Le banquier palestinien Omar Karsou , 42 ans, né dans une vieille famille de Naplouse dépossédée de son entreprise par un décret militaire jordanien en 1986, a créé voici quelques mois le mouvement Démocratie en Palestine qui regroupe des intellectuels, des hommes d'affaires, des avocats, des journalistes, et des élus palestiniens. Leur but : encourager la création d'une société civile et d'un système démocratique viables en Palestine. Installé aux Etats-Unis avec sa femme et ses enfants depuis 2001, Omar Karsou vient d'être reçu à Washington par des membres du gouvernement (au Pentagone, au Département d'Etat, au Conseil National de Sécurité) ainsi que par des fondations et institutions prestigieuses, du Hudson Institute au Wall Street Journal qui l'a décrit comme le "Mandela palestinien". Après le discours du président Bush du 24 juin sur le Proche-Orient, Démocratie en Palestine apparaît comme l'une des alternatives possibles au régime de Yasser Arafat . Omar Karsou a accepté de donner sa première interview européenne à Proche-Orient.info Comment réagissez-vous aux positions de l'Union Européenne déclarant que Yasser Arafat est le principal interlocuteur politique en Palestine, en réponse au discours du président Bush demandant que les Palestiniens élisent un gouvernement démocratique ? Il y a déjà un progrès : avant, on disait qu'Arafat était le "seul" interlocuteur "légitime". Maintenant on parle d'interlocuteur principal. Je pense que le changement de terminologie est important. Ensuite je voudrais souligner que le discours de George W. Bush est très important ; qu'il a changé les paradigmes du discours politique sur le plan international comme chez nous, en Palestine. Certains ont voulu interpréter cet appel à l'élection de dirigeants non corrompus comme un discours pro-israélien. Mais il ne s'agit pas d'Israël ici, il s'agit du sort du peuple palestinien. Pour la première fois, l'exigence de démocratie pour les Palestiniens est reconnu et soutenue. Ce qu'il a dit, c'est que nous, les Palestiniens, avons droit, enfin, à un réel processus électoral démocratique, fondé sur de véritables institutions, et pas à cet exercice de remplissage rituel d'urnes qui a jusqu'ici été appelé "élections." Vous voyez qu'à présent, des voix s'élèvent en ce sens au sein même de l'Autorité palestinienne depuis ce discours. Tout le monde parle ouvertement de la corruption. C'est un changement très positif. Alors, quand les critiques du président parlent de "naïveté"... pour moi, la naïveté se juge sur les résultats. Et nous voyons des résultats. Un sondage récent montre que 95% des Palestiniens veulent voir une réforme de notre gouvernement, une démission des ministres, une fin de la corruption. C'est un chiffre incroyable, c'est le genre de chiffre avec lequel Arafat se faisait "élire". Qu'est-ce qui vous a poussé à créer Démocratie en Palestine ? L'échec de l'après-Oslo. Nous avons voulu y croire, jouer le jeu, mais il est progressivement devenu évident que les Palestiniens se trouvaient coincés entre l'occupation israélienne et un leadership local corrompu. Cette décision, je ne l'ai pas prise seule, mais avec de nombreux amis, des collègues, en Palestine. Et personnellement ? Fin 1985, ma famille, qui dirigeait depuis des générations notre entreprise de change, avec des bureaux à Ramallah, à Abu Dhabi, au Caire, etc., a obtenu la première licence bancaire attribuée par les autorités israéliennes pour créer une banque palestinienne. Dans les premiers jours de 1986, les autorités militaires jordaniennes, sur l'ordre du Premier ministre du Roi Hussein (qui à l'époque n'avait pas encore renoncé à sa souveraineté sur la Rive Occidentale), ont décrété, d'Amman, sans que nous ayons la possibilité de protester ou de faire appel, de geler tous nos avoirs, parce que nous avions "collaboré avec l'ennemi" en obtenant cette autorisation de fournir des services bancaires à notre propre peuple. Notre entreprise familiale a été détruite du jour au lendemain. De banquiers, il nous a fallu devenir serveurs de restaurants, manutentionnaires, ouvriers. J'avais 27 ans, j'avais fini des études économiques à Buckingham University en Angleterre... Ce genre d'expérience vous fait apprécier la démocratie et l'État de droit à sa juste valeur. Aujourd'hui, il est évident pour des milliers de Palestiniens aspirant à l'indépendance et à la démocratie, comme pour la plupart des gouvernements internationaux que la solution passe par la coexistence pacifique de deux Etats côte à côte, Israël et la Palestine, vivant harmonieusement entre eux et avec leurs voisins. Les questions de frontière, les détails de l'accord qui doit mener à cette solution pourront être négociés entre représentants élus démocratiquement. Mais le principe est clair. Aucun Etat arabe de la région n'est une démocratie. Pourquoi la Palestine aurait-elle plus qu'eux vocation à le devenir ? Pourquoi la Palestine ?