Ce
26 janvier 2003, le président bolivien Gonzalo Sánchez
de Lozada et le leader cocalero Evo Morales sont arrivés à
un accord pour mettre fin - temporairement - à un conflit qui
a fait 12 morts ces 14 derniers jours dans une Bolivie bloquée
par les cortes de ruta et ultramilitarisée, surtout
dans la ville de Cochabamba, capitale de l'Etat du Chapare. RISBAL
Bolivie:
dialogue ou guerre sociale?
Entretien
avec Harry Moncada,
Coordination de la Défense de l'Eau de Cochabamba.
Par Raoul
Zibechi, Brecha,
24.01.03.*
La rébellion
actuelle déclenchée par différents secteurs sociaux
boliviens est le fruit de deux décennies de transformations
sociales, culturelles et productives qui ont changé la face
du pays et on profondément modifié les formes d'action
du mouvement ouvrier.
La Coordination
de la défense de l'eau et de la vie de Cochabamba représente
une nouvelle forme d'articulation du très fragmenté
tissus social bolivien. Elle a émergé en avril 2000
au travers d'une puissante insurrection urbaine qui avait obligé
le gouvernement d'Hugo Banzer à faire marche arrière
dans la vente du service des eaux à une entreprise privée
étrangère.
Harry
Moncada, 49 ans, professeur et membre de la Coordination, était
de passage à Montevideo dans le cadre de la campagne pour la
défense de l'eau menée en Uruguay par un réseau
d'ONG et de syndicats. D'après Moncada, l'affrontement actuel
entre des secteurs du peuple bolivien et le gouvernement est dans
la suite logique de la révolte sociale qui se déroule
depuis les trois dernières années et qui trouve son
origine dans les politiques de privatisation, d'érradication
forcée de la feuille de coca et dans la soumission aux intérêts
des Etats-Unis dans la région.
Quelles
sont les causes du soulèvement actuel en Bolivie?
Harry
Moncada: Nous avions antérieurement demandé au gouvernement
qu'il apporte des réponses aux problèmes sectoriaux
et généraux qu'avait laissé à l'abandon
le gouvernement antérieur. N'oublions pas de Gonzalo Sanchez
de Losada (l'actuel président, NdT) a accédé
au pouvoir dans un intense climat d'insatisfaction et d'importantes
mobilisations sociales. Il est arrivé au pouvoir en août
2002, a demandé 90 jours de trève et nous lui avons
donné 5 mois, mais ce gouvernement n'a donné aucune
réponse. Le 13 janvier la trêve est arrivé à
son terme et les mobilisations ont débuté dans un climat
de malaise croissant.
Quelles
sont les demandes du mouvement et quels sont les principaux problèmes
sociaux du pays?
HM: Les
problèmes existent dans tous les secteurs. Les retraités,
par exemple, ont fait une marche vers la Paz parce que beaucoup ne
pouvaient prendre leur retraite et pour les autres, leur retraite
a été volée. La marche du troisième âge,
de Oruro à La Paz, a traversé les montagnes et les zones
gelées et fut durement réprimée.
Il faut
également souligner les grands problèmes généraux.
L'entrée en vigueur de l'ALCA supposera la liquidation de la
maigre industrie qui nous reste en Bolivie. De plus, il y a le problème
aigü du gaz, qui pourrait être un moyen de développement
important du pays. La Bolivie est face à deux options: l'exporter
aux Etats-Unis à travers un gazéoduc jusqu'à
la côte chilienne ou le vendre au Brésil qui payerait
plus du double du prix. Mais le gouvernement se prononce en faveur
de la première option, malgré le fait évident
que cela ne bénéficiera pas au pays.
D'un
autre côté, il existe une demande pour re-nationaliser
les entreprises privatisées telles que les chemins de fer,
le pétrole, la compagnie aérienne et les télécommunications.
Mais la volonté est de le faire sous un contrôle social
afin d'éviter la corruption et le clientélisme.
Les paysans,
pour leur part, réclament des terres productives et une nouvelle
réforme agraire. Sans oublier le thème de l'érradication
forcée de la coca. Nous ne sommes pas coupables du processus
qui transforme notre millénaire feuille de coca en cocaïne,
les paysans ne consomment pas de cocaïne et les produits pour
la fabriquer viennent des Etats-Unis. L'érradication forcée
viole tout bonnement la souveraineté bolivienne car elle est
exigée par Washington.
En Bolive,
on applique un plan similaire au Plan Colombie: la militarisation
du pays et l'intervention yankee directe avec l'objectif de dominer
la biodiversité de la zone du Chapare, qui est presque aussi
riche que celle du Putumayo au sud de la Colombie.
Quelle
est la réaction du gouvernement?
HM: C'est
comme d'habitude: d'un côté il tente de coopter des dirigeants
sociaux - et pour cela il va jusqu'à les acheter - afin de
désarmer la lutte, de démobiliser et de démoraliser
la base. D'un autre côté, il intensifie la répression
et déclare qu'il s'agit d'une lutte contre la coca, que nous
sommes des « coqueros ». Mais dans la nouvelle réalité
que vit le pays, ces discours et ces pratiques n'ont plus le même
impact qu'ils avaient dans le passé. Les changements sociaux,
culturels et productifs qui se sont produits dans les dernières
décennies rendent caduque la forme habituelle de domination
des classes dirigeantes.
