ARGENTINE

"Le 20 décembre, les policiers ont tué de sang-froid"


Une enquête exclusive de Página 12, recoupant des récits de témoins et de victimes, prouve que des policiers ont délibérément assassiné des manifestants fin décembre. Bilan : 30 morts.


PÁGINA 12 (extraits)


Buenos Aires


CONTEXTE


La légende d'une des photos de Página 12 publiée avec cette enquête le 30 décembre 2001 émet l'hypothèse d'un ordre donné en haut lieu aux policiers pour les autoriser à tirer à balles réelles. "C'est probable", estime Victor Lynn, un journaliste argentin indépendant interrogé par Courrier international. "Le gouvernement était paniqué, il avait décrété l'état
d'urgence, et le président s'est enfui en hélicoptère. De plus, les flics n'avaient pas vraiment besoin d'être encouragés dans ce sens. Le personnel des forces de l'ordre n'a pas été épuré depuis la fin de la dictature, et les vieux réflexes répressifs et meurtriers ont la vie dure. Le sentiment d'impunité qui règne dans ce pays a fait le reste. Je crains que ces exactions ne soient jamais sanctionnées."
Paula Simonetti est sans doute l'une des manifestantes les plus chanceuses du 20 décembre 2001. Elle est tombée, blessée par balle, lors de la révolte qui a mis fin au gouvernement de l'Alliance [de Fernando de la Rúa]. Quand elle a senti une douleur à la poitrine, elle a cru naïvement qu'il s'agissait d'une balle en caoutchouc. Paula a été hospitalisée. Mais elle a pu parler. Passé le premier moment de frayeur, son compagnon, étudiant à la TEA (une école de journalisme de Buenos Aires), s'est fait restituer par les médecins le sac qu'elle portait. Il en a vérifié le contenu, il ne manquait rien. Mais il y a trouvé quelque chose en trop : incrustée dans le baladeur, la seconde balle que le policier a tiré pour achever la jeune fille. Un coup de feu d'une grande précision qui aurait dû la transpercer de part en part. Un mois après le massacre [qui fit 30 morts en quelques jours parmi les manifestants], les preuves sont là : les hommes de la police fédérale, en uniforme ou en civil, ont délibérément tué en visant avec précision leurs victimes.

Les témoins que nous avons rencontrés étaient tous sortis de chez eux pour participer aux manifestations. Le jour des cacerolazos [concerts de casseroles] qui ont marqué le début de la répression policière, Gastón Rivera, un psychopédagogue de 30 ans, père de trois enfants, a lui aussi voulu manifester en faveur d'un changement de politique économique. Il s'est dirigé vers la Plaza de Mayo [la place de Mai]. Fernando Rico, un étudiant en philosophie de l'université de Buenos Aires (UBA), 29 ans, se trouvait depuis 15 heures au coin de la Avenida 9 de Julio et de la Avenida de Mayo.
Là, une vingtaine de personnes jetaient des pierres face à dix ou quinze policiers. "Une heure après, raconte-t-il, c'était déjà le chaos, une soixantaine de gars à moto et une foule de gens, environ 3 000 personnes, s'étaient rassemblées sur la Avenida de Mayo et marchaient vers le Congrès.
Des centaines d'autres arrivaient de toutes parts." En fin d'après-midi, la police s'est soudain repliée jusqu'à la Calle Tacuarí. Les meneurs à moto ont commencé à haranguer les manifestants et à forcer le passage. Ils avançaient de front vers le cordon de police, ouvrant la voie à la manifestation qui voulait rejoindre la place où les forces de l'ordre avaient lancé des gaz lacrymogènes depuis le matin. "On y va, on y va", ont-ils crié à plusieurs reprises. Alors, les tirs ont commencé. "Quand la police a chargé, elle n'y est vraiment pas allée de main morte, avec les lacrymos, les chevrotines, les balles. C'est là qu'ils ont tué le premier gars", se rappelle Francisco Yofre, président du Centre des étudiants de philosophie de l'UBA. Cette première victime, c'était Gastón Rivera.
Fernando Rico, dont la veste en jean est toujours tachée de sang, a quant à lui senti une légère douleur à la jambe et a aidé à transporter Gastón dans une ambulance du SAME [équivalent du SAMU]. Puis sa jambe s'est mise à trembler, et il s'est aperçu qu'un plomb lui avait éraflé le mollet et était resté à l'intérieur de sa botte.