… Et d'abord, pourquoi pas ? Les Palestiniens sont à juste raison fiers d'être éduqués, de compter de nombreux intellectuels. Ensuite, notre histoire a fait que nous nous sommes trouvés le plus souvent dans la position d'être une minorité dans d'autres sociétés, et la position de minoritaire vous apprend, plus que tout autre, la nécessité de la démocratie. Je reconnais volontiers des parallèles entre notre situation et celle du peuple juif, à cet égard. Les élites palestiniennes sont maltraitées dans tout le monde arabe, qu'elles ont pourtant largement contribué à construire. Et elles n'ont pas le droit de construire leur propre pays en Palestine, où on ne les laisse rentrer que si elles ne disent pas un mot contre les dirigeants actuels. Nous avons une blague en Palestine : "Il n'est pas obligatoire d'être fou pour vivre ici, mais ça aide." Que veulent les Palestiniens aujourd'hui ? Nous voulons qu'on nous dise la vérité. Nous voulons avoir une information honnête et claire. Évidemment, nous voulons l'indépendance, un État. Or la plupart des Palestiniens ont perdu espoir après Camp David. Pendant des années, nous avons vécu de promesse en promesse, et nous avons supporté ces dirigeants indignes en espérant qu'ils nous mèneraient à la paix. Aujourd'hui, l'état de frustration des Palestiniens est immense, autant envers nos dirigeants que contre Israël, qui est l'ennemi le plus visible, celui que nos voyons tous les jours. Cet ennemi a un visage. C'est un garçon de 20 ans en uniforme et en armes, qui ne parle pas notre langue et nous humilie tous les jours. Mais ce qu'on ne nous autorise pas à voir et à dire, c'est que ce garçon est aussi frustré que nous, et qu'il existe des deux côtés une volonté d'en finir avec l'absurdité actuelle. Comment expliquez-vous la popularité d'Arafat, spécialement en Europe ? Cette popularité est fondée sur un malentendu. Les Européens sympathisent tout naturellement avec la cause Palestinienne, parce qu'elle est juste. Aspirer à la liberté, il n'y a rien de plus simple ni de plus puissant. Le piège, c'est, parce qu'on veut trouver des solutions à n'importe quel prix, de tomber naïvement dans le panneau de tout ce que prétend représenter Arafat, sans vérifier ce qu'il y a derrière, c'est-à-dire une dictature brutale et corrompue. C'est la solution de facilité. C'est aussi quelque chose qui non seulement n'aide pas, mais a fait beaucoup de mal au peuple palestinien. Pourquoi le régime d'Arafat est-il si dictatorial ? Parce que ce régime, c'est l'OLP, et que l'OLP est elle-même une organisation dictatoriale et corrompue, arrivée de Tunis et qui a naturellement reproduit un régime dictatorial et corrompu. On ne crée pas miraculeusement une démocratie sur des bases non-démocratiques. Vous avez eu l'occasion de dire qu'Israël avait manqué plusieurs occasions cruciales dans son administration des territoires palestiniens… Israël a en effet fait beaucoup d'erreurs, ce qui a rendu les Palestiniens de bonne volonté sceptiques sur la question d'un sérieux désir de paix. L'erreur principale d'Israël a été, après l'occupation de 1967, de ne pas encourager la formation d'un leadership local. Israël, nous le savons, est une démocratie, et ce n'est pas à moi de me mêler de son système politique – mais je suis obligé de constater certains dysfonctionnements inhérents à un système de représentation proportionnelle intégrale, qui donne aux petits partis, parfois extrémistes, un rôle charnière dans les coalitions, et des moyens de pression sans commune mesure avec leur taille. En d'autres termes, on a raté des opportunités cruciales d'encourager la création d'une classe dirigeante palestinienne locale parce que le prix politique était trop élevé à la Knesset. Les Israéliens n'ont pas appris à connaître les Palestiniens dont ils contrôlaient les territoires. Je vais vous donner un exemple : au début des années 80, Israël cherchait à susciter un contre-poids à l'OLP. C'est