Quel spectacle ! Uri Avnery, 5 octobre 2002 Qui ne se souvient de cette image: un Juif est traduit en justice à Moscou comme espion sioniste. Des membres de la famille et des amis viennent pour assister au procès et sont refoulés. Plus de place, leur a-t-on dit, tous les sièges sont occupés. Évidemment, des agents du KGB avaient rempli la salle et quand l'accusé est entré, ils se sont mis à crier: «Traître!» «Espion!» «Tuez-le!» Avant-hier j'ai été témoin de quelque chose de furieusement semblable à Tel-Aviv. La demande de l'accusation de garder Marwan Barghouthi en prison jusqu'à la fin de son procès devait être examinée par le tribunal de grande instance. Barghouthi, une personnalité politique de premier plan, est connu depuis des années comme le dirigeant du mouvement Fatah d'Arafat en Cisjordanie. Après Oslo, il a participé à de nombreuses manifestations pour la paix. Il a été enlevé par les FDI et traduit en justice comme terroriste. Les militants de Gush Shalom et d'autres ont décidé d'assister au procès et de suivre les débats. Je suis arrivé avec deux heures d'avance mais on ne m'a pas permis d'entrer dans la salle d'audience malgré ma carte de presse. Tout le public avait été expulsé, parce qu'à l'intérieur avait lieu une réunion du personnel de sécurité. J'ai aperçu à l'intérieur de la pièce des dizaines d'agents de sécurité et autres. Visiblement, ils étaient en train de préparer ce qui allait arriver. Pendant ce temps, une foule s'était rassemblée devant la porte. Les agents de sécurité ont ordonné à chacun de descendre d'un étage et ont installé une barrière au pied des marches. Derrière cette barrière, des gens de la sécurité et des membres du bureau du Premier ministre ont pris position. Ils avaient des listes dans les mains. «Seules les personnes qui sont sur ces listes pourront entrer!» ont-ils annoncé. Qui est entré? Un certain nombre de journalistes et d'équipes de télévision, en fonction d'une liste préparée par le bureau de presse du gouvernement (une branche du bureau du Premier ministre). Quelques diplomates et un membre de la Knesset. En dehors d'eux, seules les personnes apparaissant sur la liste fournie par «l'Organisation des Victimes de la terreur». C'est le nom innocent d'un groupe très connu: un organisme radical d'extrême droite, bien organisé et bien entraîné, qui se spécialise dans des manifestations violentes anti-arabes. Souvent les «victimes» apparaissent à côté des voyous de Kach - un groupe juif terroriste interdit. L'«Organisation des Victimes» ne représente évidemment qu'une infime partie des dizaines de milliers de familles touchées par la violence, qui appartiennent à toutes les couches de la société. Les kamikazes ne font pas la différence entre les gens de gauche et ceux de droite, entre les citoyens juifs et les citoyens arabes. À part les membres de cette organisation, personne - pas une seule personne! - n'a été autorisé à entrer dans la salle d'audience. Je suis journaliste. Pendant quelque cinquante ans, j'ai eu une carte de presse délivrée par le bureau de presse du gouvernement. Je suis aussi un ancien membre de la Knesset. Néanmoins, pendant deux heures et demie, je suis resté debout face à la barrière, entouré de gens de tous côtés, incapable de bouger, respirant avec difficulté dans une chaleur étouffante, alors que les membres de l'«Organisation des Victimes» passaient à côté de moi en tenant des posters pliés et de grandes photos. Autour de moi il y avait des avocats, des militants de la paix, des journalistes étrangers et des spectateurs ordinaires. En Israël et dans le monde entier, les gens ont vu ce qui s'est passé dans la salle d'audience: quand Barghouthi a été amené, le public à l'intérieur a déclenché une émeute, brandissant des pancartes et des photos en criant «Assassin!» «Terroriste!» «Tuez-le!». On se serait cru dans les arènes de la Rome antique ou dans une scène de lynchage. Les gens voyant ceci à la télévision ne pouvaient pas savoir que c'était un spectacle préparé et organisé bien à l'avance par le gouvernement Sharon. Le but était clair. Un des participants, un homme appelé Souiri, l'a avoué candidement quand il a été interviewé à la télévision: «Je voulais que le monde voie les victimes de cet assassin, Barghouthi!» Autrement dit: les participants à l'émeute n'étaient pas venus pour voir et écouter. Ils avaient condamné l'accusé bien avant le début du procès. Le principe de la présomption d'innocence tant que la culpabilité n'est pas prouvée, n'est pas reconnu par ces gens-là. Il ne concerne certainement pas les Palestiniens. La décision même de bourrer la salle avec des «victimes de la terreur», à l'exclusion de toute autre personne, équivaut à une condamnation par avance. Les victimes contre l'auteur. Cela signifie que l'ensemble du procès n'est rien d'autre qu'une action de propagande, un procès-spectacle de la même espèce que ceux des régimes fascistes et communistes. L'émeute programmée a eu lieu dans un tribunal. Le service de surveillance du tribunal, qui comprend de nombreux agents des services des sécurité, a participé à l'organisation du spectacle qui était orchestré par le bureau du Premier ministre. Il est difficile de croire que tout ceci s'est passé à l'insu - et même sans la coopération - du tribunal. Ceci déshonore l'ensemble du système judiciaire qui faisait la fierté d'Israël. Mais cette dégradation était probablement inévitable. Après les décisions de la Cour Suprême approuvant la torture («pression physique modérée»), la déportation et la démolition des maisons des familles de kamikazes, considérant les personnes kidnappées comme «monnaie d'échange» (Sheikh Obeid et Dirani), c'est une autre étape inévitable qui alourdit le prix de l'occupation et de l'Intifada: dans ce domaine également, nous sommes en train de descendre au niveau du Tiers-Monde. Les chaînes de télévision ont donné beaucoup d'importance à l'émeute dans la salle d'audience, sans rendre compte de la façon dont elle avait été planifiée et orchestrée. Et ce n'est pas étonnant: ce qui se passe maintenant dans les tribunaux est déjà arrivé à la télévision. Depuis qu'Ariel Sharon a pris récemment le contrôle direct des médias audiovisuels, tout le monde peut voir les résultat de ses propres yeux. Comme feu Staline, Sharon apparaît désormais chaque jour à la télévision, s'adressant sans arrêt à la nation. Chacun de ces «événements» est soigneusement préparé et dirigé par ses conseillers en communication. Il apparaît parmi les soldats, sur fond de chars, en compagnie d'enfants, aux rencontres de parents endeuillés, aux cérémonies du souvenir. Jamais avec les chômeurs de Yerucham ou les familles affamées de Dimona, qui paient le prix de l'Intifada. Chaque jour un ministre est invité, à tour de rôle, pour une longue interview à la télévision, dans laquelle il expose les immenses succès du gouvernement ainsi que les siens. Au nom de l'équilibre, un homme politique de droite est souvent confronté à un collègue d'extrême droite. Quelquefois, mais de moins en moins souvent, on fait appel à un «homme de gauche» pour servir d'alibi, et on lui permet de prononcer quelques phrases sur la paix avant qu'il soit interrompu par des cris de colère. Quel spectacle! Voici à quoi ressemble maintenant la «seule démocratie du Moyen-Orient». Il fut un temps où cela s'appelait «démocratie populaire». [ Traduit de l'anglais - RM/SW ] Le texte anglais de cet article peut être consulté sur le site de Gush Shalom : http://www.gush-shalom.org/