Né au Kurdistan Turc, Kendal Nezan, le président de l'Institut Kurde de Paris, a étudié la physique des particules en France, avant de devenir chercheur dans ce domaine au CNRS puis au Collège de France. Très vite déchu de sa nationalité pour ses activités pacifiques en faveur des Kurdes, il participe à la création de l'Association France-Kurdistan en 1974, avec des intellectuels français dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maxime Rodinson, Pierre Vidal-Naquet, Edgar Morin, Bernard Dorin et Gérard Chaliand. Co-auteur d'un ouvrage avec Gérard Chaliand sur la question kurde « Les Kurdes et le Kurdistan » (La Découverte) et traducteur des Écrits de Prison de Leyla Zana (Des Femmes), Kendal Nezan revient du Kurdistan autonome du nord de l'Irak, où il a accompagne Danielle Mitterrand et le sénateur UMP Aymeri de Montesquiou-Fézensac. Pour lui, la guerre contre le régime de Saddam Hussein, qui a massacré plus de 400 000 Kurdes en 15 ans, est hautement probable : "Contre les régimes barbares, il n'y a aucun autre moyen. Si on ne s'était pas battu, Hitler serait toujours là." Anne-Elisabeth Moutet Pourquoi est-il difficile de sensibiliser l'opinion au sort des Kurdes ? Kendal Nezan Oui parce que les Kurdes sont souvent considérés comme des empêcheurs de commercer en rond. Puis, il y a une difficulté d'accès et d'information, sans parler de la désinformation des États qui oppriment les Kurdes. Il a fallu une visite le mois dernier au Kurdistan autonome du sénateur français UMP Aymeri de Montesquiou-Fezensac, membre de la Commission des Affaires étrangères et de la Défense, pour qu'il se rende compte de la réalité sur le terrain et devienne l'un de nos meilleurs amis au Sénat... Une bonne partie de la classe politique à gauche a longtemps considéré que l'Irak était un régime républicain, laïque, voire socialiste, qui a peut-être eu "la main lourde" contre les Kurdes, mais après tout, la révolution française avait eu la main lourde contre la Vendée... Tandis que la droite voulait voir en Saddam une sorte de de Gaulle local. Une espèce de consensus s'est créé suivant lequel après Saddam Hussein ce serait le chaos. C'est une fonction de cet anti-américanisme qui est l'idée la plus partagée en France. Et pourtant, mieux vaut cent fois le régime de Bush que celui de Saddam, ou de Khomeiny. Saddam compte sur l'appui de ses créanciers et espère gagner quelques mois. Il a mis à l'abri un certain nombre d'armes de destruction massive et il pense que les inspecteurs n'auront pas les moyens de les découvrir. Mais il ne sait pas ce que les Américains savent. Saddam va rendre "copie blanche" et nier posséder des armes de destruction massive Le 8 décembre est la date butoir à laquelle le régime irakien doit avoir fourni sa déclaration sur toutes les armes de destruction massive en sa possession. Or les dirigeants irakiens déclarent dès maintenant qu'ils n'ont plus aucune arme prohibée ! Avec une telle logique, ils vont rendre copie blanche. Pourtant, dès la fin de 1988, les rapports de l'UNSCOM, la commission de désarmement des Nations unies, dirigée alors par le diplomate australien Richard Butler, avait déjà fait un premier bilan de ce que les Irakiens détiennent. Il faut dire qu'ils travaillent quasiment avec les factures mêmes des fournisseurs du régime irakien ! Il n'ont peut-être pas tout, mais il y a déjà une copieuse documentation. On sait que la France a formé ouvertement des centaines de techniciens nucléaires irakiens, a fourni avec Osirak des charges de combustible nucléaire qui, si elles avaient été toutes livrées, auraient donné à l'Irak les moyens de construire une vingtaine de bombes nucléaires. On a d'ailleurs pu lire dans "Le Monde" récemment un article à ce sujet par le Pr. Georges Amsel, qui avait rédigé un document à ce sujet à l'intention de François Mitterrand. Les Allemands, eux, ont fourni le nécessaire pour les armes chimiques. Ils ont fourni des usines clés en mains, y compris avec des chiens-cobayes ! Tarek Aziz, le Dr Goebbels du régime, a d'ailleurs pu répondre aux questions de journalistes : "Ne faites pas les innocents, qui nous a vendu cela ?" Les Américains auraient fourni des stocks de bactéries vers la fin de la guerre Iran-Irak, ce qui a donné lieu récemment à un débat au Sénat. On se souvient qu'en 1988, après le gazage des Kurdes à Halabja, Washington, loin de sanctionner Bagdad, n'a pas hésité à lui accorder une ligne de crédit d'un milliard de dollars pour acheter des prétendus "produits agricoles". On se souvient aussi du scandale de la branche d'outre-Atlantique de la Banco di Lavoro italienne qui finançait les achats irakiens d'équipement aux États-unis. Même les Suédois de Bofors, le conglomérat de la famille Wallenberg, a fourni des armes. Toute cela est cité dans le remarquable livre d'investigation de Kenneth Timmerman, "Le Lobby de la Mort : Comment l'Occident a armé l'Irak", édité en France chez Calmann-Lévy en 1991. A.