Monsieur Verhofstadt: Doha n’est pas le bon agenda car le monde n’est pas une marchandise
Eric Toussaint*
Monsieur Verhofstadt, dans votre lettre aux altermondialistes, les droits humains ne sont pas mentionnés. Si des voix de plus en plus nombreuses se font entendre en faveur d’une AUTRE mondialisation en affirmant qu’un AUTRE monde est possible, c’est que pour elles, il faut mettre au centre de nos actes la Déclaration universelle des Droits de l’homme ainsi que des traités comme le Pacte des Droits économiques, sociaux et culturels. Dans votre lettre, vous faites tout le contraire. Vous proposez notamment aux altermondialistes de s’engager dans l’agenda fixé à Doha par l’OMC en 2001. Votre credo : le marché et le commerce. C’est à l’opposé des aspirations de changement exprimées par un mouvement qui affirme que le monde n’est pas une marchandise et qui trouve en partie son origine dans la victoire de Seattle contre l’OMC (1999).
La veille de la publication de votre lettre dans Libération, Tabita, une jeune congolaise âgée de 5 ans était expulsée de Belgique par l’Office des Etrangers, organisme fédéral belge. Sa destination : Kinshasa où personne ne s’est offert pour l’accueillir. Le rapatriement forcé a été réalisé au mépris des droits élémentaires de sa mère qui l’attendait au Canada où elle est réfugiée et où elle a introduit une demande de regroupement familial en cours d’examen. Cette expulsion a été opérée contre l’avis du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) qui avait demandé que la jeune Tabita soit admise sur le territoire belge le temps de traiter la demande de visa pour le Canada. Avant être expulsée, Tabita avait été placée pendant deux mois dans le Centre Fermé 127 où sont enfermés notamment des candidats réfugiés dont la demande d’asile a été rejetée.
En août 1999, deux mois après l’entrée en fonction de votre gouvernement, deux adolescents guinéens étaient retrouvés morts à Bruxelles dans le train d’atterrissage d’un avion de la Sabena, la défunte compagnie aérienne nationale. Ils avaient tenté au prix de leur vie, de rejoindre l’Europe dans l’espoir de pouvoir y étudier. Dans une lettre émouvante écrite avant leur fin tragique, ils disaient combien ils espéraient être accueillis par les gouvernants des pays les plus industrialisés. Le directeur général du FMI, Michel Camdessus, avait ouvert l’assemblée annuelle commune de la Banque mondiale et du FMI en donnant lecture de la lettre et en affirmant que leur message serait entendu. Avant la mort des deux adolescents guinéens et l’expulsion de Tabita, il y a eu le décès de la jeune nigériane Samira Adamu étouffée par des policiers belges dans l’avion qui devait servir à son expulsion vers l’Afrique. Par la suite, on s’est bien gardé, sous votre gouvernement, de poursuivre les responsables réels de cette politique. La politique de votre gouvernement dans les domaines du droit d’asile, de la circulation de personnes, de leur établissement, de l’obtention de la citoyenneté sont clairement conservatrices.
Dès le début de votre lettre, vous affirmez que la crise irakienne n’est pas la question la plus urgente. Ce n’est là que votre avis. Pour le mouvement altermondialiste, la lutte pour la paix est fondamentale et ne peut attendre. L’opposition à la volonté du gouvernement des Etats-Unis et des autorités d’autres pays (Grande-Bretagne, Italie) de mener une nouvelle guerre contre l’Irak nous mobilise largement. Après avoir réuni 250.000 personnes à Londres le 26 septembre, nous en réunirons autant le 9 novembre à Florence lors de la première réunion du Forum Social Européen. A Bruxelles, ce sera le 17 novembre.
