arch/ive/ief (2000 - 2005)

Deuxième voyage à Belgrade
by Frédéric Delorca Friday July 07, 2000 at 01:48 PM

Il n'était pas peu fier, l'aimable directeur de l'agence JAT (Yugoslavia Airlines) à Paris de me dire : « Oui, oui, ça marche, maintenant qu'il n'y a plus d'embargo sur les vols pour Belgrade ça marche. Ce sont des Boeing 747. Nous avons été la première compagnie d'Europe à utiliser ce genre d'appareil… »

La première compagnie d’Europe… mais depuis combien d’années ces Boeings volent-ils ? Depuis les bombardements la Yougoslavie est devenue le pays le plus pauvre d’Europe. Son PNB par habitant est inférieur à celui de l’Albanie. Tout ce que les Serbes peuvent faire, c’est sauvegarder les apparences… Dans le Boeing Paris-Belgrade, on ne retrouve certainement pas le confort des avions hongrois de la compagnie MALEV dont les gadgets n’avaient cessé de me surprendre l’an dernier – notamment l’écran vidéo qui affiche l’itinéraire de l’avion à travers l’Europe centrale. Dans l’avion pour Belgrade, aucun ustensile superflu. L’ambiance est à la plus grande sobriété. Lorsqu’on regarde d’un peu près, on découvre même que les costumes des hôtesses sont élimés aux manches. Le choix des boissons n’est pas très varié. On vous délivre malgré tout un plateau repas. Du jambon fumé, du fromage balkanique. C’est délicieux.

A côté de moi un vieil homme chauve s’extasie : « Très bon ce repas ! excellent ! » me dit-il avec un fort accent yougoslave. Il parle de la nourriture yougoslave en général : « La Yougoslavie est un pays sous-développé mais au moins on a une nourriture excellente. On n’y trouve pas de ces yaourts qui ont été mis en pot six mois auparavant, ce ne sont que des produits frais ! ». Il parle de nourriture avec passion comme bien des gens de son âge. Peut-être aussi par effet de compensation face à d’autres déconvenues. Je lui dis que je ne pense pas que la Yougoslavie soit si sous-développée que cela.

Dans l’avion, les gens ont spontanément tendance à me parler en serbe, y compris les hôtesses, et ce, non seulement parce que j’essaie de prononcer « dobar dan » (bonjour) et « hvala » (merci) sans accent, mais surtout parce que presqu’aucun étranger ne se rend à Belgrade. Autour de moi, les gens lisent des journaux en alphabet cyrillique – Politika, Novosti. Ils sont chargés de bagages énormes. Je suis le seul à ne porter qu’un sac léger. Cela me rappelle mon premier voyage, en novembre dernier. J’étais aussi le seul Français. Mais, à l’époque, c’était une tout autre affaire : il fallait prendre une camionette à Budapest et supporter pendant des heures les mornes plaines de Hongrie et de Voïvodine.

L’avion est bien sûr plus rapide : en rétablissant la ligne, on a rapproché Belgrade de l’Europe. Et le paysage est bien plus beau : les Alpes suisses, les champs yougoslaves cuits par le soleil (il a fait 35 à 40 degrés pendant deux mois). A l’atterrissage les gens applaudissent, comme à Istambul. Nous n’avons pas cette coutume en France.

Pas de problème avec la douane contrairement à ce que je craignais. Les Yougoslaves disent qu’on ennuie beaucoup plus les ressortissants de leur pays que les étrangers au passage de la frontière. Cela semble se vérifier.

La première image qui m’est donnée de Belgrade, avant d’arriver dans le hall de l’aéroport, est le grand « M » jaune de Mac Donald’s placardé sur fond rouge. Je ne puis m’empêcher de songer que, le jour-même, des Fraçais se mobilisent dans le Sud-Ouest, à Millau, où le leader paysan José Bové est jugé pour avoir démonté un restaurant Mac Donald’s. A Belgrade aussi sévit la mondialisation néo-libérale. Ceux qui voient dans cette ville la capitale d’un nouvel empire du mal stalino-hitlérien coupée du reste du monde en seront pour leurs frais.