-E. Moutet La France n'est donc pas une exception ? K. Nezan Non loin de là, même si elle a été la principale pourvoyeuse occidentale d'armes de l'Irak. Elle reste encore le premier partenaire commerciale de Bagdad. Elle a conclu avec le régime de Bagdad les pré-contrats pétroliers les plus importants, accordés à TotalFinaElf. Les sociétés françaises ont 7 milliards d'euros de créances sur l'Irak. (Les sociétés russes ont des créances de 8 milliards.) N'oublions pas l'énorme compte sous séquestre des Nations unies dans le cadre du programme "Pétrole contre Nourriture", est à la demande de l'Irak, ouvert, depuis 1997, à la BNP à New York et non sur une banque américaine : 55 milliards de dollars, produit des ventes de pétrole approuvées par l'ONU ! Beaucoup de cette somme a été dépensé ; mais il doit tout de même rester au bas mot 17 ou 18 milliards de dollars. A.-E. Moutet Le dirigeant du Congrès National Irakien, Ahmad Chalabi, avait évoqué une révision complète des contrats pétroliers signés par Saddam avec la Russie et la France. K. Nezan Toute l'opposition irakienne l'a suivi en ce sens, en effet, sauf les Kurdes, qui ont encore des sentiments de sympathie à l'égard de la France... nous sommes un peuple de paysans sentimentaux. Nous estimons aussi qu'un tête-à-tête exclusif avec les Américains serait désastreux pour tout le monde – il faut une approche multilatérale afin de pouvoir de temps en temps élever la voix contre les Américains. Les Américains ont à gérer un empire mondial ; il est normal qu'ils aient parfois des intérêts qui ne coïncident pas nécessairement avec ceux des Kurdes, et il est sage de reconnaître cet état de fait. C'est le lot de l'Empire : dans les années 20, les Britanniques et Français étaient puissants, et ils ne nous ont pas fait de cadeaux et n'ont tenu aucun compte des aspirations des population quand ils ont dessiné la carte de la région, déjà à partir de considérations pétrolières. Nous avons demandé le soutien de la SPA pour les animaux kurdes car personne ne s'intéresse aux humains A côté de cela, vous avez des sociétés françaises qui ont fait des affaires très juteuses avec l'Irak et qui attendent impatiemment leur retour sur ce marché : par exemple, Bouygues, qui est aussi le propriétaire de TF1. Saddam a des intérêts particuliers en France. Selon les sources de l'opposition il possèderait, à travers des prête-nom, un important paquet d'actions de Matra-Hachette. Dans ce contexte, il est difficile pour les opposants irakiens de s'exprimer à contre-courant de la presse "bien-pensante". En revanche, si vous abondez dans le sens "la guerre avec l'Irak serait une apocalypse", aucun problème, vous pouvez prédire aimablement les catastrophes les plus improbables. C'est ainsi qu'une émission récente de RFI prédisait en cas de guerre en Irak une catastrophe écologique – mais pas question de rappeler la vraie catastrophe écologique dont est responsable Saddam Hussein, qui dans les années 80 a détruit toute la végétation du Kurdistan au napalm et aux agents chimiques. Pendant plusieurs années le Kurdistan n'a été qu'un paysage lunaire. Plus un arbre, plus un animal domestique. Les forêts ont été détruites au napalm, et 90% des villages kurdes ont été rasés, les hommes internés dans les camps, le bétail abattu massivement. A un moment nous avions demandé l'aide de la SPA de prendre la défense des animaux kurdes, en cours d'extermination parce que personne ne s'intéressait au sort de la population. A.