L’UNICE et l’Europe :
éléments d’une critique radicale et fragments de propositions pour une alternative sociale
"On ne sait pas si l’utopie consiste à prévoir le changement ou, au contraire, à supposer l’immobilité de notre forme sociale. Si dynamique il y a, peut-être ne prendra-t-elle pas la forme de la participation des travailleurs aux décisions de leur entreprise. Mais si cet objectif, maintes fois proposé et toujours en vain, crée un jour un élan, on peut être sûr qu’il ne transformera l’entreprise que dans la mesure où il transformera, d’une manière ou d’une autre, l’État ".
P. Rolle, " La participation des salariés et les obstacles qu’elle rencontre " , in D. Bachet, La participation des salariés, 1984, p. 88.
Stéphen Bouquin*
I. Eléments d’une critique des propositions de l’UNICE
L’UNICE, fédération patronale européenne, regroupe 39 fédérations représentant 16 millions d’entreprises provenant de 31 pays, n’est pas en reste. Elle saisit l’occasion de la coupe européenne de football pour tenir un sommet des affaires sous le thème " Innovation et créativité ". Activité anodine pour certains, elle offre en même l’occasion de soumettre à la commission ses priorités politiques. Le document intitulé " Les priorités de l’UNICE " précise les exigences vis-à-vis de la Commission, à l’aune duquel l’activité sera évaluée. C’est pourquoi nous en développerons ici une analyse critique.
1. La forme institutionnelle
Sur le plan institutionnel, l’UNICE salue tout d’abord une série de changements récents dans les méthodes de fonctionnement de la Commission, notamment celles visant à améliorer la qualité, la cohérence et la gestion de différentes politiques européennes qui ont un impact direct sur les entreprises. Elle apprécie en particulier la décision de refondre une série de responsabilités politiques séparées dans une Direction horizontale pour l’Entreprise et la Société de l’Information. Elle défend ensuite l’usage d’une procédure de fonctionnement privilégiant la " consultation de partenaires sociaux " au sujet de toute mesure envisagée. Toutefois, on aurait tort d’oublier que le renvoi aux mérites du " dialogue social " et à la concertation correspond aussi à un certain type de reconnaissance des organisations syndicales. Une reconnaissance qui inclut dans un processus institutionnel d’ordre organique l’avis des acteurs sociaux tout en autonomisant cette "concertaion" vis-à-vis des rapports sociaux et des tensions qui peuvent les traverser. Rien de choquant dira-ton … Mais ne peut-on se demander légitimement quel est est encore l’espace démocratique résiduel pour les citoyens et les représentations élues des différents pays? L’élaboration de directives communuataires ou de recommandations devient ainsi l’objet de négociations, ou plutôt de tractations qui laissent peu de marges pour un réel débat contradictoire. Si la place institutionnelle de la CES est garantie dans cette forme d’élaboration politique, elle est en même temps très réduite quant au contenu. D’abord parce que l’agenda lui-même, base des discussions présentes et à venir, se doit d’être consensuel ; ensuite parce que les principes de fonctionnement des institutions européennes, à dominante intergouvernementale — avec les procédures à l’unanimité pour les questions de protection sociale par exemple — passent via la COREPER (comité des représentants permanants, délégués des différents gouvernements préparant l’Ecofin par exemple) et laissent toute latitude à l’un ou l’autre véto libéral. Le blocage depuis deux ans par Tony Blair de la nouvelle directive portant sur l’harmonisation des procédures de consultation et d’information l’illustre parfaitement. Alors que la directive a été adoptée par la Commission en novembre 1998, le gouvernement de Blair reste totalement aligné sur les positions du CBI (Confederation of British Industry) pour qui cette directive prescrit beaucoup trop les règles nationales et serait "totalement contradictoire avec le principe de subsidiarité" .
2. La subsidiarité comme bombe à fragmentation sociale
Le principe de " subsidiarité " apparaît comme relativement neutre, il remplit pourtant une fonction dérogatoire. Signifiant que toute décision doit se prendre au niveau le plus pertinent, le respect de la subsidiarité fonctionne en fait dans la cohérence absolue avec la faiblesse constitutionnelle du droit communautaire. En effet, dans le droit communautaire, à l’inverse d’un système juridique cohérent où les normes suprêmes sont des normes constitutionnelles, reposant sur un vue globale codifiée et s’imposant aux différentes branches du droit, la hiérarchie des règles générales et spéciales est nullement garantie. Dans l’ordre communautaire, ce sont au contraire les règles et principes généraux des droits internes (Etats membres) qui sont soumis aux dispositions étroitement spécialisés adoptées sur le plan européen. La directive 93/104 est un bon exemple. Concernant la santé et la sécurité, elle s’impose à des législations nationales sur le temps de travail. Or, la transposition de la norme communautaire se traduit aujourd’hui par l’alignement sur le point de vue minimaliste exprimé dans la directive. Et sur ce point, le prix de l’incohénce d’un tel art législatif est sans doute le plus lourd du point de vue des effets sociaux. Tout en s’appuyant sur les critères de la santé et de la sécurité garantissant notamment des plages horaires de travail maximales et de pauses entre deux période de travail, la directive 93/104 favorise en même temps sur le plan règlementaire une individualisation du temps de travail. Elle tend ensuite à désarticuler la cohérence des règles et normes anciennes puisque pour les temps de travail collectifs, la directive autorise l’autorèglementation à quelque niveau que ce soit – branche, entreprise ou établissement – et qu’elle admet que la plupart de ses prescriptions minimales adossées à la santé et au bien-être puissent être écartés "par voie de conventions collectives ou d’accords conclus entre partenaires sociaux" (art. 17-3) voire d’un accord individuel dérogatoire (art. 18-1-b-1) à la durée maximale de 48 heures de travail hebdomadaire. Une bonne illustration de l’effet du droit est formée par l’accord central Renault-France sur la réduction-amènagement du temps de travail (avril 1999). Pour les équipes du week-end (vendredi-samedi-dimanche-lundi), la durée quotidienne de travail peut compter jusqu’à 12 heures. Selon le code du travail français, le temps de repos minimal entre deux plages de travail est de 11 heures et donc identique à la directive. Avec l’accord signé chez Renault, il a cependant été réduit à 9 heures, ce qui signifie concrètement qu’un salarié posté peut terminer son travail à 22 h le soir et recommencer à 7h le lendemain matin.