Mes collaborateurs du site Résistance sont là : Andrej et Maya (Maja). Maja affiche toujours un sourire de gamine. Nous échangeons quelques banalités. Mais les singularités yougoslaves ne tardent jamais à apparaître. Je vois, sans bien comprendre, Maja négocier en serbe avec des chauffeurs de taxi. Puis elle revient furieuse en s’exclamant : « We are going to take the bus : those guys are criminals ! those guys are thieves ! ».

On m’expliquera plus tard la situation : les grosses voitures à l’aéroport sont des taxis d’Etat. « Ils kidnappent les touristes, me dira-t-on, ils leur font payer 30 DM (100 F) pour le trajet aéroport-Belgrade alors qu’un taxi privé vous facture ça à moins de 500 dinars (25 F) »

Cela peut sembler étrange mais, à Belgrade, 25 Francs (500 dinars) c’est une somme considérable. Le salaire moyen mensuel est de 250 F (80 DM). 25 F dans ce pays, c’est comme 900 F en France (où le salaire moyen est de 900 F). Ceci explique qu’un garçon comme Andrej ne puisse jamais se payer le trajet jusqu’à l’aéroport.

Nous prenons donc l’autobus.

Belgrade en cette saison a des airs d’Italie. Les rues sont pleines de monde : des jolies filles élégantes en robe claire, des jeunes gens à l’allure élancée. Les trottoirs sont couverts de de kiosques multicolores où l’on vend de l’alcool, des journaux, des revues pornographiques. Les boutiques de CD-Roms pirates à 7 Francs sont légions, où l’on trouve Madonna, Manu Chao et tout ce qui se vend bien à l’Ouest. Les magasins de vêtements sont parfaitement achalandés grâce au marché noir qui transite par la Hongrie.

Oui, Belgrade, en surface, c’est l’Italie. Le soleil d’Italie, la bonne humeur italienne, la profusion de biens de consommation et de jolies images.

Mais c’est une Italie qui serait, en profondeur, minée par des maux invisibles. Une Italie sans argent : seul un dixième de la population (ceux qui roulent en grosses voitures, les nouveaux riches, les parvenus choyés par le régime) peut réellement acheter ce qui se vend dans les boutiques. Une Italie sans touriste, sans présence étrangère, mise au ban de l’humanité : les magasins de carte-postales ou de souvenirs sont rares, et l’on ne parle pas dans les rues de Belgrade toutes les langues de Babel comme on les entend à Paris à pareille saison.

Néanmoins cette ville est pleine de charme, justement à cause de ses contrastes : cette apparente richesse jointe aux signes inévitables de la pauvreté – les trottoirs abîmés, les maisons grises en décrépitude - , cette joie de vivre mêlée aux tourments du passé et à ceux de l’avenir.

On ne manque jamais une occasion de me faire remarquer les immeubles éventrés par les missiles de l’OTAN l’an dernier. Des immeubles militaires que l’armée avait quittés depuis longtemps et sur lesquels les bombes se sont acharnées, sept , huit fois, sans raison, parce que de toute façon, en dehors de ces lieux désaffectés, et des objectifs civils, l’OTAN ne savait pas quoi bombarder.

Dans le quartier de Dorcol, une maison sur deux a été bombardée en 1941 ce qui explique que les derniers étages ne ressemblent pas aux niveaux inférieurs. On a beau s’interdire de faire le parallèle entre ces deux bombardements, pour les Belgradois la continuité entre les deux agressions paraît évidente.

Petite halte au Mac-Donald’s. On cherchera en vain, ici, ce qui dans le menu, dans le décor et dans l’allure des clients diffère par rapport au Mac Donald’s de Tolède, de Londres, ou de Marseilles.

