » s’est répandue comme une trainée de poudre, au point qu’il n’est plus possible aujourd’hui de traiter cette question calmement sans passer pour un « révisionniste » (cf la polémique contre Elisabeth Lévy au printemps dernier).

Si vous dites : « En Bosnie les atrocités venaient des deux côtés », ou si vous demandez « N’a-t-on pas tronqué la réalité sur les massacres de Srebrenica ?», vous avez toutes les chances d’avoir un procès sur le dos, et d’avoir des millions de dollars à débourser, ce qui est arrivé à la revue anglaise LM Magazine, au terme d’un procès dont le déroulement demeure assez douteux. De même il n’est pas possible d’exiger que les procès des « criminels de guerre » devant Tribunal pénal international de La Haye soient publics, ni que leur défense soit connue.

Sur le Kosovo c’est encore plus clair : il fallait à tout prix que l’on croit que les Serbes y perpétraient un nettoyage ethnique. On avait beau attirer l’attention sur le fait que Serbes et Albanais cohabitaient dans de nombreuses villes, et attirer l’attention, dès 1998, sur les atrocités commises par l’UCK, il n’y avait rien à faire. On a monté des média-mensonges de grande envergure autour de « l’extermination des Albanais », si bien que l’on ose à peine rappeler après coup que 5 000 Albanais sont morts et non des centaines de milliers comme le prétendait le Pentagone, et que ceux-ci ont été tués pour la plupart après les premiers bombardements de l’OTAN par des forces armées yougoslaves qui se sentaient prises en tenaille entre les bombes de l’OTAN et les missiles de l’UCK.

Le plus triste est que les politiques et les intellectuels ont largement adhéré aux mensonges médiatiques à propos des Serbes. Ils croient sans doute très sincèrement que la Serbie est dirigée par un faction nazie et que l’ensemble la population est génocidaire dans l’âme, au moins passivement, ce qui est la pire des aberrations quand on connaît l’histoire familiale que chaque Serbe traîne derrière lui. Le cliché du Serbe génocidaire est si largement enraciné que même les intellectuels pacifistes n’osent pas plaider en faveur des Serbes. Même ceux qui ont condamné les bombardements croient en des absurdités du genre : « Les méchants serbes ont imposé pendant dix ans un apartheid aux gentils Albanais ».

- Qu’aurait-il fallu faire ?

- Tout d’abord respecter l’autre. Cela peut sembler idiot ou moralisateur, mais les politiques – au moins les Européens – avaient comme premier devoir de respecter la singularité yougoslave. Il y avait une réalité : une Fédération, créée en 1945, au terme d’un acte de bravoure et de résistance de toute une population contre l’invasion allemande. A la différence de la Fédération imposée artificiellement par les Occidentaux lors du Traité de Versailles en 1918, la Fédération de 1945 bénéficiait d’un large soutien populaire et ne devait rien à personne (même pas à Staline puisque les Yougoslaves se sont libérés seuls).

Cette fédération a fonctionné pendant 45 ans. Elle a permis à des populations qui se sont jadis entre-déchirées de cohabiter, de s’urbaniser, de construire un pays moderne. Le niveau de vie s’est élevé, ainsi que le niveau d ‘éducation. Les naissances de mariages mixtes se multipliaient au point que la différence entre Serbes et Croates s’estompait. Voilà les grandes réussites du socialisme yougoslave, des réussites que tout le monde devrait reconnaître, et pas seulement les communistes.

Bien sûr cette fédération avait ses insuffisantes (dont certaines sont soulignées à juste titre par le mémorandum de l’Académie des Sciences serbe de 1986 qui n’est pas le « brûlot nationaliste » que les médias se plaisent à décrire). Des insuffisances largement dues à l’enkystement bureaucratique du pays (comparable à celui de la plupart des pays de l’Est) et au manque de démocratie formelle.

Les Occidentaux se devaient de reconnaître la spécifité de l’expérience socialiste yougoslave et de la respecter. Ils se devaient aussi de reconnaître, à l’intérieur de cet ensemble, les mérites du peuple serbe, et les problèmes qu’il affrontait.

A la différence du rôle qu’il avait pu jouer dans la fédération de 1918, le peuple serbe n’était plus dominant (bien qu’il reste supérieur en nombre aux autres membres de la fédération). Il était divisé entre quatre républiques (croate, bosniaque, serbe, monténégrine). En Croatie et en Bosnie il était exposé au risque de revanchisme des anciens alliés de l’Axe (ainsi que l’histoire ultérieure l’a montré). Au Kosovo, il devait affronter le harcèlement des Albanais, population assez peu intégrée à l’ensemble yougoslave et qui gardait la nostalgie d’une « Grande Albanie ».

