arch/ive/ief (2000 - 2005)

Clandestins: préparez vos mouchoirs!
by Isabelle Ponet et Daniel Liebmann Wednesday June 28, 2000 at 01:17 PM

Pendant une semaine, les politiciens de la majorité comme de l'opposition (sauf le Vlaams Blok) ont versé des larmes sur les dépouilles des 58 immigrés chinois découverts à Douvres.

Pendant une semaine, les politiciens de la majorité comme de l’opposition (sauf le Vlaams Blok) ont versé des larmes sur les dépouilles des 58 immigrés chinois découverts à Douvres. Le ministre de l’intérieur a même sué à grosses gouttes lorsque la presse a révélé qu’un groupe d’immigrés clandestins chinois avait été intercepté auparavant à Puurs et que les gendarmes n’avaient rien trouvé de mieux à faire que de leur délivrer des ordres de quitter le territoire dans les 5 jours avant de les déposer dans un train... pour Anvers, une des plaques tournantes européennes du trafic de main d’oeuvre. Heureusement pour Duquesne et ses flics, l’enquête semble indiquer qu’il ne s’agissait pas des mêmes Chinois. Ceux que la gendarmerie de Puurs a rendus aux mafieux sont encore en vie, les responsabilités belges sont donc écartées pour le moment dans le drame de Douvres. L’arc-en-ciel libéral peut continuer sa politique “équilibrée” de répression envers les clandestins et de tolérance envers leurs patrons.

Pendant ce temps, d’innombrables sans-papiers restent prisonniers des filières, grâce aux critères restrictifs fixés par le gouvernement pour la loi de régularisation. Des dizaines de milliers d’autres attendront des mois, sans ressources, avant d’obtenir (peut-être) des permis de travail et de séjour. Et chaque jour, des dizaines d’entre eux sont enfermés et expulsés “par la force s’il le faut” comme dit élégamment le ministre.

Il existe pourtant une circulaire de 1994 qui permet de régulariser les victimes du trafic d’êtres humains si celles souhaitent échapper à l’esclavage. Pourquoi n’a-t-elle pas été utilisée pour les Chinois de Puurs? Parce qu’ils n’ont pas voulu “parler” nous dit-on. Et c’est vrai: la plupart des personnes tombées dans ces filières sont victimes d’un piège très élaboré. Elles sont souvent contraintes de rembourser une “dette” très élevée à leurs “bienfaiteurs”, qui font pression aussi sur leur famille restée au pays. Mais est-ce la seule raison?

Les associations chargées de ce travail délicat n’ont pas de moyens. Sur tout le territoire belge, il n’y a que 50 places pour les loger, alors qu’il s’agit de milliers de personnes! En refusant à ces organismes des budgets à la hauteur de leur mission, le gouvernement belge avoue son manque total de détermination à poursuivre le trafiquants et à aider leurs victimes. Les dizaines de millions investis dans les centres fermés sont la meilleure garantie du maintien de la terreur.

En outre, la loi qui promet une régularisation aux victimes des réseaux de main d'oeuvre clandestine et de prostitution est conçue dans un esprit strictement policier, et non social. En effet, pour pouvoir obtenir un statut et une protection de la part des autorités belges, les victimes doivent pouvoir fournir à la police des informations utiles à l’enquête. Or dans bien des cas c’est impossible. Souvent, ces gens ne parlent pas la langue du pays, ne connaissent que des intermédiaires qui se font appeler sous des pseudonymes, et ignorent jusqu’au nom de la rue où on les oblige à travailler enfermés ou à attendre le client dans une chambre de passe. Dans ce cas, la police n’a rien à apprendre et la personne est livrée à elle-même car les associations n’obtiennent aucun subside pour l’héberger! Pourquoi “parler”, si ce geste fait courir des risques de vengeance et n’apporte aucune sécurité en échange?

Face à ces situations, l’État n’a qu’une “solution”: l’expulsion ou les “5 jours pour quitter le territoire”. Ces documents de 5 jours sont délivrés à la pelle par l’Office des Étrangers. Ils sont le meilleur moyen de livrer les gens aux filières, car il est évident que l’immense majorité de ceux qui les reçoivent n’y obéissent pas: ils n’ont pas parcouru ces milliers de kilomètres dans des conditions atroces, en se ruinant et en hypothéquant l’existence de leur famille, pour ensuite repartir en Afrique ou en Chine dans le seul but de permettre au ministre de produire des statistiques rassurantes.