Plus pittoresque hélas, la pharmacie privée où Andrej doit se rendre parce que son jeune frère a de gros problèmes de santé. Il engloutit un demi-mois de salaire dans une misérable boîte de comprimés. Il n’y a plus de sécurité sociale à Belgrade et les pharmacies d’Etat bon marché ne vendent que de l’aspirine. Tous les frais de soin coûtent très cher. Les analyses de sang par exemple, ou les anesthésies dans les hôpitaux.

La protection sociale, cette protection collective que les néo-libéraux s’acharnent à critiquer en Occident, elle n’existe plus ici depuis belle lurette. « L’an dernier j’ai passé dix mois à n’avoir aucun travail, me dit Maja, dix mois, tu te rends compte ? Dix mois sans toucher un centime. Je suis obligée de faire des économies énormes en permanence, sans quoi je mourrais de faim au premier désordre qui surviendra dans ce pays. Et je n’ai pas de retraite. En tant que graphiste indépendante je n’en aurai jamais. » Elle vit du gain de ses contrats avec les firmes occidentales, mais elle évolue sans filet, sans garantie aucune, comme tout le monde en Serbie.

Il n’y a plus d’Etat-Providence. Juste un Etat-prédateur qui veille à se propre survie dans un environnement international hostile.

A la question : « Comment vivent les chômeurs, ceux qui n’ont plus d’emploi, les réfugiés ? » je ne reçois aucune réponse. Personne ne sait. « Beaucoup sont allés vivre à la campagne, dit Andrej, là au moins il y a de la nourriture ».

« Tu sais, ajoute-t-il, les choses fonctionnent de moins en moins ici. Par exemple le SAMU. Si tu l’appelles tu peux attendre une heure. Ils n’ont pas assez de voitures. Beaucoup de gens meurent de crises cardiaques. On ne peut rien y faire. »

Nous avons fait un passage au commissariat pour que je déclare ma présence en tant qu’étranger. Une vieille loi yougoslave nous y oblige.

Il y a un mois des manifestants ont été arrêtés et battus dans ce commissariat rue Majke Jevrosime. La porte des toilettes est ouverte, donnant sur un lavabo. Cela fait une drôle d’impression de se demander ce qui a pu se passer derrière l’apparence anodine de ces bureaux.

Des slogans favorables à Otpor (« Résistance » - un mouvement étudiant apolitique très actif, soutenu par l’Occident) sont partout sur les murs.

Mira, notre amie militante d’Otpor s’est obstinée, pour rire, à vouloir me faire porter un badge au poing levé dans la rue, pour que je me fasse arrêter. Mieux vaut en rire en effet …

*

J’ai voulu parler de politique avec tout le monde. Beaucoup de gens en Occident m’ont posé des questions – notamment des militants de gauche qui, après s’être montrés bien timides pendant les bombardements, veulent aujourd’hui, en toute bonne foi, dépasser les mensonges médiatiques et savoir vraiment ce qu’il faut penser de la Yougoslavie. J’ai donc cherché à mieux comprendre.

Le sentiment qu’on retire des conversations est passablement déprimant. Il semble que tous les acteurs de la scène yougoslave se valent. Milosevic ? ce n’est sans doute pas le monstre sanguinaire que l’on décrit mais c’est un ploutocrate (comme Tudjman le fut en Croatie – voir nos news du mois de juin). Son épouse Mme Markovic ? une folle. Là-dessus les militants d’Otpor et nos amis anarchistes se rejoignent parfaitement.

Oui, Mme Markovic a un problème mental, tout le monde à Belgrade le sait. Elle vit dans une paranoïa de la conspiration et elle est la dernière à se croire le défenseur des valeurs du communisme. L’hiver dernier quand il faisait – 10° la police a arrosé les manifestants avec des canons à eau. « Hé quoi ? que veulent-ils ? qu’on les arrose avec de l’eau chaude ? » a-t-elle déclaré.

