Bruxelles, capitale du capital
A l’heure où commence l’Euro 2000 ce samedi 10 juin à Bruxelles, un autre sommet se réunit aussi dans la capitale belge: celui de l’Unice, la fédération européenne des patrons, et de la Commission européenne. Devinette: qui influence qui? Qui dirige le monde?
Thomas Gounet
Depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, les idées du capitalisme libéral inondent la planète: ouverture des frontières aux mouvements de capitaux, libéralisation des marchés, prédominance absolue de l’économie de marché… Avec des conséquences dramatiques pour les travailleurs et les peuples du monde: privatisations en chaîne; flexibilité à outrance de la main-d’œuvre; création de l’organisation mondiale du commerce (OMC) qui sanctionne les pays qui n’auraient pas assez ouvert leurs territoires aux produits (et bientôt aux capitaux) des multinationales; misère croissante pour une majorité…
Ces politiques sont, en fait, de plus en plus concoctées dans les bureaux de puissants lobbies patronaux comme l’Unice, l’Union des fédérations patronales européennes, ou la Table ronde des industriels européens. Le terme de «lobby» est généralement utilisé pour tout groupement (de consommateurs, de syndicats, d’organisations non-gouvernementales,...) qui veut influencer les décisions des autorités dans le sens de ses propres intérêts.
Les lobbies dont on parle ici ont infiniment plus d’impact: ils peuvent dicter véritablement les politiques, parce que leurs membres détiennent le pouvoir économique, celui qui est vraiment décisif. Ce sont les dirigeants des plus grandes multinationales. Et cet exercice d’influence se déroule à tous les niveaux.
TABD: une proposition sur deux devient une mesure politique
Un exemple: le Transatlantic Business Dialogue (le dialogue économique transatlantique, TABD). Il a été créé à partir du désir de l’administration américaine, partagé par la Commission européenne, de créer un vaste marché libre entre l’Europe et les Etats-Unis. L’idée était d’instituer plusieurs organismes de discussion, sur l’environnement, le social, l’économique. Mais, en réalité, seul le TABD vit le jour, en 1995.
Il réunit de façon informelle quelque 100 à 150 patrons des deux côtés de l’Atlantique. Il y a deux présidents, un pour l’Europe, un pour les Etats-Unis, renouvelés chaque année. Plusieurs groupes de travail ont été créés, notamment sur le commerce électronique, les petites et moyennes entreprises (PME) et l’OMC. Le TABD organise chaque année une grande conférence où sont conviés les ministres américains et européens, mais aussi le secrétaire général de l’OMC et d’autres responsables. Mike Moore, l’actuel secrétaire de l’OMC, était présent lors de la réunion du TABD fin octobre dernier à Berlin. Juste avant Seattle…
L’influence du TABD est très importante, surtout en ce qui concerne la politique d’investissement et de commerce international. Jérôme Monod, président de Suez-Lyonnaise des Eaux et président européen du lobby en 1999, expliquait qu’à peu près 50% des recommandations du TABD étaient traduites en décisions politiques.1 Timothy Hauser, au nom du secrétaire d’Etat américain au Commerce: «En fait, presque chaque modification en faveur de l’ouverture des marchés entreprise par les Etats-Unis et l’Europe ces dernières années a été suggérée par le TABD.»2
Le TABD a ses entrées à tous les niveaux de l’administration, aussi bien aux Etats-Unis qu’à la Commission européenne. Il peut changer et influencer directement toutes les mesures importantes prises par les autorités.3
L’ONU devient l’OMU: Organisation des Multinationales Unies
Le 31 janvier 1999, Kofi Annan, secrétaire général des Nations Unies, se trouve à Davos, pour la grand messe annuelle des 2.000 hommes les plus importants de la planète (dont un bon millier de dirigeants de multinationales). Il lance un appel pour créer un pacte mondial. D’un côté, les organismes de l’ONU favoriseront l’économie de marché. De l’autre, les entreprises feront des efforts pour la paix et le développement, en respectant les droits environnementaux et sociaux.
