Le zapatisme : entre indéfinition et rupture
Comment ne pas être rempli d’admiration devant la marche zapatiste qui est arrivé le 11 mars à la ville de Mexico? Comment ne pas être impressionné par cette caravane de 3.000 km à travers 12 des états les plus pauvres de la fédération mexicaine et qui a suscité la mobilisation historique de centaines de milliers de personnes? Comment non plus ne pas se questionner sur le zapatisme et ce que représente ce mouvement?
Après sept de guerre sale, de harcèlement par les militaires et les paramilitaires de mensonges et de silences médiatiques, l’EZLN vient de marquer l’histoire du Mexique contemporain de sa lutte.
Aujourd’hui, l’armée indigène est entrée dans une nouvelle phase de son combat. La plèbe représentée par la délégation zapatiste s’est emparée de la capitale, du centre institutionnel du pouvoir pour exiger l’adoption de la loi «COCOPA» pour les droits et la culture indigènes. Cette marche s’est concentrée sur cette revendication qui tire sa légitimité du fait que, depuis des années, elle a été discutée partout à travers le Mexique par les premiers concernés à savoir les peuples indiens. Mais l’EZLN n’est pas porteur uniquement de revendications identitaires. Dans le contexte actuel centraméricain d’un approndissement des libéralisations, dérégulations et privatisations qui seront impulsés par le Plan Puebla Panama, les thèmes de «démocratie et justice» et de «développement et bien-être», thèmes qui devaient être discutés par les acteurs en conflit dans la foulée des Accords de San Andrès, sont plus que jamais d’actualité. Et par rapport à cela, comment peut-on ou ne peut-on pas définir l’armée zapatiste?
C’est le 1er janvier 1994 que l’EZLN a fait son apparition, une date symbolique, celle de l’entrée en vigueur du Traité de Libre Echange entre le Canada , les Etats-Unis et le Mexique, c’est le jour qu’ont choisi un groupe mal armé d’indigènes pour montrer à la face du monde le visage d’un Mexique réellement existant, où une grande partie de la population reste sur le bord de la route. Un acte symboliquement puissant qui mettait en accusation le néolibéralisme et la toute-puissance étasunienne. Al Gore comparait d’ailleurs le TLC à l’acquisition par les Etats-Unis de la Louisiane au 19ème siècle.
Dans le cadre des accords de paix en Amérique centrale et des limites de la démocratisation, l’EZLN invite à repenser la lutte et à ne pas calquer celle-ci sur les autres guérillas du passé qui ont, en définitive, fini dans les parlements ou dans des dérives violentes. Prenant acte des mutations technologiques, économiques et sociologiques, l’EZLN situe «l’ennemi» dans la toute puissance des marchés financiers. Elle se propose de ne pas prendre le pouvoir mais de le réinventer depuis la société civile.
Mouvement ayant en soin sein une diversité de perspectives politiques, l’EZLN ne proposent pas un kit alternatif, un projet de société bien défini et directement importé d’autres latitudes. Les Zapatistes prônent plutôt un changement radical par des voies à inventer au fur et à mesure des avancées. Le mouvement indigène ne cache pas qu’il regarde en arrière pour aller de l’avant. Il veut, il a l’espoir que le futur sera différent du passé mais il ne le programme pas comme l’ont fait nombre de groupes armés avant-gardiste. Cette position inconfortable déconcerte évidemment les dogmatiques et les classifications. En fait, cette indéfinition du néozapatisme constitue tout autant sa force que sa faiblesse. Il est aussi le facteur qui explique l’énorme soutien tant national qu’international dont bénéficie le mouvement. Certains intellectuels français voient dans ce mouvement une réincarnation des citoyens républicains du 19ème siècle, les anarchistes espagnols y retrouvent les armées paysannes de Durruti, les secteurs progressistes mexicains y voient un moyen d’approfondir le processus démocratique national,…
La société civile est ce qui a permis aux Zapatistes de tenir le coup et de résister à la guerre d’usure. Après des combats qui ont duré 12 jours, l’histoire d’amour entre l’armée indigène et la société civile a pu se développer et a trouvé son apothéose sur le Zocalo de la ville de Mexico où quelques 250.000 personnes ont montré par leur enthousiasme que l’armée chiapanèque et ses bases civiles en résistance n’étaient et n’ont jamais été seules.
Bien sûr, il y a eu des échecs, comme le développement du Front Zapatiste, il y a eu quelques incohérences politiques aussi, mais du projet politico-militaire initial prôné par la rencontre de groupes d’indigènes politisés et de métisses castro-guévaristes, on voit émerger aujourd’hui, à côté de l’EZLN, un société civile, composée de syndicats indépendants, de groupes de jeunes et d’associations indigènes, qui veut résister et montrer qu’un autre monde est possible.
On a défini le mouvement néozapatiste comme une «guérilla autrement», comme la «première guérilla post-communiste», une «anti-guérilla». Mais à quoi bon trouver le terme adéquat! Les Zapatistes, à la différence de bon nombre d’anciens mouvements armés, posent des questions plus qu’ils ne donnent de réponses. Ils offrent des pistes et c’est la société civile qui décident. Cette société qui a refusé la lutte armée et qui a obligé l’EZLN à l’écouter. Cette société civile, qui, lors de la marche, s’est mobilisée comme jamais pour exiger la démocratie, la justice et la liberté.
Depuis l’entrée en fonction du nouveau président mexicain, l’EZLN s’est imposé comme jamais sur la scène politique. Il a obligé les pouvoirs institués à ne pas occulter une fois de plus la reconnaissance des droits et de la culture indigène.
Tout au long de la marche, les délégués de l’EZLN ont illustré aussi la manière dont les mouvements populaires s’approprient la mémoire collective préexistente pour légitimer les luttes actuelles. Marcos n’évoque-t-il pas en fin de compte l’image d’un Emiliano Zapata comme figure emblématique du défenseur des petits paysans?
En politisant le langage de la société, en se moquant des formes consacrées, les Zapatistes ont créé un rapport de force et donné un fameux coup de pouce à la société civile mexicaine. En posant les questions de justice, de liberté, d’autonomie, de droits, de démocratie, l’EZLN questionne le monde actuel tout comme l’ont fait les participants au Forum Social Mondial de Porto Alegre. Les Zapatistes ont l’humilité de ne pas vouloir imposer une vision, une idéologie. Ils veulent seulement participer à la construction d’un autre possible. C’est finalement là, je pense, que se trouve l’intérêt et la force mobilisatrice de ce mouvement.
Frédéric Lévêque, 20 mars 2001.