Son parti politique – la JUL - vaut-il mieux que le Parti socialiste ? certes non me répond-on : c’est une sorte de syndicat du crime, n’y entrent que ceux qui cherchent des privilèges ou des avantages de carrière. Il n’y a pas un seul communiste sincère dans ce parti.

Et les Yougoslaves sont en colère contre les intellectuels de gauche occidentaux qui assistent aux conférences organisées par la JUL comme ils l’ont fait le 27 mars dernier.

Les gens sincères se trouvent plutôt dans des groupuscules hélas sectaires comme le Nouveau Parti communiste de Yougoslavie, le Parti des Travailleurs, ou un peu plus ouverts comme le Mouvement libertaire, mais certainement pas dans les grands partis politiques.

On me lit les « unes » de Politika. Une litanie qui ressemble à celle de Serbia-Info sur Internet. Intéressante pour un Occidental, mais terriblement monotone pour un Serbe.

L’opposition ? des ploutocrates eux-aussi. M. Djindjic détournait abondamment les fonds publics quand il était maire de Belgrade. Le maire actuel, proche de M. Draskovic, ne vaut pas mieux. Pour ouvrir un commerce à Belgrade il faut payer des pots-de vins et tout le monde sait la somme exacte qu’il faut verser pour chaque type de boutique.

L’Occident ? cet Occident qui a diabolisé les Serbes, soutenu Milosevic à certains moments, puis promu les extrémistes de l’UCK. Cet Occident manichéen qui lance des bombardements terroristes et ne se soucie que d’instaurer une économie néo-libérale « à la Bulgare » en Serbie, qui joue la carte de l’embargo, puis celle de la guerre civile, n’est pas d’un plus grand secours pour la population serbe, que les acteurs locaux que l’on vient d’énumérer. Peut-être même représente-t-il un danger encore supérieur à tous les satrapes balakaniques. C’est en tout cas l’avis d’Andrej.

Alors d’où peut venir l’espoir ? Sans doute des gens eux-mêmes, des victimes de la situation, qui gardent des ressources de courage et de dignité tout-à-fait remarquables. Si seulement une certaine forme de solidarité internationale pouvait se manifester en leur faveur …

*

Les hauts parleurs du restaurant de la forteresse turque de Kalemegdan diffusent la musique de Tom Jones et les airs à la mode en Occident. Le fond de l’air est tiède. On se détend sur la terrasse qui surplombe le Danube, à la belle étoile, dans les odeurs de pins maritimes. On mange une spécialité du quartier Dorcol, de la bonne viande en sauce avec des frites. Le vieux Yougoslave avait raison : des produits frais uniquement. Un vin de Montenegro, sur la table des jus de fruits. Il ne faut pas être trop regardant sur la boisson : ici ce n’est pas Madrid. Jus d’orange, coca, eau minérale : il n’y a pas grand’chose d’autre.

Mais l’ambiance est exquise.

Kalemegdan est un endroit magique, tout comme cette petite rue, pleine de restaurants, qui s’appele Strahinjica Bana je crois ...

*

Dimanche soir, j’étais à Zemun qui a des allures de port maritime, de l’autre côté du Danube. Kalemegdan était au XVIII ème siècle la pointe avancée de l’empire ottoman dans les Balkans, la muraille de la Sublime Porte. Zemun est la partie hongroise de la ville, l’avant poste de l’empire des Habsbourg.

On déambule sur le quai à l’heure du soleil couchant. Les bateaux s’endorment sur l’eau du fleuve. Des péniches-restaurants sont alignées. Andrej m’en montre une, en forme de case africaine : il va y travailler comme disk-jokey pour payer ses études. Andrej est un spécialiste de reggae et de musique afro-caribéenne.

Des vieux regardent la finale du championnat d’Europe du match France-Italie à la TV. Andrej me dit que, fort heureusement, nous ne sommes pas au Montenegro : là-bas, les gens sont tous armés et tirent en l’air quand leur équipe favorite marque des buts. Andrej qui est en partie d’origine monténégrine a une grande affection pour se pays qui semble-t-il ressemble fort à la Corse : une société typiquement méditerranéenne, peuplée de gens oisifs, hédonistes et fiers.