Dans ce jeu de "j'avance et tu recules", les flics devenaient de plus en plus violents. Lors d'une reculade, en tournant dans la Calle Bernardo de Irigoyen vers Constitución, Fernando a vu un groupe d'individus s'approcher d'un garçon étendu sur le gazon du terre-plein central. "Il avait les yeux au ciel, il était en short bleu et en tennis, et avait reçu une balle en pleine poitrine." Ce jeune homme, comme nous avons pu le vérifier, s'appelait Diego Lamagna, 26 ans - c'est sa photo qui est parue en couverture de Clarín ce jour-là. La soeur de Diego, Karina, s'est entretenue fin janvier avec le nouveau président pour demander que justice soit faite.


Karina s'est également rendue sur le lieu du drame. Beaucoup d'habitants n'ont pas voulu parler. Une très jeune fille lui a finalement dit la vérité : elle a vu les policiers tirer sur son frère depuis une Fiat Palio blanche.


Diego Lamagna ne participait à aucune activité politique. En revanche, il avait un sens aigu de l'injustice. C'est pourquoi il avait quitté ce jour-là, à 15 heures, l'appartement de banlieue où il vivait avec sa mère. Vu le temps qu'il a mis à traverser la ville en bus, il venait à peine d'arriver quand on l'a abattu froidement, au 630 de la Avenida de Mayo. A cet endroit, un groupe s'était mis à lancer des pierres dans une vitrine. Aucun des casseurs n'était armé, mais, depuis l'intérieur, quatre ou cinq policiers en civil ont ouvert le feu. Fernando Rico, qui regardait depuis le coin sud de la Calle Chacabuco, les a vus charger leurs armes. Les témoins s'accordent à dire qu'une autre victime décédée, Gustavo X, se tenait un peu plus loin, face à la banque, du côté opposé de Chacabuco, quand on a entendu la détonation qui a provoqué un mouvement de fuite. Certains ont vu Benedetto X courir une vingtaine de mètres avant de s'effondrer de tout son long, une balle dans la nuque.
Il y a eu diverses manières de tuer, ce jour-là. Des blessés disent avoir été pris pour cibles depuis les motos censées tirer seulement des gaz lacrymogènes. Il y a eu ceux qui ont vu leurs assassins en civil, de face, les viser à la tête. Et ceux qui ont essayé de courir et qui ont été visés dans la nuque. C'est ce qui est arrivé à Martín Galli, un garçon arrivé de Matanza [banlieue populaire] avec son ami Leonardo. Il était presque 18 h 30. Martín discutait avec Toba, l'homme qui allait lui sauver la vie, au coin de la Calle Sarmiento et de la Avenida 9 de Julio, juste à côté de l'accès aux parkings souterrains de l'avenue, quand un homme en civil lui a tiré dessus depuis une camionnette 4x4 avec une arme de poing. Leonardo se rappelle avoir vu la camionnette, ainsi qu'une voiture verte et une rouge, et, descendant du 4x4, un pied qui a pris appui sur l'asphalte, l'éclair du tir, la détonation, puis d'autres. Alors il a couru et a plongé dans les profondeurs du parking. Il n'avait pas calculé qu'il ferait une chute de près de 6 mètres. Il s'en est sorti avec une jambe dans le plâtre. [Quand à Martín Galli, Toba a pu arrêter une voiture pour l'emmener à l'hôpital].


Página 12 a également pu localiser deux autres témoins clés de ce qui s'est passé à ce carrefour, là où a succombé la dernière des victimes du 20 décembre, Alberto Márquez, 57 ans, agent d'assurances, militant péroniste de San Martín [en banlieue] et père de trois enfants. L'avocat Claudio Pandolfi a vu "des agents en civil tirer depuis deux voitures, un 4x4 de couleur claire et une Palio blanche". Me Pandolfi soutient que c'étaient des policiers, vu leur professionnalisme glacé : ils sont descendus tranquillement des véhicules, ont appuyé leurs gros ventres contre les voitures, ont posé les bras sur les toits pour tirer et, "quand la Palio a dû partir en trombe, ils ont mis le gyrophare pour s'extraire de la circulation", raconte-t-il. De deux choses l'une : soit les Palio étaient nombreuses, soit Diego Lamagna a été tué à partir du même véhicule. Dans ce cas, ils n'avaient pas perdu de temps. Me Pandolfi n'est pas près d'oublier ce qu'il a vu. Il se souvient parfaitement de l'homme qui, appuyé sur la voiture, a tiré dans la poitrine d'Alberto Márquez et dans la tête, coiffée à la rasta, de Martín Galli.