-E. Moutet Dix ans plus tard, où en est le Kurdistan autonome ? K. Nezan Bien que les Turcs et les Irakiens le décrivent comme une région où règne un vide politique chaotique, en réalité, depuis dix ans que nous sommes protégés par l'aviation américaine et britannique, c'est la première ébauche de démocratie réelle de la région. Nous avons eu des élections en 1992 (les suivantes doivent avoir lieu d'ici 6 mois), un parlement, des institutions démocratiques, une société civile, l'absence de censure, la liberté d'expression, d'association, tous droits qui n'existent pas dans les pays de la région – et un début de prospérité, alors que la région était totalement détruite en 1991 après la guerre menée par Saddam Hussein contre les Kurdes. L'administration kurde ne reçoit aucune aide étrangère, ni de l'Union européenne ni des États-Unis, pour son fonctionnement dont le financement est assuré par les revenus des douanes. De plus, 13% des revenus pétroliers du programme "pétrole contre nourriture" géré par les Nations Unies en Irak, sont effectués au Kurdistan et utilisé, dans le financement de projets par des agences des Nations Unies : de l'alimentation de base, des produits pharmaceutiques, des infrastructures scolaires, éducatives, de la reconstruction de logements pour les réfugiés et les personnes déplacées, pour l'amélioration de l'agriculture, etc. La prospérité relative du Kurdistan contraste avec la misère de l'Irak où la dictature détourne au profit de sa clientèle l'essentiel des ressources du pays. Il existe des relations culturelles et amicales entre le Kurdistan et Israël Le Kurdistan historique se répartit essentiellement entre la Turquie (15 millions), l'Irak (5 millions), l'Iran (7 millions), auxquels s'ajoutent environ un million en Syrie, 350 000 dans l'ancienne Union soviétique, et une diaspora importante. Les Kurdes sont en majorité musulmans sunnites, mais il y a aussi des chiites, des minorités chrétiennes, juives... Les Juifs kurdes sont en majorité partis en Israël : il y a un quartier kurde à Jérusalem, par exemple. Et certains d'entre eux viennent visiter le Kurdistan autonome. Parmi les Juifs originaires du Kurdistan, on compte Itzhak Mordechai, l'ex-ministre de la défense ; et le benjamin de la Knesset, qui est un député proche du mouvement de La Paix Maintenant. Il existe des relations anciennes et amicales entre le Kurdistan et les Juifs. On trouve une réelle sympathie pour les Kurdes dans une bonne partie de la population israélienne parce que les Juifs ont toujours été très bien traités au Kurdistan ; il n'y a pas eu de persécutions ; beaucoup ont pris dans le passé le nom de Barzani parce qu'ils habitaient cette région... Les Juifs ont aussi été bien traités en Irak jusqu'à la création de l'État d'Israël ; ils représentaient environ 3% de la population, soit 117 000 en 1949. Mais en 1950, date de la législation qui les autorisait à partir en contrepartie du renoncement à la nationalité irakienne, plus de 80% étaient déjà partis. Et les autres sont partis après la prise du pouvoir en 1968 par Saddam Hussein. Vous vous souvenez des "Pendus de Bagdad." Les Kurdes ont aidé les juifs d'Irak à émigrer. Ensuite, dans les années 70, il y a eu une alliance américano-iranienne, avec l'aide d'Israël, pour soutenir la résistance kurde au régime de Saddam Hussein. Mais il s'agissait d'un soutien tactique, ponctuel, dans le but d'affaiblir l'Irak, et les Kurdes ont été abandonnés en 1975, première trahison par les États-Unis. Nous y reviendrons. Le Kurdistan autonome d'aujourd'hui occupe au nord de l'Irak un territoire grand comme la Suisse peuplé de 3,7 millions de personnes, y compris quelques 300,000 réfugiés "internes", expulsés par le régime irakien dans le cadre de sa politique d'arabisation, qui viennent de Kirkouk et des régions riches en pétrole, tandis que 2 millions de Kurdes subissent toujours la dictature de Saddam Hussein : ce sont ceux-là qu'on retrouve en Europe, à Sangatte et ailleurs. Nous ne demandons pas l'indépendance complète, puisque ceci est inacceptable pour la Turquie qui craint d'être déstabilisée par contagion, mais le Kurdistan aspire à une vraie autonomie dans l'Irak démocratique et fédéral de demain. Jusqu'en 1979, le pétrole irakien était exclusivement kurde "Jusqu'à la découverte des gisements du sud, le pétrole irakien, jusqu'en 1979, était exclusivement kurde, dans la région de Kirkouk, une ville kurde encore aujourd'hui est contrôlée par Saddam Hussein. Mais l'oléoduc traverse la région contrôlée par les Kurdes, et les Kurdes pour la première fois de leur histoire reçoivent une partie des revenus de leur pétrole. Demain, dans un Irak fédéral, les Kurdes exigeront un partage des ressources pétrolières du pays au prorata de la population. A.