Si l’UNICE tient si fermement au principe de subsidiarité, c’est aussi parce qu’il entrave toute adoption de mesures communes ou articulées. Ainsi, pour l’UNICE, la subsidiarité doit également régir les politiques sociales européennes puisque " les marchés du travail comportent des enjeux différenciés ce qui rend impossible l’adoption d’une modèle unique au travers de toute l’Europe. (…) Par conséquent, les réformes nécessaires à l’amélioration du fonctionnement des marchés du travail doivent être détérminés et appliqués par chaque état membre en respectant quand il s’agit d’actions entreprises à l’échelle européenne du principe de subsidiarité ". Articulée à l’" approche qualitative " instruite des " meilleurs pratiques " et du " benchmarking ", l’UNICE cherche à s’appuyer le plus possible sur l’hétérogénité des situations pour disqualifier toute intervention un tant soit peu plus consistante. Voilant le fait que la dite hétérogénité est d’ores et déjà le produit de la réorganisation-unification de l’espace européen qui polarise la croissance et la richesse dans certaines régions et la pauvreté dans d’autres, l’UNICE cherche en réalité à préserver la dynamique de mise en concurrence des salaires et des niveaux de protection sociale via le marché. L’existence d’une faible mobilité transeuropéenne de la main d’oeuvre sert ensuite de prétexte pour interdire toute élaboration de normes sociales au sujet du salaire minimum et des minima sociaux. Le contraste est grand entre le refus patronal des politiques de convergence sociale réelle et le poids d’une règlementation commerciale en voie de d’harmonisation. Les votes au parlement européen sur la taille des skis font sans doute rire davantage que l’adoption de normes de qualité (standards ISO 9000) mais tous deux participent à institutionnalisation d’un marché unique dont les normes standardisés aident parfois souvent plus les grandes firmes multinationales mieux à mêmes d’y répondre que la production à vocation locale de PME.
L’UNICE veille donc de très près à empêcher la formulation d’une politique européenne sociale aussi structurante que les normes monératistes de Maastricht, le Pacte de Stabilité . Dans ce sens, elle anticipe sur le danger, peut-être encore peu immédiat, d’une bataille politique et sociale en faveur de la construction d’une Europe sociale tangible du point de vue de l’amélioration des conditions de vie des populations laborieuses, précaires ou reléguées au chômage. En lieu et place d’une politique sociale intégrée se développe la méthode du "benchmarking ", de la formulation d’objectifs de taux de pauvreté p.ex. appuyés sur les trois pays les mieux situés. Encore faut-il savoir quelle nature aura ce taux de pauvreté et quel dispositifs de mesures s’attaquera à celle-ci.
3. Courage, le modèle américain est en vue !
Outre l’affirmation de la nécessité de certaines méthodes de gouvernance, l’UNICE prend aussi le soin de présenter ses exigences sur le plan du contenu. Celles-ci sont articulées autour de 10 propositions dont nous présentons les grandes lignes ici. Dans l’optique de l’UNICE, il est bien sûr indispensable de réduire les charges fiscales et les règlementations excessives; d’améliorer l’ouverture, la flexibilité et l’adaptabilité de tous les marchés. Plus précisément, l’achèvement du marché unique exige la pleine libéralisation des marchés publics, des services publics, des transports et des services ; l’arrêt des aides publiques faussant la concurrence ; la modernisation du droit de la concurrence afin de " limiter les risques de renationalisation " (p.4) ; la standardisation et reconnaissance mutuelle des règlementations nationales ainsi que l’édiction de règles sur le plan de la propriété intellectuelle. Le " succès de l’UEM " doit ensuite être préservé en " poursuivant les politiques budgétaires et fiscales conformes à la discipline nécessaire " et complétée par le " développement d’un marché de capitaux pan-européen réellement compétitifs pour les services financiers ". Admettant l’utilité d’un " cadre plus eficace pour la coopération en matière de politique économique ", elle précise immédiatement qu’un tel cadre " n’est qu’un moyen et devra se conformer aux dispositions actuelles du Traité sur le stabilité, la convergence et la surveillance multilatérale ". Point de gouvernement économique donc …
L’enjeu nouveau est bien sûr formé par l’élargissement. Aux yeux de l’UNICE, les principales conditions pour réussir sont d’abord l’adoption complète de " l’acquis communautaire ". Il n'y a point de déviation possible pour les nouveaux états membres ni de réforme institutionnelle de grande ampleur pour l’UE elle-même. Plus concrètement, cela se traduit aujourd’hui par la recommandation (cfr. GOPE-1998 et 1999) aux PECO de ne pas augmenter leur niveau de protection sociale, voir de le réduire (Slovénie, Hongrie). Le dumping social devra continuer à agir entièrement, ce qui, étant donné le différentiel de salaires de 1/5 ou de 1/6 n’est pas peu de choses. Parce que la productivité du travail y est également moins élevée qu’à l’Ouest, il sera dans un premier temps davantage question d’une réorganisation-externalisation de ces activités plutôt que d’une vague massive de délocalisations. Toutefois, les conséquences sociales n’en seront pas moins graves dans les régions localisant aujourd’hui encore des activités productives à faible densité technologique ou n’exigeant qu’une main-d’œuvre peu qualifiée.
