Participation et protagonisme

"Participation" et "protagonisme" populaires sont les deux concepts-clefs de la Constitution Bolivarienne du Venezuela. Cette idée de passer d’une démocratie "représentative", formelle, à une démocratie plus directe explique par exemple que dans des rencontres au sommet, le Venezuela soit une des rares nations latinoaméricaines à réclamer la consultation directe, par voie référendaire, des populations sur l’entrée ou non de leur pays dans l’ALCA (1).

Thierry Deronne

Mais, au Vénézuéla lui-même, on aurait tort de croire que l’Etat incarne cette révolution copernicienne, qui voudrait faire de la majorité sociale une majorité politique. Déjà l’Assemblée Constituante, aussitôt réunie après l’élection à la présidence de Hugo Chavez (1998), avait raté le rendez-vous historique du dialogue populaire, profond, décentralisé, autour de la rédaction des articles de la nouvelle constitution. Les députés "révolutionnaires" (dont beaucoup d’opportunistes élus dans la foulée du vaste mouvement en faveur de Chavez, aujourd’hui rentrés dans les rangs de l’opposition) avaient préféré rédiger "entre eux" le texte fondateur de la cinquième république. Et aujourd’hui, à l’intérieur de nombreux ministères, les cadres (issus pour la plupart, faute de génération de rechange, de l’ancien régime) font ce qu’ils peuvent pour empêcher ces deux concepts de se réaliser. En retardant l’information sur les droits nouveaux, en faisant traîner leur application, en faisant la sourde oreille aux revendications populaires, ils appliquent la même ligne idéologique : la politique est quelque chose de trop important pour être laissé au peuple. Ainsi, le Directeur du nouvel Institut des Terres ne reçoit aucun paysan, et ne remet des titres de propriété –dans la cadre de la timide mais réelle réforme agraire - qu’au compte-goutte. Le nouvel Institut de la Femme exige des femmes d’extraction populaire... un diplôme pour pouvoir accéder aux postes de responsabilité dans les projets qui se mettent en place autour de l’amélioration de la condition de la femme.

C’est ici qu’intervient un élément inattendu : les allocutions télévisées de Chavez. Pour court-circuiter cet appareil et casser la censure des médias commerciaux sur les réformes en cours et les droits nouveaux, le président a recouru à une loi ancienne qui permet au chef de l’Etat d’utiliser les canaux de télévision et de radio pour s’adresser directement à la population. Ces allocutions-fleuves, très critiquées par l’opposition, ont eu un rôle de rattrapage. Dans chacune d’elles, depuis deux ans, le président s’est fait le pédagogue, insistant, du sens profond de la nouvelle constitution, martelant le message qu’il appartenait aux citoyens de la faire appliquer, et qu’en aucun cas il ne fallait dormir sur les lauriers d’un texte magiquement passé dans la réalité. Même s’il a lui-même tardé à mettre en place les réformes urgentes et nécessaires espérées par la population, il a eu au moins, me disent les gens des barrios, cette vertu: l’efficacité pédagogique. Très tôt, on a vu dans les rues, les marchés, pour la première fois dans ce pays qui a toujours préféré la télévision à la lecture, les gens lire, discuter le texte de la constitution. C’est aussi pourquoi dans les images qui ont fait le tour du monde le 13 avril 2002, la foule qui enflait ne réclamait plus seulement le retour du président élu, mais exigeait aussi le rétablissement de la constitution, brandissant l’opuscule largement distribué dans tout le pays. En faisant échouer le coup d’Etat et en ramenant le gouvernement au pouvoir, la population a acquis un sentiment de puissance qu’il sera bien difficile de lui arracher. Elle exige à présent sa part de "participation" et de "protagonisme".

Le bateau tranquille de la politique vénézuélienne, où des élites s’échangeaient de bonne grâce le timon à chaque changement de capitaine, fait eau de toute part. La multiplication des initiatives, la mobilisation croissante, le très haut niveau de conscience politique perceptible dans les analyses du rapport de classes par n’importe quel habitant des barrios, suggèrent un début de révolution.

Notes:

  1. L’ALCA est le sigle en espagnol de la Zone de Libre Echange des Amériques, grand projet néocolonial de libre échange que les Etats-Unis veulent imposer aux 34 pays de l’hémisphère occidental (à l’exception de Cuba).