-E. Moutet Cette richesse pétrolière explique-t-elle l'acharnement de Saddam Hussein envers les Kurdes ? K. Nezan En 1970, deux ans après l'accession de Saddam au pouvoir, le régime irakien signe un accord prétendant préparer l'autonomie du Kurdistan. L'accord prévoyait un délai de 4 ans pour effectuer un recensement et définir les champs d'application de cette autonomie. Les Irakiens en ont profité pour s'armer massivement et signer un traité avec l'Union soviétique. En 1974, le gouvernement a promulgué sa version, extrêmement restrictive, de l'autonomie kurde. Les Kurdes ne l'ont pas accepté. S'en est ensuivi une guerre sanglante où les Américains, en l'espèce Henry Kissinger, ont inclus les Kurdes dans leur alliance avec l'Iran, qui avait un contentieux avec l'Irak. A partir du moment où il est devenu évident que l'Irak ne pouvait pas l'emporter, Saddam Hussein a propose un marché au Chah d'Iran : le 5 mars 1975, l'Iran et l'Irak ont signé à Alger un traité qui concédait au Chah le partage de la souveraineté sur le fleuve frontalier Shatt-al-Arab, au sud. En contrepartie, en 1975, l'Iran a ferme sa frontière à l'opposition au régime de Saddam ; tandis que les Américains ont interrompu toute aide ; et le mouvement kurde s'est provisoirement effondré. Mais il a repris la lutte à partir de 1977. En 1980 Saddam a jugé que l'Iran était suffisamment affaibli par sa révolution, et il a décidé de reprendre par la force les concessions faites en 1975 au Chah. 140 000 soldats irakiens se rendent à 3000 combattants kurdes "La guerre Iran-Irak a duré huit ans et fait un million et demi de morts. Pendant ce temps, Saddam persécute et massacre les Kurdes dans le silence. Un Kurde sur 10 a été tué par Saddam Hussein dans ses guerres contre les Kurdes depuis 1974, soit environ 400 000 morts, dont 182 000 "disparus" au cours des seules années 1987-1988, des gens qu'on a arrêtés et qui ne sont jamais revenus, et dont les familles se demandent s'ils sont encore dans un camp quelque part en Irak. Le régime a déjà dit que ces personnes ne reviendraient plus. A.-E. Moutet Y-a-t-il un goulag irakien ? K. Nezan Pas vraiment, mais il y a beaucoup de fosses communes, des gens enterrés vivants. On a des témoignages provenant du sud de l'Irak. Parce que des télévision occidentales en ont passé les images, on sait l'histoire du gazage des habitants de la ville de Halabja le 16 mars 1988, où plus de 5000 personnes ont péri et plus de 10,000 ont été handicapées. Mais le reste du temps on n'en parlait pas parce que les média n'étaient pas là. A l'issue du conflit avec l'Iran, les caisses de l'État irakien étaient vides : Saddam a décidé alors de faire son OPA sur le Koweït, guerre dont les conséquences ne sont pas encore terminées aujourd'hui. Au cours de la guerre du Golfe, les Américains et les alliés ont lancé un appel au soulèvement en Irak. Les Kurdes et les Chiites se sont révoltés en mars 1991 ; les Kurdes ont libéré quasiment toute leur région. C'était vraiment un soulèvement populaire ; je me souviens qu'alors que nos combattants armés n'étaient pas plus de 2000 ou 3000, plus de 140 000 soldats irakiens se sont rendus aux Kurdes, parce qu'ils ne voulaient pas se battre. Au moment de la libération de Kirkouk, je recevais des appels téléphoniques surréalistes : "On a mis la main sur une vingtaine de avions Sukhoï, est-ce qu'on peut trouver un marché ?" et je répondais : "Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de les détruire, sinon on les utilisera contre vous dans peu de temps..." Il aurait suffi d'un simple soutien aérien des Alliés pour que le reste de la populations se soulève et renverse Saddam Hussein. Mais à la demande de l'Arabie saoudite, de la Turquie, et semble-t-il de la France et de la Russie, le Secrétaire d'État James Baker et le chef d'État-major Colin Powell ont arrêté la guerre en déclarant : "Le changement du régime ne fait pas partie du mandat de la coalition alliée." C'était l'alliance des trois B : Bush père, Baker et Bandar Bin Sultan, le puissant ambassadeur saoudien à Washington qui décidait de la conduite de la guerre du Golfe. A.