4. La cyber-économie, un elixir d’imortalité ?
Le Sommet des Affaires de l’UNICE consacrera très certainement la " nouvelle économie " et la " révolution internet ". L’enthousiasme que rencontre partout la nouvelle économie mérite qu’on se penche brièvement sur son eldorado, les Etats-Unis. Les secteurs des technologies de l’information y connaissent un taux de croissance double du reste de l’économie. Et même si ils ne contribuent qu’à hauteur de 8 % du PIB annuel, sans ces secteurs, la croissance aux Etats-Unis aurait été inférieure de 1 %. Avec des prévisions de voir 500 millions de personnes de par le monde connectées à Internet en 2003, de 65 % des ménages aux USA, il est devenu évident de reconnaître l’importance de la révolution informationnelle. Pour les gourous de la " nouvelle économie ", la révolution technologique est un puissant élixir d’immortalité. La croissance va se poursuivre avec une moyenne de 3-4 % et dans une dizaine d’années, le " plein emploi " sera de retour. La naïveté de tels propos est reconnue par les analystes mêmes du monde des affaires, tels Michael J. Mandel dans Business Week. Tout comme les innovations précédentes (chemins de fer, électricité), l’internet et tout ce qu’il rend possible provoque des effets déflationnistes importants puisqu’il réduit de façon drastique les coûts. Ce diagnostic est également posé par Business Week : " Les firmes vivent dangereusement. Aux premiers signes de fléchissement de la demande ou des profits, les firmes de la nouvelle économie se lancent dans une fuite en avant, soit en baissant leur prix, soit en élargissant leur offre. (…) Ce type de stratégie peut atténuer les effets des fluctuations (…) mais les firmes sont également tributaires d’un flux continu d’innovations augmentant leurs dépenses en capital ". Les capacités d’autofinancement étant réduites pour les start-ups, celle-ci mobilise des fonds considérables qu’une crise du système bancaire peut toucher Ce qui est une aubaine aujourd’hui devient après un certain temps un cauchemar. La concurrence intense et les investissements élevés agissent maintenant comme des surgénérateurs de la croissance mais aux dépens de la profitabilité. Les avantages de l’usage des nouvelles technologies tendent à disparaître au fur et à mesure qu’elles se diffusent. Les investissements élevés et une guerre des prix rongent le taux de marge brut ce qui induit la création de capacités de production supplémentaires, le nombre ayant à compenser le faible taux de marge. Les surcapacités deviennent insoutenables, favorisant fusions et concentrations tandis que la croissance de la productivité du travail, mesuré par unité produite, tend à se ralentir. La valorisation du capital investi exige alors la réduction des coûts salariaux et tend à augmenter la précarisation du travail. Il en résulte une inégalité croissante, ce que le cas des Etats-Unis illustre tout aussi parfaitement.
Les 10 % les plus riches y possèdent à eux seuls 73 % des biens mobiliers et immobiliers, là où en 1983, leur part du gâteau n’excédait pas les 62 %. Au sein même de cette couche privilégiée, l’écart se creuse puisque le 1/100 le plus riche concentre 4/10 de la richesse globale. A lui seul, Bill Gates possède l’équivalent des quatre déciles les plus pauvres aux USA. De 1983 à aujourd’hui, le revenu annuel des 40 % les plus pauvres de la population a baissé de $4,400 à $900. Les classes moyennes ont vu leurs revenus également se réduire de 11 %. Les défenseurs de la nouvelle économie ne nieront pas ces inégalités, mais soutiennent que la " nouvelle économie " permet à nouveau à chacun d’améliorer son sort. À quel prix ? Selon les données du BIT, les salariés américains travaillent quasiment 2000 heures par an, 2 semaines en plus des Japonais et près de 10 semaines de plus que les Allemands ou Français. Travailler de plus en plus — longtemps ou plus rapidement — pour gagner autant sinon moins, voilà ce que Marx nommait l’augmentation du taux absolu de plus-value. Gagner autant alors que le volume de production augmente par unité temporelle, voilà ce qu’il nommait l’augmentation de la plus value relative. Le succès de la " nouvelle économie " repose donc sur ces vielles formules déjà découvertes au XIXe siècle. Soit, mais aujourd’hui, les marchés financiers permettent d’augmenter le pouvoir d’achat d’un nombre croissant de personnes. C’est vrai, 54 % des actifs financiers des ménages sont liés aux marchés des actions, contre 28 % en 1989. Près d’un ménage sur deux retire d’activités spéculatives une part croissante de ces revenus. De plus en plus, on va emprunter pour jouer à la bourse si bien que le taux d’épargne se situe à +1. Tant que les boursicoteurs peuvent anticiper sur de nouveaux profits, les cours grimpent et la pompe à fric fonctionne mais les retournements de manivelle sont inévitables. Déjà, la baisse récente du Nasdaq l’illustre. Les neuf firmes dont l’activité est liée à Internet valent en mars 2000 plus de 100 milliards de dollars sur le " stock market", mais leurs ventes ne dépassent pas 1 milliard de dollars. Certes, les revenus acquis sur les marchés sont en partie réinjectés dans le circuit de l’économie réelle, mais les inégalités se creusant, la consommation de luxe atteignant aussi un point de saturation et les investissements étant moins lucratifs, ce capital reflue vite vers la Bourse, là où sa valorisation demeure la plus élevée. A force de voire affluer de plus en plus d’argent à la Bourse, la disproportion devient phénoménale : tous les jours, ce sont 3000 milliards de dollars qui s’échangent sur les places financières, représentant 300 % de la richesse réelle des pays de l’OCDE. Le retournement de la conjoncture risque alors de faire basculer l’édifice dans une récession et une crise économique généralisée. L’interdépendance entre les marchés financiers et l’économie en général étant de plus en plus élevée, un Krach boursier ne restera pas sans effets, ni aux Etats-Unis, ni en Europe, qui a certes peu d’échanges commerciaux avec continent nord-américain (12 % du PIB Européen) mais dont les capitaux affluent en masse. L’éclatement de la bulle spéculative n’est qu’une question de temps. Le "boom" des économies européennes des années 1830-1836 a été suivi d’une chute des prix et d’une dépression. L’introduction du train à vapeur à vu le nombre de kilomètres de voies ferrées passer de 16.000 en 1850 à 150.000 en 1875 mais n’a pas empêché la profonde crise internationale de 1880-1890 de même que la Ford T de 1916 n’a pas évité le krach de 1929. A près 10 années de politiques anti-crise de type keynésiens, le Japon ne s’est toujours pas relevé de l’éclatement de sa bulle spéculative, à origine immobilière mais entrainant le système bancaire et productif dans une crise sans précédant.