le Hamas qu'ils ont encouragé. Ceci alors que les Palestiniens sont de tempérament séculier, peut-être le plus de la région. Le plus haut soutien que le Hamas ait jamais reçu n'a jamais dépassé 20% des voix. Si on voulait manifester son opposition aux Israéliens, il était complètement illégal d'appartenir à l'OLP, mais on pouvait rejoindre le Hamas sans aucune difficulté. C'est à la même période que la CIA armait des groupes islamistes contre les Soviétiques en Afghanistan… C'est exactement le même réflexe. Autre exemple, depuis la guerre de 1967, sept universités ont été fondées sur la Rive Occidentale et à Gaza. Toutes ont été financées parc des fonds privés, sauf l'université islamique contrôlée par le Hamas à Gaza, qui au début des années 80 a bénéficié de subventions publiques. Et pourtant, le fondamentalisme n'est pas un réflexe naturel des Palestiniens. C'est d'ailleurs pourquoi l'argument selon lequel il faudrait soutenir Arafat "parce que sinon les fondamentalistes prendront le pouvoir en Palestine", que l'on entend si souvent eu Europe et parfois en Amérique, est ridicule. D'ailleurs historiquement, les extrémistes dans la société palestinienne sont chrétiens : George Habache, Nayef Hawatmeh… Vous ne croyez pas au danger de l'extrémisme en Palestine ? Ni eux, ni le Hamas ne représentent la majorité des Palestiniens. La vérité, c'est que la Palestiniens ont appris à vivre côte à côte avec les Israéliens, à se connaître, depuis 35 ans. Les attentats suicide, c'est récent. On m'opposera que des sondages montrent également un soutien majoritaire pour les attentats-suicide. A ceci il existe plusieurs niveau de réponse. L'un, c'est que dans les territoires palestiniens, aucune voix dissidente n'est autorisée à critiquer ces attentats. Surtout, nous ne sommes autorisés à critiquer que l'ennemi extérieur, c'est à dire les Israéliens, nous n'avons jamais le droit de reconnaître l'ennemi intérieur. L'autre, c'est que l'occupation israélienne est difficile, pénible, souvent humiliante, et qu'il est facile de ne voir que cela. C'est Israël, après tout, qui a négocié avec l'OLP et qui les a importés de Tunis chez nous. Je me souviens d'une déclaration d'Itzhak Rabin, disant qu'Arafat n'avait pas à se soucier de la Cour Suprême [israélienne] pour son traitement des Palestiniens, alors que, lui Rabin, aurait eu des comptes à lui rendre. Il est difficile pour un Palestinien de ne pas trouver cela cynique, de ne pas éprouver du ressentiment. Mais aujourd'hui, n'est-ce pas dangereux pour un Palestinien d'avoir des amis israéliens ? Ce n'est pas vrai. J'ai moi-même beaucoup d'amis israéliens, et je n'ai pas peur, je vis normalement. Je suis Palestinien, je suis convaincu que ma cause est juste, mais j'essaie de créer une atmosphère de paix Est-ce qu'une bavure sanglante comme celle de Gaza détruit vos efforts ? C'est mal de tuer, et c'est particulièrement impardonnable de tuer des civils, de quelque côté que l'on se trouve. Une bombe d'une tonne à Gaza ou un jeune homme qui se fait sauter à Tel-Aviv, c'est moralement équivalent, et cela doit être condamné. A Gaza, à Tel-Aviv, à Paris, à Karachi, n'importe où. Cette attaque a arrêté les discussions qui avaient à peine repris entre Israël et l'Autorité palestinienne… Je ne crois pas que ces discussions auraient abouti. Les représentants palestiniens sont ceux d'un gouvernement qui n'a pas su donner la paix à son peuple, et qui serait donc bien incapable de donner la paix aux Israéliens. Comment envisagez-vous l'avenir ? Un scénario possible ? Tous les jours, plus de Palestiniens pensent qu'il y a une vraie possibilité d'établir un état démocratique en Palestine. J'en reçois des signes quotidiens. Ils sont de moins en moins prêts à accepter le régime actuel. L'AP est affaiblie. Des voix s'élèvent de l'intérieur même du régime. Prenez quelqu'un de respectable comme Sari Nusseibeh : récemment, chez vous à Proche-orient.info ainsi que dans une interview à deux stations de télévision par satellite arabes, il a accusé Mohamed Dahlan nommément, il a demandé d'où venait son argent, que sa fortune était le produit de vols. Tout ceci, que nous voyons aujourd'hui, c'est le résultat du discours du Président Bush. C'a été un catalyseur. Nous sommes à l'aube de changements historiques. Quel rôle les Israéliens doivent-ils tenir dans cette affaire ? Les Israéliens, eux aussi, vont devoir envisager des changements. En tant que