Uri Avnery : Vous pouvez manger du chocolat belge Voici, brièvement, les faits : 22 février 2003 «Ne mangez pas de chocolat belge», a ordonné le consul d'Israël en Floride à l'importante communauté juive de cet État. En Israël, les injures anti-belges ont atteint un niveau assourdissant. Misérable Belgique! folle Belgique! Belgique mégalomane! et ainsi de suite, Belgique antisémite! Belgique néo-nazie! L'ambassadeur israélien a été bien sûr rappelé de Bruxelles. Rien d'étonnant à cela, comment Israël pourrait-il laisser un ambassadeur dans la capitale mondiale de l'antisémitisme? La tempête s'est déclenchée quand un tribunal belge a décidé qu'Ariel Sharon pouvait être poursuivi pour crimes de guerre, mais seulement au terme de son mandat de Premier ministre en Israël. Les officiers de l'armée israélienne impliqués dans les massacres des camps de réfugiés de Sabra et de Chatila de 1982 peuvent être poursuivis dès maintenant. Dans un programme télévisé israélien, le présentateur, un juriste, a dit: «La Belgique antisémite veut juger les officiers d'un deuxième pays pour des crimes commis dans un troisième pays, alors que les accusés n'ont pas le moindre rapport avec la Belgique, ne sont pas sur le territoire belge et que l'ensemble de l'affaire ne concerne pas la Belgique. C'est de la mégalomanie qui relève vraiment de psychiatres!» «C'est étrange», ai-je répondu au cours l'émission, «je crois me rappeler une affaire où un pays A a kidnappé dans un pays B le citoyen d'un pays C qui avait commis dans un pays D des crimes contre les citoyens de pays E, F et G, cela bien que les crimes aient été commis bien avant même que le pays A existe.» Je voulais bien sûr parler du procès d'Adolf Eichmann sur lequel nous étions tous d'accord. «Comment pouvez-vous comparer les deux!» ont hurlé à l'unisson les autres participants à l'émission. Évidemment, comment peut-on comparer les actions de Juifs avec des actions de Goys commis contre des Juifs? Bien sûr, ce sont les Juifs qui ont demandé après la deuxième guerre mondiale que tous les pays poursuivent les criminels de guerre nazis et leurs alliés. Eichmann a été jugé en Israël aux termes de la «loi israélienne pour traduire en justice les Nazis et leurs complices» sans considération de frontières. Plus récemment, la Knesset a voté une autre loi permettant aux tribunaux israéliens de poursuivre les auteurs de tout crime commis contre des Juifs n'importe où dans le monde. Alors, que reproche-t-on à la loi belge de «juridiction universelle», qui permet à des tribunaux belges de juger des criminels de guerre de quelque pays que ce soit? Emmanuel Kant a écrit : «Agissez comme si le principe au nom duquel vous agissez est sur le point d'être reconnu comme relevant du droit naturel.» Mais Kant était donc probablement antisémite. Il y a des centaines d'années, le monde a décidé de permettre à chaque pays de juger et de pendre les pirates, quels que soient leur appartenance ethnique, leur origine et leur lieu d'activité. L'hypothèse était que le pirate est un ennemi de l'humanité dans son ensemble et que par conséquent tout pays a le droit - et même le devoir - de le juger. La loi belge contre les crimes de guerre est un pas dans cette direction, et j'espère que beaucoup d'autres pays suivront. Bien sûr, il serait préférable que ce soit la Cour pénale internationale de La Haye qui remplisse cette tâche, mais beaucoup de temps passera avant qu'elle soit en mesure de le faire. De fortes pressions politiques sont exercées, de nombreuses limitations ont été imposées et la CPI s'est retrouvée pieds et poings liés. Pis encore, la seule superpuissance, les États-Unis, essaie ouvertement de la détruire (comme elle a détruit la Société des Nations après la première guerre mondiale). Mon rêve est qu'avant la fin du XXIe siècle, un nouvel ordre mondial, effectif, conduit par un parlement mondial, voie le jour. Cet ordre devra comprendre un tribunal mondial et une force de police mondiale qui traiteront des conflits entre les nations comme aujourd'hui les tribunaux nationaux traitent des conflits entre les personnes. La route sera longue et pleine d'embûches, des décennies passeront avant que l'Humanité atteigne ce stade. Mais nous devons tout faire pour y parvenir. En attendant, d'autres pays doivent suivre l'exemple belge, pour progresser dans cette direction. Particulièrement en ce qui concerne les crimes de guerre. Certains diront que nous ne devrions pas extrader nos propres citoyens, qu'il est du devoir de tout État de juger lui-même ses criminels de guerre. Mais c'est utopique: aucun pays au monde ne l'a jamais vraiment fait. C'est normal: non seulement les États ne sont pas enclins à admettre de tels crimes honteux et essaient de les cacher, mais généralement ces crimes sont commis par des agents de l'État lui-même. L'affaire de Sabra et Chatila en est un bon exemple. Voici, brièvement, les faits : Pendant l'été 1982, l'armée israélienne a envahi Beyrouth-Ouest, violant un engagement explicite donné au médiateur américain, Phillip