5. Les wagons de queue décrochés
Il est vrai qu’en Europe et aux Etats-Unis, les mises en garde contre les illusions envers la " nouvelle économie " paraissent être contredites par la conjoncture actuelle. Que celle-ci autorise à nouveau de parler d’un retour du plein emploi doit toutefois être mis en rapport avec les changements dans la norme d’emploi et la persistance d’un chômage. Au cours des 25 dernières années, le chômage a frappé certaines régions beaucoup plus que. Ainsi, les 25 régions avec le taux de chômage le plus bas sont presque les mêmes aujourd’hui qu’en 1986. En revanche, le taux de chômage moyen de ces régions les plus touchées est passé de 20 % à 26 %. À cela s’ajoute la part du chômage de longue durée qui tend à s’accroître dans ces régions. Ainsi, la part des chômeurs de longue durée augmente et y avoisine maintenant au moins 50 % (< 1 un au chômage) ou 30 % depuis au moins deux années de chômage. Les rapports récents d’Eurostat relèvent d’ailleurs que " ces formes de chômage sont particulièrement inquiétantes, parce qu’elles semblent largement résister aux améliorations générales de la situation économique. " Les 25 régions où le taux de chômage est le plus élevé sont particulièrement éprouvées par ces problèmes : " dans ces régions le chômage de longue durée représente au minimum 60 % du chômage total. Le taux de chômage des jeunes tourne autour de 47 % tandis que seulement 30 % des femmes en âge de travailler ont un emploi. " Il n’existe donc pas de concordance directe entre l’évolution économique et celle du chômage. Certaines régions peuvent connaître un PIB par tête d’habitant au-dessus de la moyenne européenne comme la Haute-Normandie et simultanément garder un taux de chômage considérable (14 % en 1999). En même temps, il y a des régions se situant en dessous de la moyenne européenne comme le Nord-Pas-de-Calais (89 PIB/EUR) et qui peuvent connaître une croissance du PIB régional allant de pair avec le maintien d’un chômage élevé. La désertification économique et sociale est un sort réservé à une série de régions anciennement industrialisées. Ainsi, le Hainaut (B.), la Lorraine (F), les Midlands (GB) se trouvent relégués dans la stagnation économique (PIB régional de 15 à 20 points en dessous de la moyenne UE15) avec une stabilisation du chômage à niveau élevé aux alentours de 25 à 30% du chômage. Un autre cas de figure correspond à celui d’une région riche, dynamique avec relativement peu de chômage. C’est le cas d’Anvers avec 140 en PIB-EU15, une croissance forte de 4.6 % de 1993 à 1998 et un taux de chômage de 8 %).
6. Le chômage, un problème pour l’UNICE ?
Certains s’étonneront peut-être du fait que l’UNICE se prononce en faveur d’une baisse du chômage. Historiquement, le chômage a toujours été une solution et non un problème pour le patronat. Le " courbe de Beveridge " en est un indicateur : plus il y a de chômeurs, moins longtemps les postes de travail restent vacants. Or, ce que cette " courbe " ne dit pas, c’est bien sûr ce qui accompagne un niveau élevé de chômage : baisse des salaires et reculs plus ou moins généraux de la condition salariale (statuts, temps, conditions de travail, etc.). Le lien de causalité entre chômage et précarisation peut en revanche être mis en évidence dès lors que l’on prend en compte la répartition des revenus. Parler de plein emploi demeurait, il n’y a pas si longtemps une hérésie du point de vue politique. Depuis le Sommet de Lisbonne, la notion fait de nouveau partie de la sémantique européenne. Mais, ne nous trompons pas sur les objectifs poursuivis : pour l’UNICE, il s’agit d’abord d’augmenter le taux d’activité ou le taux d’emploi. Justifiée au nom d’un équilibre à ré-instaurer entre actifs et inactifs, l’augmentation du taux d’emploi ne prend nullement en compte la nature de ces emplois (à temps partiel ou temps plein, CDD ou CDI). Il ne signifie pas non plus que le chômage doit baisser sur le plan numérique puisque c’est d’abord sa part au sein de la population active qui diminue. Accroître le taux d’emploi peut même s’accompagner d’une augmentation de la population touchée par le chômage dès lors que le flux entrant et sortant de chômeurs s’accroît via un raccourcissement de la durée moyenne de chômage. Mais par-dessus tout, l’augmentation du taux d’emploi revient, dans le contexte actuel, à élargir le marché du travail. Que ce soit par l’allongement de la durée d’activité sur la vie ou en réinsérant de gré ou de force les chômeurs sur le marché du travail. Le premier aspect exprime une menace concrète sur les systèmes de préretraites conventionnelles permettant de limiter la casse en cas de restructurations. En cas de retournement de conjoncture économique, le discours sur l’employabilité des salarié(e)s âgés tombera bien évidemment dans les oubliettes, mais les problèmes sociaux, eux, n’en seront que plus grands… Le second aspect concernant l’insertion professionnelle de chômeurs (et de longue durée là où les systèmes de protection sociale le leur permettent d’avoir ce " statut ") mérite de s’y attarder quelque peu. Il existe certes dans certains secteurs et-ou certaines régions, une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Les programmes de formation-qualification peuvent en partie y répondre. Masquée par la résolution de ce problème ponctuel, l’orientation visant à augmenter le taux d’activité à également pour ambition d’intensifier la concurrence entre salarié(e)s et de maintenir ainsi la fonctionnalité d’une réserve de main-d’œuvre (d’une surpopulation relative dirait un barbu du XIXe siècle) agissant sur les exigences des demandeurs d’emplois vis-à-vis des employeurs.
Les solutions proposées par l’UNICE quant à la baisse du chômage ne laisse donc aucun doute subsister. Si ce but ne pouvait être obtenu et poursuivi que " par une compétitivité accrue, une plus grande croissance économique et des réformes structurelles en particulier des marchés du travail ", les moyens dévoilent bien le cœur du projet ultra-libéral de l’UNICE : " augmenter la flexibilité des marchés du travail ; diminuer les coûts globaux excessifs de l’emploi et augmenter l’employabilité en en réduisant la surprotection de la force de travail " (p.4). Sachant que pour elle toute stratégie d’emploi doit demeurer cohérente avec la discipline budgétaire et la stabilité monétaire (pacte de stabilité), il n’y a plus beaucoup de marges encore disponibles pour les programmes de création d’emplois sur fonds publics ou inspirée par une orientation macro-économique autre que néoclassique.