Aussitôt, la Chambre de Commerce Internationale (CCI) saute sur la balle. La CCI est le lobby mondial des multinationales. Créée en 1919, elle représente 7.000 entreprises et fédérations de par le globe. Elle se proclame «l’unique porte-parole reconnu du secteur privé à s’exprimer au nom de l’ensemble des secteurs économiques de toutes les régions du monde».4
En réalité, en 1945, la CCI est le représentant officiel des patrons pour l’ONU. Mais, durant la guerre froide, elle n’a pas voix au chapitre, du moins officiellement. Ce n’est qu’en février 1998 qu’elle est accueillie à bras ouverts par les Nations Unies. L’appel lancé l’an dernier par Kofi Annan a été préparé en concertation avec la CCI.
Grâce à cet appel, les multinationales reçoivent un blanc-seing pour toutes les opérations dégradant l’environnement ou surexploitant les travailleurs. La coopération avec la CCI a été officiellement lancée à Genève le 5 juillet 1999. Ses sponsors? Rio Tinto, société minière internationale qui détruit en masse les forêts tropicales en Papouasie occidentale pour ses projets miniers; Siemens, grande société productrice d’armes; Shell, qui appuie le gouvernement nigérian pour tuer les opposants au développement de ses activités pétrolières en Afrique5; Unilever, active dans la biotechnologie et connue pour son peu de respect des normes environnementales6. Rien que du beau monde, qui veut se faire une virginité aux yeux des consommateurs.
La CCI collabore, en outre, à tous les organes des Nations Unies. Ainsi, leurs experts participent aux rapports de la Cnuced7 sur les multinationales. Ils travaillent avec la Fao8. Un Forum économique humanitaire a été créé par le Commissariat aux réfugiés. Un de ses deux présidents est le président d’Unocal, une société pétrolière active en Birmanie. Y sont également présents: Nestlé, qui détruit l’allaitement maternel des enfants au profit de ses produits laitiers et qui se retrouve aux côtés de l’Unicef, et United Technologies, le plus grand pourvoyeur d’armes dans le monde9. A ce train-là, les publications du Pnud10 sur la pauvreté seront bientôt financés par des multinationales.
La CCI énonce même ses directives sur le rôle futur de l’ONU11. En substance, elle dit: pour combattre la pauvreté, il faut développer les affaires (donc les multinationales); les autorités politiques ne doivent pas s’ingérer dans ce domaine; par contre, elles doivent élaborer les normes en la matière, en collaboration avec la CCI; pour cela, l’ONU doit être renforcée (pour, en fait, jouer au gendarme dans le monde).
L’Europe des patrons
Même chose au niveau de l’Europe. La Table ronde des industriels européens, créée en 1983 et qui rassemble les plus grands patrons européens, a dirigé toutes les grandes orientations de la Commission européenne ces dernières années: le grand marché, le traité de Maastricht, les travaux d’infrastructure, les privatisations, la politique d’enseignement,… En 1987, elle a fondé l’Association pour l’Union monétaire en Europe. A sa tête, on retrouve deux anciens commissaires européens: Etienne Davignon, actuel président de la Société Générale, et François-Xavier Ortoli, ancien président de Total. L’Euro en est une conséquence.
Aujourd’hui, c’est au tour de l’Unice d’exercer activement et publiquement son lobbying. Bien qu’elle soit très présente quotidiennement auprès de l’administration européenne, c’est sa première grande réunion au grand jour avec les commissaires européens. Depuis la chute du Mur de Berlin, les capitalistes n’ont plus peur de se présenter comme les véritables dirigeants de la planète. Ce qu’ils sont assurément.
1 Corporate Europe Observatory (CEO), Transatlantic Business Dialogue (TABD): Putting the Business Horse Before the Government Cart, 25 octobre 1999 • 2 Statement of the Honorable Timothy Hauser acting under secretary of Commerce for International Trade, Testimony before the Subcommittee on Trade of the House Committee on Ways and Means, 23 juillet 1997 • 3 CEO, op. cit • 4 CCI, L’Assemblée du millénaire de l’ONU: message de la communauté internationale sur le rôle de l’ONU au XXIème siècle, 26 janvier 2000 • 5 Inverser, La politique arc-en-ciel passée au crible, PTB, Bruxelles, 1 mai 2000, p.23 • 6 Corporate Europe Observer, Issue 5, octobre 1999 • 7 Commission des Nations Unies pour la Coopération économique et le Développement • 8 L’organisme alimentaire mondial (traduction anglaise) • 9 Corporate Europe Observer, Issue 6, avril 2000 • 10 Programme des Nations Unies pour le Développement • 11 CCI, op. cit.