Un ami d’Andrej nous accompagne : Slobodan, qu’on appelle « Boban » (tout le monde s’appelle par des diminutifs dans ce pays). Il a 25 ans au plus, il vient d’Herzégovine (au sud de la Bosnie) et il vit à Belgrade où il étudie le japonais. Il se définit comme un globe trotteur. Il parle le français et l’anglais avec un fort accent américain. Il connaît très bien notre pays. Sa petite amie est de Seattle. Il a beaucoup de mal pour rester en contact avec elle. On pourrait aisément rencontrer ce genre de bonhomme partout ailleurs. J’ignore comment il se procure les visas et l’argent pour voyager.

Nous dînons sur une péniche dans un restaurant chinois qui n’a pas eu peur d’afficher le portrait de Mao-Zedong au dessus de sa porte. Il y a beaucoup de Chinois à Belgrade. Jadis, du temps où la Yougoslavie jouait un rôle phare au sein du Mouvement des Non-Alignés, on y croisait des Africains. Les Chinois les ont remplacés. Ils sont les plus fidèles alliés des Yougoslaves. L’opposition un tantinet xénophobe accuse M. Milosevic de leur donner la nationalité trop facilement pour qu’ils votent pour lui.

Vers onze 10 heures du soir, Andrej, Boban et moi sommes dans un café au pied d’une vieille tour hongroise, à boire du Bailey’s, de la bière, du Coca. Le bar surplombe le Danube, et les églises de Zemun. De l’autre côté on voit les immeubles du centre de Belgrade.

Un ami d’Andrej, Alexander, 26 ans, étudiant en géographie, nous rejoint. Lui aussi parle très bien l’anglais. Il porte une barbiche, son visage fait très yougoslave. Nous devisons et badinons. Puis nous empruntons les ruelles.

On m’explique que Zemun est tenu par l’extrème-droite (le parti radical de M. Seselj). Le gouvernement municipal fonctionne comme à Paris, avec des mairies d’arrondissement. La ville est entre les mains de l’opposition, mais, suite à divers arrangements, les partis gouvernementaux ont encore la main sur certains quartiers : Novi Beograd avec sa forêt de tours « façon Le Corbusier » (comme aiment à le dire les Yougoslaves) est dominée par les « socialistes ». Zemun par l’extrème-droite.

On a l’impression d’être dans un village. J’interroge mes hôtes sur le profil sociologique de cet endroit. On me dit que la bourgeoisie vivait ici autrefois. Maintenant les plus riches (les mafieux) sont partis, les autres ont sombré dans la misère, tandis que des réfugiés se sont installés. C’est donc un endroit qui survit.

« Il n’y a plus beaucoup de différences entre les classes sociales, précise Andrej, bien moins qu’en Occident. Le système communiste avait rendu le niveau culturel plus homogène. La crise économiqque a nivelé les revenus ».

Ici, comme dans le centre de Belgrade, on ne ressent pas vraiment d’insécurité, du moins ce n’est pas très visible. Par exemple les vitrines des magasins ne sont pas protégées par des rideaux de fer. Il n’y a guère de police dans les rues, mais guère de gens louches non plus. Apparemment moins de SDF que dans les villes occidentales, ce que j’ai beaucoup de mal à m’expliquer.

Andrej s’arrête dans une petite maison qui vend des objets africains. Puis nous arpentons les ruelles, descendons des escaliers obscurs dans le noir, partons de nouveau à la recherche d’un café.

On me conduit à un bar-discothèque qui hélas est fermé. C’est une ancienne synagogue. Une inscription hébraïque demeure au dessus de la porte. L’architecture n’a pas changé depuis 1940, on a simplement aménagé une discothèque à l’intérieur. Cruelle ironie de l’histoire. Combien de Juifs de Belgrade sont morts dans les camps allemands ? et combien de Serbes ? on n’échappe jamais au passé dans cette ville. Passé lointain, passé récent.