puissance occupante, ils ont des responsabilités. Ce sont eux qui ont installé ces gangsters chez nous pour se protéger, et je crois fermement qu'ils ont aujourd'hui une responsabilité : celle de corriger leurs erreurs. Par ailleurs, la situation est devenue très difficile. Il faut lever ce couvre-feu punitif qui pénalise lourdement 3 millions de personnes On ne peut pas faire souffrir des familles entières, des femmes, des enfants. On atteint aujourd'hui le niveau d'une crise humanitaire. Bien sûr, la montée de la corruption a aussi réduit l'investissement et appauvri l'économie palestinienne. Par ailleurs, Israël a agi avec une grande irresponsabilité financière dans certains cas bien précis. Par exemple, en 1995, Israël a accédé à une demande de Yasser Arafat d'ouvrir un compte en son nom personnel à la banque Leumi à Tel-Aviv, dans lequel il a versé de 20% à 30% du revenu total des douanes et de la TVA palestiniennes. Ce n'est pas secret. Arafat a écrit une lettre à Rabin demandant que cette proportion des revenus douaniers de l'AP soient reversés sur son compte, et le gouvernement israélien a accepté ! Cela a représenté des centaines de millions. C'est une information tout à fait connue. J'ai eu l'occasion de dire à un représentant du gouvernement israélien que ceci constituait un comportement criminel, et que les autorités israéliennes s'en étaient rendues complices. Le plus intéressant, c'est que l'Union européenne a officiellement demandé à Arafat de fermer ce compte en 1996, ce qu'il n'a jamais fait. Il leur a répondu qu'il lui fallait un an pour fermer ce compte – et l'UE n'a jamais insisté, jamais contrôlé. Et le compte n'a jamais été fermé. L'un des aspects les plus choquants du régime Arafat, c'est l'enseignement, la banalisation du langage de la haine, dans les journaux, dans les manuels scolaires, où on trouve les diatribes antisémites les plus violentes. Comment espérer changer les mentalités de la nouvelle génération ? Il faut se rendre compte que ces manuels ont toujours été là. Ils existaient sous l'occupation israélienne, entre 1967 et 1993. Pourquoi voulez-vous que l'AP les change ? Évidemment, cet antisémitisme est choquant. Mais ceci montre comment Israël a négligé de construire des relations avec les modérés palestiniens, avec les notables, l'intelligentsia et la communauté palestinienne qu'ils administraient. Je ne veux pas blâmer les Israéliens pour tout ce qui nous est arrivé. Mais il y a eu une négligence réelle. Le langage antisémite qui existe dans la plupart des média du monde arabe, en Égypte, en Arabie saoudite, est tout de même sans comparaison depuis, disons, soixante ans. Nous pouvons maintenant le lire grâce aux traductions inestimables de MEMRI, le Middle East Media Research Institute, qui sont tout à fait fidèles… Oui. Les traductions de MEMRI sont tout à fait exactes. Et l'état d'esprit qu'elles révèlent est terrifiant. C'est ce que l'on trouve dans les dictatures dans tout le monde arabe. Elles se servent [de ces diatribes antisémites] pour détourner l'attention des populations, pour les faire se tenir tranquilles, pour servir de repoussoir à leurs "excellents" régimes. Je ne vais pas vous dire que j'ai une solution instantanée pour changer ce genre de pratiques, ou l'état d'esprit qu'elles ont créé. D'autant que ce genre de discours a plus ou moins existé depuis longtemps, mais est devenu bien plus intense aujourd'hui. Il n'y a pas de commune mesure avec ce qui existait il y a, disons, cinq ans. Il faut bien commencer quelque part. Et hélas, les Arabes n'ont pas le monopole de ce genre de déclarations. Laissez-moi vous citer des personnalités israéliennes comme Ovadia Yossef, le leader du parti Shas, quand il dit "Les Arabes [c'est-à-dire les Palestiniens] doivent être tués à coup de missiles". Comme Rafael Eitan, membre de la Knesset et ancien général, qui a dit plus d'une fois "les Palestiniens sont comme les cafards, il faut les écrabouiller." Ou un membre important membre du Cabinet, qui a tenu des propos similaires. La grande différence, c'est qu'Israël est une démocratie, que la majorité des Israéliens n'accepte pas cela, qu'ils réagissent vigoureusement dans la presse, qui est libre. La majorité des Palestiniens n'apprécie pas plus cela dans l'autre sens, mais nous ne sommes pas libres, nous n'avons pas le droit de le dire. Il y a des extrémistes des deux côtés. C'est la démocratie qui fait toute la différence.