La mise en relation des taux d’emploi et du taux de pauvreté montre qu’un taux d’emploi plus élevé à lui seul ne règle rien quant à la nécessaire cohésion sociale : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont vu leur taux d’activité augmenter mais également la pauvreté. Les politiques libérales d’emploi visent exactement à combattre le chômage par la pauvreté, soit en réduisant la couverture sociale par la réduction des montants de rémunérations ou encore la durée d’indemnisation, soit en mobilisant de force (workfare) les chômeurs-euses via la contractualisation de la protection sociale transformant les droits sociaux en obligation et devoir d’insertion. Il existe d’autres situations comme en Scandinavie avec un taux d’emploi plus élevé mais sans le même taux de pauvreté. Cela démontre à la fois l’autonomie du social par rapport à l’instance économique et son lien étroit avec les conquêtes du mouvement ouvrier à une époque où le rapport de force entre capital et travail s’est institutionnalisé. Que la conception de l’UNICE se trouve à 10.000 lieues de cette vision ne doive guère étonner. En revanche, le fait que le président de la CES, Emilio Gabaglio, explique à la manifestation de Lisbonne le 23 mars que le modèle social européen ne doit pas être regardé comme une conquête sociale mais faisant partie intégrante de la civilisation européenne, est plus inquiétant. Le patronat peut sémantiquement souscrire à ce discours, mais imposera une lecture exclusivement économique de la protection sociale. C’est d’ailleurs l’orientation défendue par la Commission dans les dernières communications sur la " Modernisation et l’amélioration de la protection sociale " (COM-14/07/2000). Considérée sous l’angle économique uniquement, elle n’est pas un " fardeau ", mais " constitue un facteur productif favorable à la stabilité économique à même d’aider les économies européennes à être plus efficace et plus flexible ". C’est exactement ce qui se passe avec l’usage des fonds des caisses de sécurité sociale comme manne de financement de l’emploi. Loin d’être une charge, la sécurité sociale forme une " aubaine " pour réduire le coût du travail et stimuler les formes d’emploi flexibles. Exception faite de la France, où la baisse des cotisations sociales patronales est davantage liée à la réduction du temps de travail, les diverses exonérations génèrent peu d’emploi puisque additionnels puisque les effets d’aubaine, de substitution et de cannibalisme d’une mesure sur l’autre demeurent possibles.
II. Fragments de propositions pour une alternative syndicale
Plutôt que de dresser un inventaire complet des axes revendicatifs nous préférons traiter ici de trois questions qui suscitent des discussions au sein du mouvement syndical et dont il nous semble indispensable de démêler les fils avant même de commencer à élaborer des exigences ou des plates-formes : 1) la précarité, comment la juguler ? ; 2). Quelles nouvelles garanties collectives ? ; 3). Quel rôle attribuer à l’Etat ?
1). Réduire la précarité, oui, mais comment ?
L’existence d’une pauvreté importante en Europe est aujourd’hui admise. En 1998, 18 % de la population perçoit un revenu inférieur à 60 % du revenu médian dans l’EU13. 60 millions de pauvres et 18 millions de chômeurs. L’existence de la précarité commence à être pris en compte dans les textes officiels de la Commission. Encore faut-il savoir si le concept de " flexicurité " répond à ce problème. Nous reviendrons ultérieurement sur la question des marchés transitionnels et les formes de contrats combinant garanties sociales et flexibilité. L’élargissement aux pays PECO de l’Union Européenne rend urgente l’adoption de normes de convergence sociale concernant l’emploi et le revenu (salaire et minima sociaux). L’évolution des 15 dernières années montre un éclatement croissant des situations, tant sur le plan des salaires, des conditions d’emploi, que des horaires de travail et des statuts. Or, contre la précarité, il faut soit garantir un revenu suffisamment élevé pour vivre dignement, soit rétablir une norme d’emploi, soit combiner les deux approches.
Garantir un revenu suffisant agira effectivement sur la disponibilité de la main-d’œuvre et réduira le " seuil de tolérance " de précarité que les individus sont prêts à accepter. Cette piste agit directement sur les situations sociales, via l’offre et la demande du marché du travail. En même temps, en autorisant de combiner prestations sociales et revenu issus du travail, cette option risque aussi de poursuivre le mouvement de dévalorisation du travail, de baisse des coûts salariaux. Et, dans le cas où ces compléments de revenu seraient relativement " généreux ", ils favoriseront aussi des " révoltes fiscales " de la part des salarié(e)s cotisants ou des ménages portant une grande part de la charge fiscale à temps plein. Ce qui à son tour induit pour des raisons de légitimité politique les orientations répressives de workfare. En demeurant insuffisants, ces compléments de revenu risquent fort d’enfermer les individus dans la précarité, ou de la rendre socialement acceptable.
