A Akaba, le port jordanien sur la Mer Rouge qui tutoie Eilat, cela fait plusieurs jours qu’on s’atèle dru à débarquer des milliers de soldats américains et tout leur matériel. De là, par des trains routiers d’une longueur impressionnante, les commandos US remontent presque tout le royaume de Jordanie et vont se poster au nord-est de ce pays, à quelques kilomètres de la frontière irakienne. Les bases américaines, à cet endroit, abritent déjà environ 5.000 militaires et à la fin de l’exercice, ils seront entre 8 et 10.000. Officiellement, il s’agit de "manœuvres de routine prévues de longue date" mais en vérité – et personne n’est dupe – on assiste à la prise de ses positions de l’une des forces américaines d’intervention contre le régime de Saddam Hussein. Côté monarchie Hachémite, on maintient la version officielle : "on est ici opposé à toute action contre Bagdad, qui risque fort de tourner à la catastrophe régionale." En écoutant cette version gouvernementale, je ne peux m’empêcher de me rappeler ce que feu mon ami le roi Hussein, le père du souverain actuel et Fayçal, l’un de ses autres fils, m’avaient dit à propos de Saddam et des Irakiens. C’était, par une journée brûlante d’arrière été levantin, ils m’avaient invité à venir les rencontrer ; nous buvions le verre de l’amitié dans les somptueux salons de l’escadrille royale, dans l’ancien aéroport d’Aman. Participait également à cette réunion de pilotes le commandant de l’armée de l’air jordanienne. C’était un homme roux, à l’allure caricaturalement britannique, trempé dans une jovialité et un détachement qui ne trahissaient pas son apparence extérieure. Voyant que je m’étonnait du look de son général, le roi me lança : "Nous aussi, nous mettons nos Ashkénazes dans l’armée de l’air, Stéphane, n’y voyez rien d’extraordinaire !" Passées les formules de politesse orientales, les plaisanteries et les échanges de généralités sur l’état de la région qui prévalait alors, le roi Hussein me saisit l’avant bras et, tandis que son visage buriné par la maladie s’éclairait d’une passion soudaine, il me gratifia d’un conseil qu’il jugeait sûrement indispensable : "Stéphane, n’accordez jamais la moindre confiance à ces fils de p. d’Irakiens, ce sont des voyous sanguinaires" et Fayçal de renchérir aux propos de son père : "Ce sont des voyous et ça restera toujours des voyous". Voilà pour la réputation dont jouit Saddam Hussein à la cour Hachémite et j’ai de bonnes raisons de douter que les choses aient changé depuis que mon courageux ami a quitté son royaume terrestre pour celui des cieux qu’il aimait tant. Abdullah a choisi une attitude prudente envers le déclenchement probable d’un nouveau conflit américano-iraquien. Il restera officiellement opposé à la guerre jusqu’à ce qu’elle n’éclate. Ainsi, si George Bush changeait d’avis et renonçait à détrôner Saddam Hussein, et que la petite Jordanie se retrouvait à nouveau seule dans le voisinage de son remuant voisin, elle pourrait toujours espérer maintenir le statut quo prévalant actuellement. Si, toutefois, l’attaque américaine commençait, nul doute que le royaume Hachémite mettrait toute son énergie à bouter Saddam et sa clique hors de leur univers. Pour le moment, l’attitude du pouvoir jordanien est déjà plus que débonnaire vis-à-vis des préparatifs américains, simplement, il se garde de le crier sur les toits. La Jordanie est solidement ancrée dans la coopération sécuritaire avec Israël et les Etats-Unis. Il ne se passe en effet pas une seule semaine, sans que les unités bédouines n’interceptent des commandos palestiniens, frais émoulus des camps d’entraînement irakiens, pendant qu’ils s’approchent de la frontière orientale de l’Etat hébreu. Ce dernier s’étant également vu aménager par Aman un droit de poursuite des Fedayins qui essaient d’échapper à Tsahal sur la rive est du Jourdain. De leur côté, les experts israéliens conseillent les officiers jordaniens et on entend souvent parler hébreu aux confins de la frontière irakienne du royaume Hachémite. Pour tout dire, la région qui se situe autour et à l’ouest de Ar Rutbah en Irak (voir la carte), appelée H3 par les Israéliens, est la région la plus sensible, du point de vue stratégique, pour tous les Etats se trouvant sur une trajectoire de confrontation avec le régime de Bagdad. C’est de H3 qu’étaient partis, en janvier 1991, les Scuds qui allaient s’abattre sur les métropoles israéliennes et sur des régions limitrophes de l’Irak. C’est d’ici que, selon les craintes des alliés de 2002, le pire est à nouveau à craindre. H3 