Si le
gouvernement ne cède pas, la confrontation sera encore plus
aiguë. Un commandement, ou un état-major, de la rébellion
sociale s'est constitué et est composé par les dirigeants
de tous les secteurs mobilisés et avec l'objectif de coordonner
et de donner une plus grande force de frappe au mouvement. C'est de
cette manière là que nous réagissons à
l'état de siège et à la militarisation de la
rue. Nous allons vers une confrontation plus forte ou alors vers l'ouverture
d'un dialogue.
Que
s'est-il passé en Bolivie qui explique que les vieilles barrières,
comme celles qui divisaient traditionnellement les ouvriers et les
paysans; les indigènes et les classes moyennes, se rompent?
Comment a pu être dépassé l'ancestrale fragmentation
du mouvement dans une société telle que la Bolivie?
HM: La
convergence actuelle, bien que cela semble curieux, c'est le néolibéralisme
qui l'a impulsée. En 1985, le néolibéralisme
fait une irruption brutale au travers de la loi 21.060 qui imposait
un modèle économique d'ouverture qui a amené
à la fermeture des mines, la principale source de richesse
du pays. Ce fut un coup très dur, qui a détruit le prolétariat
minier qui constituait la colonne vertébrale du mouvement populaire.
Le nouveau
modèle a de plus fait éclater la Centrale ouvrière
bolivienne (COB) qui avait atteint un tel pouvoir qu'aucun gouvernement
ne pouvait prendre de décisions sans la consulter. Mais ce
syndicalisme était caudilliste et négociait dans le
dos des travailleurs. Tout cela s'est écroulé d'un coup.
Déjà,
en avril 2000, au moment du soulèvement de Cochabamba contre
la privatisation de l'eau, c'est de la base qu'à émergé
la Coordination de la défense de l'eau et de la vie.
Ce fut la première instance qui rassemblait tous les secteurs,
sans dirigeants d'en haut mais avec des dirigeants issus de la base,
sans les vieux caudillos dont le modèle historique fut incarné
par le dirigeant minier Juan Lechin. Dans la coordination, il y a
des ouvriers d'usine, des instituteurs organisés en syndicats,
des paysans, des retraités, des jeunes, des habitants des quartiers.
De
nouveaux acteurs surgissent: les indigènes, les jeunes, les
femmes...
HM: C'est
un processus qui a commencé depuis le mouvement pour l'eau
en avril 2000 à Cochabamba. Il s'est ensuite approfondit au
moment du soulèvement aymara-paysans qui a été
soutenu par tous les secteurs, ruraux et urbains, ouvriers et classes
moyennes. A ce moment-là, en 2001, le gouvernement Banzer avait
dû reculer.
Les jeunes
et les femmes sont devenus, depuis cette époque, les acteurs
les plus significatifs. Mais tandis que les jeunes joue un rôle
nouveau, pour les femmes, il ne s'agit ni plus ni moins qu'une reprise
des vieilles traditions de présence féminine dans le
mouvement populaire et indigène. D'autre part, l'existence
de formes d'organisation plus flexibles facilite l'intégration
de ces nouveaux acteurs. Actuellement et pour la première,
on assiste à l'organisation des employées domestiques.
Jusqu'à
quel point Evo Morales et le Mouvement au socialisme (MAS) représentent
un nouveau leadership?
HM: Morales
est un leader issu de la base, mais sa position se consolide grâces
aux bourdes du gouvernement, comme lorsqu'il fut chassé du
parlement pendant la législature antérieure. Il y eut
ensuite l'intervention scandaleuse de l'ambassadeur des Etats-Unis,
Manuel Rocha, qui avait appelé à ne pas voter pour Evo
car ce serait voter pour le «narcotrafic». La troisième
bourde, ce fut de nouveau Rocha qui l'a commise lorsqu'il a été
au parlement pour faire pression sur les députés afin
qu'ils n'élisent pas Evo Morales comme président de
l'assemblée. Il n'y avait jamais eu une intervention aussi
ouverte dans les affaires internes de la Bolivie.
Le
gouvernement de Lula, au Brésil, peut-il contribuer à
pacifier la situation en Bolivie et à promouvoir un changement
de cap?
HM: Je
ne suis pas optimiste, tout comme mes compagnons. Le rapport des forces
à l'intérieur du Brésil, mais surtout au niveau
régional - avec l'exemple éclatant du Venezuela - ,
indiquent que les changement de fond vont être très difficiles.
Le choix de promouvoir le chaos économique ou le chaos politico-militaire,
comme en Colombie, semble être une des options actuelles de
la superpuissance US. C'est là la meilleure manière
pour eux d'imposer l'ALCA et face à cette option, seule peut
faire face l'unité et l'intégration latino-américaine.
C'est pour cela qu'Evo Morales fait peur et, ce n'est pas du tout
de l'exagération, la Bolivie pourrait devenir un nouveau Viet-nam.
*Traduction:
Ataulfo Riera