-E. Moutet Et toutes les puissances alliées ont suivi ? K. Nezan Les Turcs avaient peur de l'émergence d'une entité kurde ; l'Arabie saoudite payait la facture de la guerre et ne voulait pas d'un Irak dominé par les Chiites parce qu'ils ont leur propre minorité chiite (et de leur point de vue, l'émergence d'un régime plus ou moins démocratique aurait été dangereux pour la région !) ; la France et la Russie avaient leurs propres intérêts en Irak. Dès l'élection de Jacques Chirac, la France cesse de protéger le Kurdistan autonome La répression sanglante de Saddam a été suivie d'un exode massif des Kurdes d'Irak. La France a alors demandé une intervention des Nations unies, suivie dix jours plus tard par les États-Unis, et c'est ainsi qu'a été crée la zone de sécurité kurde du nord de l'Irak. Les Turcs, eux aussi, ont pesé sur cette décision, car ils n'avaient nulle envie de voir des centaines de réfugiés kurdes déferler en Turquie, et encourager les aspirations de la population kurde de Turquie... C'est cette zone qui est depuis protégée par l'aviation anglo-américaine – les Français y ont participé jusqu'en 1995 et l'arrivée du président Chirac, qui passait pour être un « ami » de Saddam Hussein, même si depuis il a beaucoup évolué. A.-E. Moutet Les Kurdes ont par deux fois été abandonnés par les États-Unis. Que pensez-vous de la nouvelle doctrine de politique étrangère américaine et de ses "impératifs moraux" ? K. Nezan Je ne crois pas que la morale puisse être le seule guide des gouvernements. Le processus de démocratisation que les États-Unis veulent lancer dans tout le Proche-Orient vise à combattre la matrice des mouvements islamistes extrémistes anti-occidentaux, alimentée par les fortunes féodales des familles régnantes, le degré d'inculture et les traditions moyenâgeuses maintenues dans la région... Durant des décennies ces systèmes ont existé avec la bénédiction des Américains, et maintenant cela se retourne contre eux. On a pu entendre des réactions très vives au sein de la société américaine après le 11 septembre, quand on a connu l'identité des auteurs des attentats, et ensuite qu'on a su qu'il y avait derrière, un certain nombre de familles saoudites éminentes, et surtout que c'était bien le système saoudien qui avait permis le développement d'une telle dérive hostile à l'Occident. Les Américains savent qu'ils ne peuvent pas se passer de pétrole, donc autant essayer de démocratiser un peu la région pour la rendre moins anti-occidentale et de combattre ces phénomènes dévastateurs. A.-E. Moutet Les Kurdes ont-ils leur place dans l'offensive américaine probable contre Saddam Hussein ? K. Nezan Je pense que les Kurdes ne vont pas participer, en tous cas pas dans un premier temps, aux opérations militaires contre l'Irak. Ils contrôlent déjà presque entièrement leur région ; et ils n'ont pas l'intention de servir d'équivalent de l'Alliance du Nord pour l'offensive américaine. Ils pourraient prétendre au contrôle de la ville kurde de Kirkouk, et de celle de Mossoul (dont la population est mixte), qui se trouvent au centre du bassin pétrolier irakien du nord ; mais la Turquie a fait savoir qu'un tel pouvoir kurde sur le pétrole l'incommoderait, et menace d'intervenir sous prétexte de protéger la minorité turcomane. En réalité, c'est pour empêcher la tentation kurde d'établir un État totalement indépendant qui serait économiquement viable. Les Kurdes ont proposé un projet de constitution fédérale irakienne Cela étant, le Kurdistan peut servir de lieu d'observation pour les missions américaines, mais les Kurdes n'ont aucun intérêt à jouer les supplétifs de l'armée américaine. Si une action se déploie et que le soutien des Kurdes est nécessaire, il pourra se négocier. De toutes façons la guerre sera probablement menée à partir du Sud, de la Jordanie et du Koweït. Les Kurdes pèsent de tout leur poids pour la mise en place d'un régime acceptable après Saddam – fédéral, pluraliste, démocratique. Ils ont d'ailleurs proposé un projet de constitution irakienne. Il ne s'agit pas de casser l'Irak. L'autonomie au sein d'un État irakien fédéral démocratique nous convient, avec un gouvernement fédéral basé à Bagdad, exerçant les fonctions de défense, de monnaie, et des affaires étrangères. Une sorte de modèle belge, en somme. A.