est une large bande de désert, dont le pastoralisme n’est dérangé que par l’activité de l’autoroute Aman-Bagdad, le poumon artificiel de l’économie irakienne, en ces temps d’embargo. Et puis, il y a ces routes stratégiques, interdites au regard des civils, qui semblent conduire nulle part et qui s’enfoncent dans l’immensité désertique. C’est sous certains de leurs croisements, que Saddam Hussein a tissé une nébuleuse souterraine, qui cache des réservoirs de carburant de missiles, des rampes de lancement, des missiles et des ogives diverses. Les caches sont si bien faites, que depuis les airs, on ne distingue absolument rien. A tel point, qu’à en croire les observations qui ont suivi la guerre de 91, aucune des installations de lancement des Scud de H3 n’aurait été détruite par les bombardements massifs américains et britanniques. Pour les Israéliens, la particularité saillante et désagréable des bases de H3, c’est surtout que ce sont les seules qui se trouvent suffisamment proches de leur Etat afin de pouvoir l’atteindre depuis le territoire irakien. A Jérusalem et à Washington on pense, pour le surplus, qu’il est possible que le tyran de Bagdad ait désormais réussi à équiper ses Scud de charges non conventionnelles ; on pense ici à des charges chimiques et biologique et on considère la menace avec le plus grand des sérieux. Les autorités israéliennes ont pris à cet égard des mesures d’urgences, elles consistent à vacciner les forces de sécurité, de secours et le personnel médical contre les virus que l’on suppose être en possession du despote irakien. D’autre part, on amasse des quantités d’antidotes suffisantes afin de prémunir, le moment venu, l’ensemble de la population. Au plan militaire aussi, l’armée a été mise en état d’alerte. On a, par exemple, récemment doté certaines escadrilles de F-16 d’aménagements leurs permettant d’emporter des armes nucléaires. Dans l’armée de l’air, on appelle ces avions des "adaptés nuke" (Toamé Atom). Onze escadrilles en sont équipées et ils sont répartis sur les bases de Netivim, de Ramon, de Ramat David et de Khatzor, aux quatre coins du pays. Ces avions représentent l’une des trois options de riposte non conventionnelle à une attaque irakienne du même type, ils s’ajoutent aux divers missiles – balistiques et de croisière – à disposition du gouvernement israélien et des fusées qui peuvent être tirées des sous-marins de la classe Dauphin, de fabrication allemande. On peut concevoir qu’Israël dispose ainsi, du point de vue stratégique, avec ses trois types de véhicules à disposition, d’un véritable deuxième recours. Entendez par là, que si l’Etat hébreu était sujet à une attaque non conventionnelle, qui anéantissait son premier potentiel de riposte, il lui resterait d’autres véhicules à disposition afin de pratiquer une contre-attaque contre son agresseur. Je sais que ce discours et ces comptes d’épiciers nucléaires ont de quoi effrayer les lecteurs mais ils effrayent aussi Saddam Hussein et c’est pour cela que ces armes existent. Dans tous les cas, on considère à Métula, que si Israël est attaquée par des armes non conventionnelles, même si les missiles anti-balistiques de fabrication locale Khetz (la Flèche) parviennent à les neutraliser en vol, Israël répondra également par des arguments non conventionnels – mais pas forcément par des charges atomiques classiques – dont l’effet sera de mettre Saddam Hussein définitivement hors d’état de continuer à nuire. A la Ména, nous avons des lecteurs futés, à rendre jaloux nombre de nos confrères francophones ! Ces dégourdis sont restés sur H3 et se disent : "Avant de réfléchir en termes nucléaires, pourquoi ne pas s’arranger, d’abord, pour neutraliser H3 ! Si Saddam Hussein ne peut atteindre Israël QUE depuis H3, en anéantissant cette zone, on émascule le Gargamel de Bagdad. Privé des ressources de lancer des armes apocalyptiques sur ses voisins, le président irakien ne serait plus qu’un pantin désarticulé, qui attendrait, impuissant, que les armées américaines ne viennent le renverser de son trône." - Ils ont raisons, ces lecteurs, de penser dans ces termes, c’est d’ailleurs dans le but de neutraliser H3 que les commandos américains se massent le long de la frontière irakienne. De leurs bases, ils se trouvent à moins de 70 kilomètres des premières positions supposées des lanceurs de Scud. Reste une inconnue dans ce raisonnement – mais elle est de taille - et c’est elle qui oblige les alliés à effectuer des préparatifs en vue d’une guerre autrement plus compliquée : Il est en