Il appartenait à l’Occident de reconnaître dans ce peuple la culture de progressisme et de tolérance qui le caractérise depuis le XIX ème siècle et aborder sa situation d’une façon positive. Cela supposait notamment que, au lieu de s’empresser de reconnaître l’indépendance de la Croatie comme nous l’avons fait, l’on pose comme condition à cette reconnaissance la garantie des droits de la minorité serbe. La France de François Mitterrand était en passe de défendre cette position, mais elle ne l’a pas fait pour ne pas froisser son voisin allemand alors que nous venions de ratifier le traité de Maastricht.

- Jean-Arnaud Dérens suggère qu’on aurait dû « prendre en charge » la transition démocratique yougoslave en intégrant dès 1990 l’ensemble de la fédération à la Communauté européenne….

- Certainement pas. C’eut été une forme de colonialisme. Nous n’avions pas à « protéger » la Yougoslavie contre elle-même. Notre premier devoir était de ne pas soutenir les mouvements sécessionnistes et extrêmistes en son sein ; notre deuxième devoir était d’avoir une attitude loyale à l’égard des élites yougoslaves et de les aider à se démocratiser sans sacrifier leur fédération, laquelle était la seule voie de cohabitation et de progrès pour les peuples balkaniques, mais nous avons fait le contraire, et, le pire est que nous continuons.

Notre hystérie anti-Milosevic, accentuée par la semi-défaite que nous avons subie au Kosovo (puisque nos bombardements n’ont pas atteint l’armée yougoslave), nous pousse à vouloir la dislocation complète de la Fédération yougoslave qui n’est plus pourtant qu’un petit pays de 11 millions d’habitants ruiné par notre agression.

Ainsi, par exemple, la pression que nous entretenons sur le Montenegro est honteuse. Alors qu’une large frange de la population monténégrine a confirmé sa fidélité à l’égard de la Fédération lors des élections locales de juin dernier, nous tenons à bout de bras et finançons le gouvernement sécessionniste de Podgorica, et menaçons d’intervenir militairement à nouveau si l’armée yougoslave s’oppose à cette sécession. Quant à la façon dont nous soutenons, là encore à bout de bras, l’opposition serbe (et formons ses cadres dans les faubourgs de Budapest pour leur enseigner les vertus du néo-libéralisme) elle n’est, encore une fois, pas glorieuse. Comme respect du droit des peuples à décider de leur propre avenir on peut faire mieux.

J’ai rarement vu pareil acharnement à criminaliser un gouvernements et les partis qui le soutiennent (toutes les élites institutionnelles yougoslaves, y compris les juges sont personnae non gratae en Europe), sans parler des conditions dans lesquelles nous accueillons les immigrés serbes dans nos pays. Tout est fait pour isoler la Yougoslavie, l’humilier, favoriser son éclatement, et même empêcher que son leader, Milosevic, trouve une issue honorable à l’affaire en bénéficiant de l’asile politique dans un pays où il ne serait pas inquiété. Inutile de préciser qu’on n’a jamais fait preuve d’un acharnement comparable à l’égard de certains de nos alliés pourtant encore moins recommandables (Jean-Claude Duvallier, le dictateur haïtien par exemple qui a trouvé un asile heureux sur la Côte d’Azur).

L’Occident s’est déshonoré dans la guerre néo-coloniale qu’il a menée l’an dernier dans les Balkans, et il continue en poussant la fédération yougoslave sur la voie de la guerre civile .

Autour de la crise yougoslave se cristallisent des comportements extrèmement dangereux pour nous-mêmes, dignes du XIX ème siècle : repli sur soi, complexe de la forteresse assiégée, banalisation des interventions armées (y compris les interventions nucléairespuisque l’administration Clinton dans sa nouvelle doctrine stratégique a prévu la possibilité d’une attaque à l’arme atomique contre les « pays-voyous » - rogue States), baillonnement des pacifistes, projections d’anathèmes sur ceux qui ne partagent pas nos préjugés, à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières. Tout cela marque un très grand recul de notre civilisation et de l’esprit démocratique en Europe, et il est de notre devoir de nous y opposer.


Propos recueillis par Florence Duval, le 2 août 2000