-E. Moutet Quelle est votre place au sein de l'opposition irakienne ? Les connaissez-vous ? K. Nezan Cet été ont eu lieu deux réunions importantes de l'opposition irakienne, l'une à Londres et l'autre à Washington, au cours de laquelle les opposants ont été reçus par le Vice-Président Cheney. Les deux principaux partis kurdes étaient représentés : le Parti démocratique du Kurdistan, de Massoud Barzani ; et l'Union patriotique du Kurdistan, de Jalal Talabani, aujourd'hui réconciliés après un conflit entre 1994 et 1997. (J'ai assisté récemment à la dernière réunion plénière du Parlement kurde où tous deux coopéraient entièrement.) L'opposition irakienne devait tenir son prochain congrès ce week-end en Belgique, mais les autorités belges ont retiré leur autorisation au dernier moment : la Belgique a fait savoir qu'elle n'était pas favorable à un "changement de régime en Irak"... Donc ce congrès se tiendra à Londres à la mi-décembre. De toute l'opposition irakienne, les Kurdes sont ceux qui ont la caution démocratique la plus claire, puisque nous avons nous déjà tenu des élections libres. Il y a aussi des partis chiites qui semblent disposer d'une réelle assise populaire. Et puis de nombreux intellectuels, des membres des professions libérales qui reflètent des courants de pensée mais dont on ignore la représentativité. On ne peut évidemment pas reprocher leur manque de représentativité à des opposants comme Ahmad Chalabi et son Congrès National Irakien, qui n'ont jamais eu de base territoriale ou la possibilité d'organiser leur peuple. Chalabi est un homme d'affaires qui vient de l'une des familles les plus riches de l'Irak. Il a fait ses études au MIT, à Boston ; c'est un mathématicien de formation qui a été coopté par l'establishment américain ; il a des amis au Congrès ; il connaît les mentalités américaines pour y avoir longtemps vécu. Il a réussi à créer un espèce de lobby en sa faveur malgré l'opposition de la CIA, du département d'État. A.-E. Moutet Une faveur que l'on voit quand les États-Unis décident de dépenser l'important reliquat des fonds – près de 90 millions de dollars – alloués par l'Iraq Liberation Act voté par l'Administration Clinton, pour entraîner militairement 10 000 opposants irakiens désignés par Chalabi ? K. Nezan Sans doute, mais c'est totalement inutile. Les Kurdes ont plusieurs dizaines de milliers de combattants mieux entraînés sur place, formés dans les deux académies militaires kurdes : c'est une armée régulière avec des officiers, des forces bien organisées. Chalabi essaie de recruter des gens qu'on formerait aux États-Unis simplement pour dépenser cet argent, mais où vont-ils les déployer ? Peut-être qu'ils vont servir d'informateurs, de supplétifs aux forces américaines. A.-E. Moutet Ils devaient notamment "guider sur le terrain les bombes intelligentes, aider à organiser une administration militaire, organiser des camps de prisonniers"… K. Nezan Si les Américains ont besoin d'auxiliaires et qu'ils les forment avec leur argent, c'est leur affaire. Ahmad Chalabi n'a pas de présence en Irak même. Il est soutenu par un certain nombre d'intellectuels irakiens ; et je pense qu'il a un rôle politique de premier plan à jouer dans l'Irak de demain – s'il arrive à organiser sa mouvance. S'il n'y arrive pas, il risque d'avoir le même rôle que Bani Sadr en Iran. Les arabisants de la CIA ont attendu Godot pendant des années Le puissant clan des arabisants de la CIA et du Département d'État misaient sur un coup d'État militaire en Irak, avec un gentil général arabe sunnite pour remplacer Saddam. Évidemment, il n'existe en réalité personne qui réponde à cette description. Ils ont attendu Godot pendant des années en vain, ce qui prouve leur profonde méconnaissance du système. L'Irak, ce n'est pas une dictature militaire où un général peut en chasser un autre ; c'est un régime totalitaire contrôlé par la famille de Saddam, ses fidèles les plus farouches. L'armée, même les Gardes Républicains qui sont contrôlés par des proches de Saddam, n'a jamais eu les moyens de faire un coup d'État. D'ailleurs à l'intérieur même du clan Saddam, il y a eu des dissidences publiques, comme celles de ses beaux-fils, époux de ses deux filles, par exemple, émigrés en Jordanie puis assassinés le jour même de leur retour à Bagdad. Il y a aussi le fils de son oncle maternel, qui avait servi de père adoptif à Saddam Hussein, Adnan Khairullah, ex-ministre