effet possible que Saddam Hussein se soit procuré des Scud plus modernes, qui ont un rayon d’action de 1200 à 1300 kilomètre au lieu des 700 kilomètres pour ceux utilisés durant la guerre du Golfe. Si c’était le cas – rien de tangible ne permet d’affirmer ou d’infirmer cette éventualité – la situation de H3 s’en verrait dé-stratégisée du même coup, puisque le dictateur pourrait alors répandre ses missiles balistiques depuis d’autres étendues de son territoire. Ainsi, si on entend procéder à une réflexion stratégique correcte, il faut penser à détruire rapidement H3, en même temps qu’il faut localiser et être capable d’anéantir d’autres emplacements de lancement de Scud. Simultanément, il faut déclencher une attaque terrestre capable de prendre Bagdad dans un laps relativement court. A cette fin, les Américains et les Israéliens courtisent la minorité kurde du nord de l’Irak. Lorsque vous entendez parler, ces jours, d’une campagne à l’Afghane, c’est de cela qu’il s’agit. Les Kurdes y tiendraient le rôle de l’Alliance du Nord. Les Kurdes sont une peuplade non arabe qui subit les maltraitances de Saddam Hussein depuis son accession au pouvoir. En Irak, ils représentent 23% de la population totale, soit environ 5 millions de personnes. Ils sont implantés dans une région située au nord de Bagdad, dans une zone délimitée (voir la carte) par les villes de Mosul, Kirkük et Al Sulaymaniyah, dont la limite sud n’est distante de Bagdad que d’un peu plus de 300 kilomètres. Dans le concept global des intentions américaines, il s’agit d’une plateforme et d’un allié potentiel idéaux. Surtout qu’avec l’aide active des Occidentaux, une grande partie du territoire kurde-irakien jouit déjà d’une large autonomie politique vis-à-vis du pouvoir de Bagdad. Autre élément favorable, la région kurde est adossée à la frontière de l’allié fidèle turc, ce qui facilite grandement les approvisionnements et les communications. L’un des deux clans kurdes dominants s’est d’ailleurs rallié ouvertement à la nouvelle coalition américaine et se prépare la bagarre, sous l’œil des formateurs de la CIA. Le problème avec les Kurdes ressemble à celui que rencontrent les Américains avec la Jordanie : Quand on a un voisin irrationnel et sanguinaire, les paroles ne suffisent pas ! Et les Kurdes ont déjà payé très cher leurs excès d’empressement passés ; à l’heure de vérité, ils se sont par deux fois retrouvés démunis face à la vengeance sauvage de l’armée du dictateur bagdadien et ils ont alors relevé leurs morts par dizaines de milliers. On comprend mieux, en examinant les besoins sécuritaires des Kurdes et des Jordaniens, pourquoi la détermination publique de George Bush à chasser Saddam Hussein est cruciale pour le succès de la campagne militaire elle-même. On saisit du même coup, à quel point le travail de sape contre ladite campagne, emmenée en Europe par la France, est encombrante. Elle donne, par exemple, du poids aux menaces prononcées hier par Saddam Hussein à l’encontre des Kurdes et des retombées de leur alliance avec le Grand Satan. Chaque source de doute est amplifiée par Bagdad et, accompagné un clin d’œil menaçant, son président monstrueux lève un index admonestateur vers ses voisins, pour leurs dire : "Si je m’en tire, je m’occuperai de vous, comme je me suis déjà occupé de vous par le passé !" Les Kurdes rêvent d’un Etat indépendant, les Jordaniens, les Saoudiens et les Koweitiens rêvent d’avoir la paix, les Israéliens rêvent que la menace non conventionnelle, mise dans les mains d’un dément, contre leur population s’éloigne. A Métula, on se rappelle forcément qu’un pays civilisé, sous l’impulsion de son président actuel, avait doté Saddam Hussein de l’arme atomique et que son ministre de la défense – président des amitiés France-Irak d’alors - avait démissionné afin de protester contre le déclenchement de la Tempête du Désert. On se dit, à Métula, qu’au-delà de l’inconscience d’iceux et de leur nombrilisme stratégique, les habitants de cette région méritent un régime décent en Irak et on rêve quant à nous d’un Irak solidement démocratisé, avec un parlement qui parlemente, des partis politiques qui s’engueulent et des citoyens qui respirent. Et si Saddam Hussein était remplacé par un tel régime, les pays extrémistes que sont l’Iran et la Syrie s’en trouveraient totalement isolés et leur terrorisme se mettrait à suffoquer. Le Moyen-Orient aurait alors une chance d’évoluer vers un développement harmonieux et durable, ses habitants auraient alors une chance de vivre et de cesser de survivre.