Quand nous étions au pied de la tour hongroise de Zemun, au dessus de Belgrade, Alexander m’avait dit : « Ici les gens venaient l’an dernier pour regarder les avions de l’OTAN bombarder leur ville. » J’étais horrifié. Les Belgradois pouvaient-il assister à cela comme à une spectacle de feu d’artifice ? « Tu sais, c’était moins déprimant pour eux que de rester dans les abris. Ca leur permettait d’extérioriser leurs angoisses ». Je n’ai pas osé demander ce qui se disait ou ce qui se criait, ni quelle était l’ambiance au pied de cette tour tandis que l’OTAN pilonnait la ville et que l’on voyait des incendies s’allumer un peu partout.

Il y a beaucoup de choses étranges dans cette ville. On entrevoit le malheur des gens, ce malheur qu’ils cherchent à dissimuler autant qu’ils peuvent. On hésite à creuser davantage. L’après-midi, dans un parc, nous avions croisé une fille de 19 ans, Ljanja. Une fille charmante, très vive, très ouverte. Elle promenait son chien. Une heure plus tard elle devait promener les chiens d’un couple américain qui travaille pour un organisme charitiatif. Le couple la paye des dizaines de deutschmarks par semaines pour faire ça, ce qui, pour des Yougoslaves est une fortune. Ljanja veut étudier la scénographie à l’école des arts appliqués. « La fuite dans les arts » comme dit Andrej – un étudiant en art en Yougoslavie n’a aucun avenir, même pas le RMI, même pas ses parents pour l’aider : étudier les beaux-arts dans un pays aussi déshérité revient à se suicider.

« As-tu des projets d’avenir, veux-tu te marier ? » me demandait Alexander dans les rue obscures de Zemun. Lui voudrait bien, mais il est condamné à vivre chez ses parents, tout comme sa petite amie.

Il est strictement apolitique, comme Boban. Leur crédo politique tient en ces quelques mots : dix ans de pénurie et d’isolement c’est trop. Pour le reste ils ne votent pas.

La soirée se termine dans un fast-food au coin d’une rue. On y sert des hamburgers balkaniques, avec du vrai steack hâché savoureux.

De retour dans l’appartement d’Andrej, la TV yougoslave diffuse des séries américaines sous-titrées, des films achetés bon marchés, et des émissions de variétés, plein de paillettes comme en Occident. Des jolies filles aux fortes poitrines s’exhibent, des publicités vantent des produits que personne ne peut acheter.

Les chiens d’Andrej dorment sagement sur les sofas. Une autre nuit se termine dans ce pays « banni par la communauté internationale », comme dirait le journal Le Monde.

Moins d’une vingtaine de vols internationaux sont affichés à l’aéroport de Belgrade. Des vols pour Moscou, Tripoli, Amman. Quand on demande la porte d’embarquement du vol pour Paris on vous répond en souriant : « Vous savez, ici, ce n’est pas Roissy-Charles-de-Gaulle. Rien n’est pas difficile à trouver depuis qu’on nous a transformés en aéroport de province ».

A l’aéroport, comme ailleurs en Serbie, très peu de magasins de souvenirs.

L’avion du retour est encore plus vieux que celui que j’ai pris à l’aller. C’est un Boeing 247. Le fauteuil part à la renverse quand on s’asseoit dessus.

Depuis la classe ordinaire où je suis, j’aperçois dans la classe affaire Renaud Girard, le journaliste du Figaro qui a révélé l’imposture des Américains au sujet des massacres de Racak.

Il parle avec des manières aristocratiques. A l’arrivée à Roissy il sort une raquette de tennis.

A Paris il pleut. Il fait 19 degrés, soit 17 de moins qu’à Belgrade.

Frédéric Delorca
4 juillet 2000