C’est pourquoi il faut aussi et surtout construire une nouvelle norme d’emploi. Cette norme devrait être bâti sur l’idée que tout boulot n’est pas un emploi, qu’il faut combattre les situations où l’on est appelé à travailler deux heures par jour, où les horaires de travail deviennent invivables pour soi, sa santé et la vie sociale. Dire cela demande aussi de sortir du paradigme de l’" employabilité " qui tend à individualiser la cause du non-emploi et réduit la résolution du chômage à une question d’ajustement qualitatif de l’offre et de la demande de main-d’œuvre alors qu’elle implique bien d’autres paramètres (productivité, temps de travail, choix productifs du capital et politiques macro-économiques publiques). Œuvrer à une nouvelle norme d’emploi ne nous semble pas dissociable du " zéro chômage " ou autrement dit, du " plein emploi ", signifiant qu’ aucune force de travail est invendable sur le marché du travail. On rétorquera que cela implique une extinction de l’échange marchand du travail et que l’inflation s’emballera. Nous réponderions alors qu’il faut réouvrir l’horizon d’une autre logique de développement. Pourquoi n’y aurait-il point de salut hors d’une dictature des marchés favorisant la déflation, une croissance en dents de scie et générateur de polarisation sociale croissante au sein des populations et des territoires ? En vertue de quoi serait-il impossible de orienter le devenir humain vers le développement d’une économie de prestations et de services libérée de la valorisation et de l’accumulation de capital ? Que cela exige effectivement une extinction des marchés financiers et une socialisation du salaire n’est quand même pas la pire des éventualités …
Rappelons que, à l’inverse de la représentation commune des " trente glorieuses ", le " plein emploi " n’a jamais été déterminé par le développement économique seul mais fut aussi un choix politique. Revendiqué par Beveridge comme indissociable d’une société démocratique, de l’application minimale des fonctions étatiques, le " plein emploi " signifiait aussi un autre ordre des priorités, et notamment que " les délais d’attente pour les emplois vacants seraient plus longs que les files d’attente des chômeurs " …
Dans l’état actuel de l’intégration européenne et d’un climat idéologique encore très respectueux des dogmes du libéralisme, il demeure toujours difficile de lier la question du " plein emploi " avec celle concernant le rôle de l’Etat et de l’intervention politique. De plus, comme nous l’avons déjà dit plus haut, la nature libérale de la construction européenne — tant sur le plan des orientations que de la logique de fonctionnement peu démocratique rend cette discussion quelque peu insaisissable. Toutefois, l’élaboration d’une alternative ne pourra faire l’économie de défendre une européanisation réelle de certaines cadres régulateurs : primo, une norme salariale " plancher " européen (par zone de productivité et de branche variant aux alentours de 1000 euros/mois) ; deuzio, une norme de revenu minimum garanti pour les retraites et les minima sociaux en général (de l’ordre 50 % du PIB par tête et indexé sur l’évolution du PIB, équivalent au seuil de pauvreté devrait-on dire en respect de la Déclaration universelle des droits de l’homme) ; tertio, une norme d’emploi. En ce qui concerne ce dernier aspect, le choix n’est plus tellement de savoir si l’on peut encore s’arc-bouter sur une norme (plein temps à durée indéterminée) de plus en plus fragilisée. Non seulement parce que les formes modernes de louage de main-d’œuvre (intérim, CDD, contrats d’appels, faux indépendants) prennent un poids croissant mais aussi parce que cette problématique se situe aujourd’hui au cœur de l’offensive patronale qui tente ouvertement de remettre en cause le CDI (France, Belgique, Italie). Il devient donc urgent de reconstruire un socle commun.
b). Quelles nouvelles garanties collectives ?
Face à la précarisation croissante, concomittante à la remarchandisation de la force de travail, le débat sur les nouvelles garanties collectives ne fait que de débuter. Sur ce plan, la création d’un " état professionnel " mérite qu’on s’y attarde. L’objectif premier de cet " état professionnel " est de réunifier les situations éclatées autour de droits de tirage sociaux individuels en termes de congés annuels, de formation, de crédits d’heures, de l’éducation des enfants ou d’engagement dans la vie associative. Cette proposition s’insère dans un ensemble plus vatse, comprenant aussi le " contrat d’activité " (Rapport Boissonnat, 1995) ou les travaux au sujet des " marchés transitionnels ". Ceux-ci ont comme dénominateur commun le fait de prendre acte de l’instabilité de l’emploi d’une part et, de vouloir reconstruire des garanties statutaires pour la main-d’œuvre précaire ou atypique. Dans cette optique, le marché du travail est appréhendé comme inéluctablement instable, l’individu n’ayant plus d’employeur fixe mais privilégiant parfois lui-même une mobilité inter- ou transprofessionnelle. Ce sont alors les " transitions " (übergänge) qui doivent devenir l’objet d’une action politique régulatrice dont l’objectif est de procurer de nouvelles garanties sociales en termes de formation, de temps libre, d’activités domestiques ou associatives.
Alain Supiot propose, lui, de reconstruire un socle commun à la fois juridique et social, en opposition à la contractualisation (au sens du droit civil) et du mouvement de marchandisation de la force de travail. Pour lui, le statut professionnel ne s’articulerait plus à l’emploi (et donc rattaché à l’employeur) mais se situerait " au-delà " de celui-ci en prenant appui sur le " travail en général ", c’est-à-dire sur l’ensemble des activités ce y compris la formation, le travail domestique, les activités associatives : "Au paradigme de l’emploi serait ainsi substitué un paradigme de l’état professionnel des personnes, qui ne se définisse pas par l’exercice d’une profession ou d’un emploi déterminé, mais engloberait les diverses formes de travail que toute personne est susceptible d’accomplir durant son existence " . Cependant, Alain Supiot s’oppose à l’idée défendue par le Rapport Boissonat (1995) de dénommer " contrat d’activité " ce nouveau socle juridique commun, l’activité étant indéfinissable, trop large pour fonder des droits spécifiques mais seulement universels. Ces droits universels pourraient en particulier se développer sous la forme de droits de tirage sociaux permettant de " faciliter le passage d’un type de travail à un autre (...) pour éviter les risques d’enfermement dans une situation de travail donnée ". Le travailleur pourrait obtenir par ce biais une formation, opter de s’investir dans une association ou se lancer dans un travail indépendant.
Cette approche a le mérite de réouvrir un horizon collectif. Il demeure néanmoins marqué par un aveuglement devant les modes de gestion de la force de travail dans l’ère du néolibéralisme. Ces propositions sont en effet articulés autour du constat d’une externalisation des droits sociaux hors de l’application de tout ou partie du droit du travail et des garanties collectives. Ayant touché d’abord les segments les plus fragilisés (moins qualifiés, catégories discriminées comme les femmes et immigrés, …), cette mise à l’écart d’une norme protectrice a progressivement embrassé l’ensemble des catégories, des ouvriers qualifiés aux techniciens, ingénieurs et cadres. Ces réorganisations participent d’abord à la remarchandisation de la force de travail, même si les catégories les plus qualifiés peuvent " tirer leur épingle du jeu ". Or, l’analyse de Supiot tend à ne prendre en compte que les éléments apparents, à opposer la précarité malheureuse des peu- et bas qualifiés à l’auto-emploi heureux des couches supérieures. Il existe alors très logiquement des " transitions positives " et " négatives ". Les uns concernant ces " nomades du marché du travail " et renvoyant à une situation garantie par le niveau élevé d’ " employabilité " tandis que les " transitions négatives " sont composées des diverses formes de relégation dans la précarité, le chômage et de désaffiliation sociale. Cette représentation dualiste des transitions nous semble faire l’impasse sur comment rationalité instrumentale domine les conduites individuelles et tend à assujétir l’usage de soi — en tant que dépositaire d’un capital humain — à l’imaginaire du consommateur souverain
Ce diagnostic posé suggère les réformes à réaliser. Remarquons que Supiot relie étroitement le droit du travail érigé au cours de la période de l’après-guerre au fordisme. La période actuelle étant alors marquée du sceau de l’instabilité, l’objectif premier serait de procurer à nouveau un statut à ceux qui en n’ont pas ou peu. Dans cette optique, cet objectif doit rester cohérent avec ce qui est considéré comme l’invariant de la période actuelle, à savoir la flexibilité. Sinon, le maintien du cadre juridico-professionnel actuel associé à l’emploi typique risquerait, selon Supiot, de jouer le rôle de mécanisme d’exclusion (p. 247) et de favoriser davantage la dualisation du marché du travail (p.298). On retrouve la même idée auprès de Bertrand Gazier qui, respectant pleinement les cadres d’analyse libéraux, considère l’homogénéité sociale des collectifs de travail comme un facteur de vulnérabilité de l’entreprise et de la compétitivité là où les "marchés transitionnels donnent un pouvoir de marché (valeur spécifique, ndlr) aux outsiders tout en réorganisant l’adaptation et la circulation des insiders."