Les victimes de la traite ne sont pas seuls à recevoir ce sinistre document de 5 jours. C’est la moitié des détenus des centres fermés qui reçoivent ce papier honteux, car contrairement à l’opinion la plus répandue le centre fermé n’est pas seulement la salle d’attente des expulsions. Il est le lieu d’une loterie, où les deux prix sont soit l’expulsion soit les 5 jours (cynique, l’Office des Étrangers “offre parfois 30 jours au lieu de 5 par “humanité” pour les cas difficiles comme les Sierra-Léonais). Et le document stipule qu’au delà de ce délai, la personne ne pourra séjourner ni en Belgique ni dans aucun pays de l’espace Schengen! C’est donc une condamnation à la clandestinité et à l’errance, cadeau belge à des demandeurs d’asile qui fuyent qui une guerre, qui des persécutions et qui devienent par la force des choses des clandestins. Plusieurs avocats véreux, qui ont leurs entrées dans les centres fermés, sont spécialisés dans l’obtention de ces “papiers” et dans les conseils à leurs clientes (ce sont surtout des femmes) pour trouver ensuite de “l’aide” dans d’autres pays. La plupart des prostituées recrutées dans les centres fermés sont en effet destinées à d’autres pays européens. Pas de trace en Belgique, pas d’existence ailleurs.

Le fameux “appel d’air” de l’immigration clandestine, ce n’est donc pas une législation sociale trop “laxiste”. Au contraire: c’est le maintien de dizaines de milliers de gens dans la clandestinité, et leur disponibilité pour les pires travaux et les salaires les plus misérables, sans charges sociales et sans même le droit d’élever la voix. Le mouvement des sans-papiers en France, qui a démarré principalement parmi des Africains, a permis la sortie de l’ombre de centaines de travailleurs chinois dont la population ignorait jusqu’à l’existence. La peur de se faire arrêter les avait jusque là confinés dans le silence. En Belgique, lorsque Duquesne révèle au grand jour avec sa fausse candeur de bon père de famille qu’il est “normal” de délivrer l’ordre de quitter le territoire dans les 5 jours aux clandestins interceptés par les forces de l’ordre, c’est comme s’il incitait les travailleurs clandestins à rester cachés: nous n’avons rien à vous offrir, restez dans vos ateliers et fermez-là, ou alors partez!

Ce n’est pas pour rien non plus que le ministre rappelle qu’il ne peut pas faire contrôler tout ce qui passe par les frontières, et surtout pas les camions de marchandises. L’Europe libérale, c’est la circulation sans limite des marchandises et des capitaux. Et un contrôle strict sur le travail pourrait mettre en danger des pans entiers de l’économie capitaliste! Comme le dit Charles Willemart, de l’association Sürya, “l’enjeu économique est tel qu’on n’ose plus donner un coup de pied dans la fourmilière. Sur le marché du travail parallèle, il y a les Chinois, mais aussi les Polonais, les Indiens et combien d’autres nationalités de clandestins. Si la justice décide de poursuivre à tour de bras pour traite des êtres humains, non seulement elle sera vite débordée, mais en plus cela provoquera des dégâts sur le plan de l’activité économique” (Journal du Mardi, 27/06/2000). Le problème n’est pas neuf, ni spécifiquement belge: en 1996, un fonctionnaire français de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière déclarait au Monde (24/09/96): “On peut dire sans exagérer que la quasi-totalité de la confection féminine ‘made in France’ vient aujourd’hui des centaines d’ateliers qui exploitent des clandestins”.

C’est cela la raison principale du refus acharné du gouvernement face à l’exigence de régularisation. Alors que reconnaître le rôle des travailleurs immigrés dans notre société, leur donner à tous un statut égal à celui des autres travailleurs viderait une bonne fois le bocal de réserve des patrons clandestins qui gangrènent aujourd’hui nos relations de travail et le contrôle public sur notre économie.

Nous en sommes loin. Après avoir discuté en urgence de la mort des travailleurs chinois (pour justifier des mesures répressives européennes “harmonisées” qui enfonceront encore plus les gens dans la clandestinité et le servage), nos éminences viennent de reporter aux calendes grecques une des armes les plus efficaces contre toutes les mafias du monde: la levée du secret bancaire.

Il ne leur reste plus qu’à préparer leurs mouchoirs pour pleurer sur la prochaine catastrophe.


Isabelle Ponet et Daniel Liebmann