de la défense, qui jouissait d'une certaine popularité, et est mort dans un "accident" d'hélicoptère. Sa famille est convaincue qu'il a été assassiné : Il y a des divisions profondes y compris dans le clans de Saddam mais celui-ci tient son monde par la terreur. La guerre se jouera à Bagdad. Il n'y aurai certes pas de Stalingrad, mais on peut s'attendre à un combat de rues du dernier carré ; avec peut-être quelques centaines de morts dans cette ville de 4 millions d'habitants, qui n'ont pas nécessairement envie de se battre contre les Américains. Il y a très peu de gens qui sont prêts à mourir pour Saddam Hussein : cela se compte en milliers de personnes... membres des milices du parti ou de la garde spéciale qui lui sont fidèles : au total, quelques 12 000 à 15 000 personnes. L'armée ne se battra pas. Depuis des semaines, les Américains lancent des millions de tracts sur l'Irak, avertissant les militaires de s'abstenir de tirer sur les avions américains, d'utiliser des armes chimiques, même s'ils en reçoivent l'ordre, faute de quoiils seront tenus responsables. Si Saddam Hussein détient des armes de destruction massive, il tentera de les utiliser contre les Américains et les Israéliens pendant la guerre . Il pourrait également être tenté de les utiliser contre les Kurdes, qui contrairement aux israéliens ne sont pas équipés en masques à gaz et n'ont pas été vaccinés. Il y a là un risque majeur de catastrophe humanitaire. Si les précautions nécessaires ne sont pas prises à temps. D'autre part, si le programme Pétrole Contre Nourriture est suspendu pour une période de plus d'un mois, on risque une crise humanitaire en Irak (moins dans le Kurdistan) avec une population de 23 millions de personnes à nourrir. L'Irak a été autosuffisant jusqu'au début des années 80 ; mais en détruisant l'agriculture du Kurdistan, le régime a anéanti le grenier à blé historique du pays. Aujourd'hui, l'Irak est devenu dépendant à près de 85% pour ses importations alimentaires. L'après-guerre est tout aussi préoccupant : il sera difficile d'éviter entièrement une épuration. Actuellement en Irak, tous les quartiers sont quadrillés, les citoyens encadrés et surveillés. Demain, libérés de la terreur les victimes seront tentées de se venger au Kurdistan nous avions déclaré une amnistie générale, parce que le régime s'était appuyé sur beaucoup de collaborateurs, sauf pour quelques dizaines de cas particulièrement monstrueux. Malgré cela, lors des soulèvements kurdes de Suleimanyeh et à Erbid, plusieurs centaines de responsables du parti Baath avaient été exécutés par la population : c'étaient des gens qui les avaient torturés, mis à mort les proches, etc., donc les gens se sont vengés. A.-E. Moutet Quel régime est-il raisonnable d'envisager les premiers mois ? K. Nezan Il y a deux possibilités. Soit une administration provisoire de l'ONU ou américaine pendant la période de la transition, en attendant l'élection d'une Assemblée constituante. Soit les partis de l'opposition se mettent d'ores et déjà d'accord sur un gouvernement civil irakien de transition, avec une présence militaire étrangère jusqu'à ce que la situation se stabilise, à Bagdad, Kirkouk et quelques autres villes. Administrer l'Irak après tant de décennies de dictature, ne sera pas évident. C'est un pays très fragmenté, artificiel, créé par des Anglais, qui manque d'épaisseur historique et de conscience nationale digne de ce nom. Le seul moyen de fédérer la population, c'est de forger un consensus, un pacte national à travers la démocratie, dont l'Irak a été privé depuis ses débuts, même à l'époque du parlementarisme de façade sous la monarchie. De 1958 à 1968 il y a eu un régime militaire, et après un régime totalitaire. Cette inexpérience démocratique est la vraie difficulté. L'élément positif, c'est l'existence d'élites irakiennes formées par les universités occidentales depuis longtemps. Évidemment, les premières élites scientifiques et culturelles étaient les Juifs. Quand vous voyez la réussite des Juifs venus d'Irak, les frères Saatchi par exemple... Sous Saddam Hussein, comme d'ailleurs sous Hitler, la formation des élites, moins les Juifs, a continué. Le parti Baas est un parti national socialiste ; ses fondateurs avaient d'ailleurs commencé leur carrière en soutenant une tentative de coup d'État pro-nazi en 1941. Le grand