Habib, de ne pas le faire. À ce moment-là, les forces de l'OLP avaient déjà quitté la ville. À partir de là, Beyrouth-Ouest, où se trouvent les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et de Chatila, est devenu territoire occupé par les Israéliens, rendant l'armée israélienne responsable de tout ce qui s'y passait. Après l'occupation, les FDI ont laissé les «Phalangistes», membres d'un groupe extrémiste chrétien maronite, entrer dans les deux camps. Ces gens avaient déjà commis des massacres haineux dans d'autres camps de réfugiés palestiniens. Ils étaient conduits par un massacreur célèbre, Elie Hobeika. Tous les principaux responsables israéliens engagés au Liban savaient que les Phalangistes étaient en train de commettre des atrocités pour terroriser les Palestiniens et les obliger à fuir le Liban. Quand le gouvernement israélien a été informé de l'intention de l'armée de laisser les Phalangistes entrer, le ministre David Levy, qui était né au Maroc, a prévenu que ceci causerait un désastre. Ses collègues n'ont pas tenu compte de cet avertissement. Juste après leur entrée dans les camps, les Phalangistes ont commencé à massacrer hommes, femmes et enfants, sans discrimination. Celui qui dirigeait l'action, Elie Hobeika, la supervisait à partir du toit du poste de commandement israélien qui se trouvait tout près des camps. Les officiers du commandant de division israélien, le général Amos Yaron, ont très bien entendu Hobeika ordonner à ses hommes par talkie-walkie de tuer aussi les femmes et les enfants. Ils se sont précipités pour en informer Yaron mais celui-ci a ignoré le message. (Plus tard, il a admis: «Nous avions perdu toute sensibilité.») Au cours de la nuit, alors que le massacre se poursuivait (il a duré en tout trois jours), le chef d'état-major israélien, le général Raphaël Eytan, a ordonné à l'armée de répondre à la demande des Phalangistes d'éclairer l'endroit avec des fusées. Il a également fourni un tracteur aux Phalangistes (qui a servi, suppose-t-on, à enterrer les cadavres). Un jeune officier israélien qui entendait les horribles histoires des femmes traumatisées qui avaient réussi à fuir les camps, courait d'un officier à l'autre, en les suppliant d'intervenir. Ils ont tous refusé. Après le massacre, le gouvernement Begin a refusé d'ordonner une enquête indépendante. Par une énorme manifestation à Tel-Aviv (les mythologiques 400.000 manifestants), nous avons obligé le gouvernement à désigner une commission d'enquête nationale de haut niveau conduite par le juge de la Cour suprême Yitzhak Kahane. Elle a fait un bon travail et son rapport relatait tous les faits mentionnés ci-dessus. Dans ses conclusions, elle dit que le ministre de la Défense (Sharon), le chef d'état-major et un certain nombre d'officiers supérieurs portaient «la responsabilité indirecte» des atrocités. Certains parmi nous ont déjà dit alors que la commission avait fait marche arrière afin de protéger la réputation de l'État, et qu'à partir des mêmes faits, des conclusions allant beaucoup plus loin auraient pu être tirées. La commission recommandait, entre autres, la démission du ministre de la Défense de son poste et le départ de Yaron du commandement actif de troupes sur le terrain. Mais la commission ne recommandait la démission de Sharon ni du gouvernement ni de la vie publique, pas plus qu'elle ne demandait que Yaron quitte l'armée. Elle ne prônait aucune mesure contre le chef d'état-major sous prétexte qu'il était de toute façon près de la retraite. D'autres officiers ont eu des sanctions mineures. Aujourd'hui, Sharon est Premier ministre, commandant pratiquement l'armée, et Amos Yaron est directeur général au ministère de la Défense. Force est de constater que tous ceux mis en cause dans le rapport Kahane se sont retrouvés avec des promotions. Plus important encore, aucun des présumés responsables du massacre n'a jamais été traduit en justice (ce qu'il faut distinguer d'une commission d'enquête). Après la promulgation de la loi belge de juridiction universelle, les survivants du massacre ont déposé à Bruxelles une plainte contre Sharon et les officiers. C'est cette affaire qui a provoqué le tollé actuel. Personne ne met en question l'intégrité du système judiciaire belge. Si Sharon et ses hommes sont sûrs de leur innocence, pourquoi ne se présentent-ils pas au procès pour la prouver? D'autant que le gouvernement israélien a mis à leur disposition ses meilleurs avocats, payés par l'État. (Bien sûr, on pourrait se demander pourquoi je devrais payer pour la défense de gens poursuivis pour des crimes de guerre. Mais peu importe.) Tout ceci n'a rien à voir avec l'antisémitisme. L'utilisation de cette diffamation contre quiconque ose critiquer Sharon et ses collègues nous rappelle une des déclarations du Dr Samuel Johnson: «Le patriotisme est le dernier refuse d'une crapule.» Ainsi, vous pouvez manger du chocolat belge. Même du chocolat amer. [ Traduit de l'anglais - RM/SW ] source : http://www.solidarite-palestine.org/mpi-uri-030222-1.html