Selon vous, la question du siècle est " d’éviter une lutte des classes violente entre les plus pauvres et les plus riches de ce monde ". Vous brouillez carrément les cartes. Selon vous, les plus pauvres seraient 2 milliards et les plus riches 500 millions. Vous faussez les chiffres. La vérité, Monsieur Verhofstadt, commanderait de dire qu’une infime minorité de la population mondiale concentre une richesse astronomique. Il y a sur terre 7,1 millions de millionnaires en dollars ou en euros (Financial Times, 18 juin 2002). Leur fortune cumulée représente 26.200e milliards de dollars soit 25 fois plus que le revenu annuel de la moitié de la population de la planète (3 milliards d’habitants de la planète survivent avec moins de deux dollars par jour). La richesse de ces millionnaires a fortement progressé: 18% d’augmentation en 1999, 6 % en 2000 et encore 3% en 2001. Ils constituent la classe capitaliste " mondiale ", elle est composée d’une majorité de riches résidents au Nord, mais les riches du Sud y occupent une place non négligeable. Les millionnaires d’Amérique latine détiennent 13% du gâteau.
La solution aux inégalités qui se creusent passe notamment par une redistribution de la richesse tant au Nord qu’au Sud. Un petit calcul : un impôt exceptionnel de 6% sur le patrimoine du pour cent le plus riche de la planète permettrait de réunir 1.600 milliards de dollars. Cela correspond à l’ensemble de la dette publique externe des pays en développement où vivent plus de 85 % de la population mondiale. Autre petit calcul : selon l’ONU, il suffirait de 80 milliards de dollars par an pendant dix ans pour garantir la satisfaction des besoins humains élémentaires (accès universel à l’eau potable, à une alimentation suffisante, à l’éducation primaire, aux soins de santé de base, aux soins gynécologiques pour les femmes). Cette somme, aucune réunion du G8, de la Banque mondiale, du FMI ou de l’OMC ne s’est montré capable d’en réunir le centième alors qu’il suffirait de prélever un impôt annuel de 0,3% sur le patrimoine du pour cent le plus riche de la population mondiale pour la réunir. L’application d’une taxe de type Tobin pourrait procurer au bas mot 100 milliards de dollars par an. Certes il ne s’agit pas de se limiter à de telles mesures. Néanmoins leur mise en œuvre permettrait de débloquer la situation. Le problème fondamental réside dans l’absence de volonté politique de la majorité des gouvernants de la planète pour augmenter l’impôt payé par les plus riches.
Des autres propositions contenues dans votre texte, je n’en commenterai que deux par manque d’espace.
Primo, vous dites qu’il faut soutenir l’initiative européenne " Everything but arms " (Tout sauf les armes). C’est un comble de la part du Premier Ministre belge car cette initiative concerne les 49 Pays les Moins Avancés parmi lesquels figure le Népal. Or, c’est justement vers le Népal que la Belgique veut exporter des armes très prochainement (ce qui provoque des remous au sein même de votre gouvernement).
Deuzio, vous dites que l’initiative pour l’allégement de la dette des Pays pauvres très endettés (PPTE) va dans le bon sens. C’est totalement contraire à la vérité. Cette initiative en application depuis 1996 n’a offert à aucun des pays concernés une véritable solution au problème de la dette, qui étrangle une population largement démunie. Pire, pris ensemble, les 42 PPTE ont remboursé depuis trois ans 3.000 millions de dollars de plus que ce qu’ils ont reçu sous forme de prêts. L’initiative PPTE a impliqué des doses encore plus fortes de privatisation, de déréglementation et d’ouverture forcée des marchés locaux aux produits des multinationales du Nord. Conséquence : la disparition de producteurs locaux, des licenciements massifs, la privatisation des services publics et une augmentation de l’inégalité comme vient de le démontrer une étude interne de la Banque mondiale.
Décidément vos propositions ne sont pas à la hauteur des défis que l’humanité doit relever pour assurer à tous les citoyens de la planète la garantie des droits humains fondamentaux. En réalité, vous proposez de poursuivre l’orientation initiée par M. Thatcher et R. Reagan il y a un peu plus de vingt ans. Face à l’échec patent des politiques néolibérales, le mouvement altermondialiste a la responsabilité de mobiliser de manière croissante et d’élaborer démocratiquement des alternatives dans un cadre international. Oui, un autre monde est possible.
(*) Eric Toussaint est historien et politologue, coauteur de " Sortir de l’Impasse " (CADTM-Bruxelles / Syllepse – Paris, 2002), président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde et membre du Conseil International du Forum Social Mondial.