théoricien du Baas, le chrétien syrien Michel Aflaq, a théorisé l'incarnation de la nations arabe et du parti dans son Leader : en allemand, Führer, en Italien Duce. Aujourd'hui il y a 3 millions d'Irakiens dans la diaspora en Europe et aux États-Unis ; il y a les Kurdes qui ont déjà fait leur expérience non négligeable d'une démocratie active, qui peut servir de modèle au reste de la population. Donc au total, après des débuts peut-être difficiles et probablement même conflictuels, on pourrait arriver à mettre en place en Irak un régime démocratique et fédéral. L'Irak compte aujourd'hui 25 à 28 % de Kurdes, 55% de Chiites, de 15 à 17% de Sunnites, 2 à 3 % chrétiens. Il n'y a pas de réel danger d'union des chiites du Sud avec les Iraniens, sinon ils auraient sauté ce pas sous Khomeiny, pendant la guerre Iran-Irak. Les lignes de fracture se trouvent entre les pan-arabes et les irakistes Les élites chiites laïques acceptent le fédéralisme dans un Irak indépendant ; les laïques voudraient même que l'État Irakien soit dirigé par des Kurdes pour rassurer les pays voisins, tout en ayant une représentation chiite importante ; mais les Kurdes et les sunnites étant minoritaires, ils pourraient rassurer. Cette coalition-là avait gouverné le pays brièvement en 1958, avec la fin de la monarchie et la révolution des jeunes officiers menée par le général Kassem dont le père était arabe sunnite et la mère kurde chiite. Mais les lignes de fracture d'alors sont celles que l'on retrouvera peut-être demain, entre les nationalistes pan-arabes qui considèrent que l'Irak est la partie orientale du monde arabe, et les Irakistes, ceux qui croient que l'Irak est un État commun des Kurdes, des Arabes, des Assyro-Chaldéens, etc., et que l'arabisme n'est pas un facteur déterminant de son identité. Le parti Baas est le dernier vestige du vieux nationalisme pan-arabe. A.-E. Moutet Mais à beaucoup d'égards, l'islamisme l'a remplacé à partir des années 80 dans cette vision fédératrice pan-arabe… K. Nezan Oui, mais le danger d'islamisme est moins probable en Irak qu'ailleurs, à cause de la tradition déjà longue laïque du pays. L'islamisme chiite a ses partisans, mais avec les déboires de l'Iran, il n'est plus attractif. Cela dit, des petits groupes d'islamistes financés par les Saoudiens peuvent exister, profiter de la pauvreté pour recruter ; mais ce n'est pas la tendance ascendante en Irak. A.-E. Moutet Quelle est la prochaine échéance, après le 8 décembre ? K. Nezan Le Conseil de Sécurité devra examiner la situation. Saddam Hussein compte toujours sur sa "Sainte Trinité", France-Russie-Chine pour plaider sa cause et dire qu'il est temps de lever les sanctions puisqu'on n'a rien trouvé. Là-dessus les Américains se retrouveront, vers la mi-janvier, devant le choix définitif. Tout dépendra du rapport de Hans Blix. S'il déclare qu'on peut considérer que les Irakiens ont vraiment détruit leurs armes... Il se trouvera beaucoup de gens, notamment aux États-Unis pur crier à la supercherie et rappeler qu'à l'époque où le même Hans Blix dirigeait l'Agence internationale d'énergie atomique de Vienne chargée de surveiller le développement nucléaire de l'Irak. Ses inspecteurs n'avaient rien trouvé. Ils étaient escortés ; ils avaient uniquement visité les installations officielles ; mais l'Irak s'approvisionnait sur le marché parallèle en uranium, en centrifugeuses. Évidemment, après la guerre du Golfe, les inspections de l'UNSCOM des années 90, menées par Richard Butler avaient découvert des quantités impressionnantes [de matériaux nucléaires] il est par ailleurs très probable que l'Irak ne laisse pas, sous prétexte de « souveraineté les inspecteurs visiter ses « sites sensibles » ni présidentiels, fournissant lui-même prétexte à intervention. Pendant la mission des inspecteurs, certains préparait activement la guerre et l'après Saddam. Apparemment, dans les coulisses, il se tient déjà des discussions discrètes sur le partage de la manne pétrolière de l'après-Saddam afin que tout le pétrole n'aille pas aux compagnies américaines après la victoire. Donc la guerre est probable. A.-E. Moutet Et souhaitable ? K. Nezan Il n'y a pas de guerre propre : je suis contre les guerres, mais il y a des moments où contre les régimes barbares, il n'y a aucun autre moyen. Si on ne s'était pas battu, Hitler serait toujours là.