Vis-à-vis d’une approche qui privilégie l’acquisition de nouveaux droits rattachés à la personne (universels), Robert Castel se demande pourquoi une protection et des garanties collectives pour la caissière à temps partiel exigerait de passer par des médiations aléatoires extérieure à la relation de travail et qui ne seraient pas inscrites dans les conditions concrètes de l’emploi ? Il se demande ensuite " comment, en déplaçant les contraintes du droit de l’emploi sur la personne, nous pouvons arriver à instituer des contraintes fortes vis-à-vis du pôle employeur ?" Réintégrer les " zones grises " de l’emploi ne doit pas conduire à lâcher la proie pour l’ombre. Il faudrait selon Castel continuer à s’appuyer sur la relation de travail et les conditions d’emploi qui continuent à former ainsi un horizon d’action collective.
A ce propos, il y a depuis la fin des années 90 plusieurs signes témoignant d’une réactivation de l’action collective et syndicale. Concernant les restructurations (licenciements, faillite, délocalisation), celles-ci demeurent essentiellement défensives. En revanche, par rapport aux conditions de travail, plusieurs signaux indiquent une résistance croissante contre leur dégradation, que ce soit dans des secteurs nouveaux (centres d’appels), fortement " instables " (alimentation, commerce) ou d’importance névralgiques comme celui du transport (métro, routier, aérien, ferré). Le taux de syndicalisation augmente à nouveau avec une augmentation du nombre de conflits de travail. Ce mouvement de remobilisation demeure bien sûr inégal mais touche autant un pays comme l’Espagne que la Grande-Bretagne, pays où la liberté syndicale a été fortement restreinte jusqu’à présent. Des secteurs en expansion connaissent une élévation du taux de syndicalisation (soins de santé, non-marchand, distribution) et de nombreux micro-conflits émaillent de-ci-delà.
Plus en général, n’est-il pas significatif aussi d’observer que dans un sondage d’opinion réalisé en France, 79 % des 20-30 ans se déclarent massivement favorables au CDI, tandis que seulement 11 % veulent bien travailler en intérim ? Non car la réalité du travail vécu par cette génération est bien placée sous le signe de la précarité : 50 % des jeunes de moins de 25 ayant une activité professionnelle perçoivent un salaire inférieur au SMIC ; en une génération l’écart de rémunération entre les 25 ans et les 40 ans a été multiplié par 3 ; 30 % des jeunes de moins de 30 ans ont un emploi temporaire contre 6 % des plus de 30 ans ; le temps partiel est deux fois plus fréquent chez les jeunes que chez leurs aînés ; etc. Cela étant, cette même jeunesse a bien intégré les paramètres de son époque puisque 80 % se voient alterner des périodes de travail et de formation, d’exercer des métiers différents au sein d’une même entreprise (74 %) ou, s’il le faut, de changer plusieurs fois d’employeur (70 %). Dans une situation où les aspirations des salarié(e)s vont tendre les relations de travail, l’action collective peut se nourrir de nouvelles energies militantes et changer la donne. La question cruciale demeure donc : comment reconstruire un horizon social où les positions des un (e) s et des autres convergent vers une meilleure qualité de vie ? Le poids accordé respectivement aux droits sociaux " universalistes " ou " spécifiques " est sans doute également fonction du pouvoir régulateur des organisations syndicales, de sa représentativité, des capacités revendicatives comme de la place accordée à l’intervention politique (législative). Ce qui nous conduit à traiter dans un dernier point la question de l’Etat.
3). Repolitiser l’économie pour la démocratiser
Dans cette époque charnière, encore empreinte des dogmes néolibéraux, le rôle attribué à l’Etat oscille entre celui de " régisseur " de la nouvelle économie et " régulateur " des tensions sociales. Simultanément, la concentration de pouvoir économique dans les mains du capital rentier et les grands monopoles n’a jamais été aussi grand. Que le chiffre d’affaires de multinationales dépasse allègrement le budget d’un pays comme le Danemark est caractéristique de cette évolution. Le classement des 20 entités économiques les plus importantes fait apparaître que parmi elles, la moitié est composée de firmes multinationales. Les formes de l’entreprise ont certes changées. Devenue entreprise-réseau (réticulaire) avec les phénomènes de filialisation-externalisation, il n’en reste pas moins que 50 % du commerce mondial concerne des échanges intra-groupes. Il y a là une concentration phénoménale de pouvoir sur l’aménagement des territoires, sur l’environnement et davantage encore, sur le tissus social et économique... Les choix d’investissements, de leurs lieux comme de leur nature, des licenciements, le façonnement des populations par leur rapport au travail (formation), tout cela structure profondément la société. Les catastrophes écologiques comme le naufrage de l’Erika au large des côtes françaises a mis en lumière le danger d’une suprématie du droit commercial où tout devient possible.
À nouveau, il n’est guère étonnant que l’UNICE se taît en toutes lettres sur cette question. Mais pour le mouvement ouvrier, et au-delà, pour la société en elle-même, il devient impératif de développer un contrôle démocratique sur les grandes firmes, sans quoi, la démocratie en elle-même s’effacera devant la dictature des marchés financiers et des grandes firmes. Sur ce plan, le débat doit autant porter sur l’Etat que sur le contre-pouvoir syndical. À ce sujet, deux remarques nous semblent de mise.
Primo, l’analyse qui oppose l’Etat au marché et, tend à représenter la régulation et comme l’alternative au " tout-marché ", risque fort de se révéler une impasse. C’est oublier que, comme le disait à juste titre Amartya Sen (prix Nobel en Economie en 1998) " le succès du capitalisme est autant dû au rôle de l’état qu’à celui du marché ". Que ce soit la politique monétariste initiée par Reagan au début des années 80 ou encore l’orientation de la construction européenne, il n’y aurait pas eu de contre-réforme néo-libérale sans intervention étatique. La création d’un marché unique et d’une nouvelle monnaie sont là pour le prouver. C’est alors une autre discussion qu’il faut oser mener. Une discussion portant sur la nature de l’intervention publique et de l’Etat, sans quoi la vague actuelle de mondialisation risque de soumettre entièrement toutes les sphères de la vie sociale à l’expansion du marché.
Deuxièmement, il y a lieu de sortir le contre-pouvoir syndical de son enfermement à l’intérieur de l’entreprise. Contourné par les réorganisations, les fusions, l’internationalisation ; fragilisé par l’éclatement ou la segmentation des collectifs de travail, le syndicalisme ne pourra reconquérir le terrain perdu qu’en prenant appui sur des principes généraux, politiques. La responsabilité économique et sociale de l’entreprise va au-delà de sa " responsabilité à l’égard du social ". Par l’usage des aides publiques, des exonérations diverses et variées, l’entreprise doit rendre des comptes et ce droit de regard ne peut exister sans l’action syndicale. Cela signifie que l’ensemble des règles et des compétences dont disposent les Comités d’Entreprises — de groupe, d’établissement et européens — devrait êtres revalorisés. À l’opposé, préconiser des solutions telles qu’un label d ’" entreprise citoyenne " avec une série ISO 8000, signifie d’abord autoriser que certaines entreprises ne le sont pas. De plus, avec la sous-traitance en cascade, la filialisation et d’autres formes d’externalisation, il devient aisé d’obtenir un label éthique ou citoyen pour l’entreprise commercialisant la production tandis que les activités périphériques ou l’assemblage de composants sont réalisées avec le concours d’un travail forcé .
De plus, en cette ère de fusions, concentrations et de formation de quasi-monopoles et d’exacerbation de la concurrence, on se demande bien comment l’action des consommateurs pourrait orienter les choix de production et imposer le respect des normes sociales. A l’heure de l’hyperindustrialisation de l’agriculture et de la production alimentaire, les débats suscités par les diverses crises sanitaires ont d’ailleurs révélé les obstacles à l’élaboration d’une réglementation garantissant une sécurité sanitaire qui préserve en même temps la logique de profit. Si la résolution de ces problèmes exigera de poser aussi la question des formes sociales de propriété, elle implique aussi une transformation des relations de travail. En effet, dans le régime actuel du salariat, la contrainte de vendre sa force de travail au rabais des conditions précédentes est omniprésente. Il est alors toujours possible de trouver une main-d’œuvre disponible même pour les besognes les plus pénibles ou dangereuses (le nettoyage industriel comme les centrales nucléaires réalisées par des sous-traitants employant des clandestins), fragilisant de ce fait alternative à partir du seul lieu de travail. Simultanément, au niveau de la société prise globalement, la consommation demeure aussi soumise au pouvoir d’achat et il n’est guère étonnant de voir se développer une mauvaise alimentation de bon marché, une habitation insalubre et un (non)-enseignement pour cette catégorie de pauvres et autres " inemployables ". La seule action syndicale et-ou citoyenne ne permettront pas de modifier profondément le cours des choses. C’est pourquoi la question d’une alternative doit dépasser la construction de nouveaux contre-pouvoirs à l’échelle internationale mais implique aussi de poser la question de l’Etat, de sa place et de son champ d’action.
Finalement, l’enchevêtrement des questions d’un contre-pouvoir adéquat et d’une instance politique ne pourra être démêlé adéquatement que par l’élaboration d’un projet de transformation sociale d’ensemble. L’universalisation du marché et les effets pervers qu’elle provoque poussera inéluctablement la recherche d’une laternative dans cette direction. En effet, l’époque contemporaine nous autorise à parler de société-usine et de soumission de la société entière au régime de la valorisation du capital. Citons à ce propos Harry Braverman dont les analyses du début des années 70 sont d’une actualité probante. Dans la période du capitalisme monopoliste, écrivait-il, le premier pas dans la création du marché universel est la conquête par la forme marchandise de la production de tous les biens, " de manière à ce que le travail, producteur de biens, n’existe que sous sa forme marchande "; le second pas est formé par " la conquête d’une gamme toujours plus grande de services et leur conversion en marchandise "; le troisième pas est un " cycle de produits suscitant la création de nouveaux produits et services dont certains deviennent indispensables avec les changements de conditions de vie qui détruisent toute possibilité de choix ". Finalement, le marché universel s’incarne dans " l’industrialisation de la production des aliments et d’autres produits élémentaires d’un processus qui conduit finalement à la dépendance totale vis-à-vis du marché de toute la vie sociale, et, en fait, de tous les rapports humains " .
Loin des agendas étriqués du " dialogue social ", l’élaboration d’un projet de transformation social nécessitera aussi l’échange avec des forces diverses — hormis le mouvement syndical, citons les mouvements environnementaux radical, organisations paysannes, ONG de solidarité internationale et forces politiques — afin de sceller une " nouvelle alliance " telle qu’elle s’est révélée a Seattle, mais dont la plate-forme ne s’apparente pas à la juxtaposition des exigences, de l’ " ancien " et du " nouveau " mais à une synthèse cohérente. Et si la clarté des positions de l’UNICE peut y contribuer à sa façon, il n’y a aucune raison de s’en abstenir …
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