De temps à autres, les travailleurs sont victorieux, mais leur triomphe est éphèmere. Le vrai résultat de leur luttes, ce n'est pas le succès immédiat, mais l'union de plus en plus étendue des travailleurs. (Karl Marx, Le Manifeste du parti communiste, 1848) SYNDICATS ET (ANTI)MONDIALISATION NEOLIBERALE Avec le développement du mouvement contre la mondialisation capitaliste et néolibérale, on assiste à un décalage important entre cette remontée des luttes impulsées par une nouvelle génération radicalisée et les organisations syndicales, affaiblies par plus de vingt années d'austérité ainsi que par la paralysie de ses directions face aux défis actuels. Pourtant, le potentiel le plus riche de ce jeune mouvement réside en sa possible et nécessaire jonction avec la classe ouvrière. Des expériences concrètes d'une telle jonction sont déjà à l'oeuvre dans certains pays et démontrent que la survie du syndicalisme passe par de telles alliances. Par Ataulfo Riera, plantin@skynet.be Le syndicalisme, à l'échelle internationale, est en crise. Cette crise se traduit en chiffres éloquents: ces 20 dernières années, les organisations syndicales des pays développés (Etats-Unis, Japon, Europe occidentale) ont perdu près de la moitié de leurs adhérents. Les causes sont évidemment multiples et renvoient toutes à la dégradation générale et internationale des rapports de forces entre le capital et le travail. Avec l'introduction des mesures d'austérité et des premières politiques néolibérales au tournant des années '70 et '80 du siècle passé comme "réponse" de la bourgeoisie à la crise de surproduction ouverte depuis 1974. Avec la chute du Mur et l'effrondrement des pays du bloc "socialiste" au début des années '90 - disparition qui a permis aux bourgeoisies d'amplifier leur offensive dans un esprit revenchard. Avec, surtout, l'émergence d'un nouveau régime d'accumulation capitaliste régi par des politiques de type néolibérales, le tout accompagné de bouleversement technologiques, culturels, sociaux et politiques plus connu sous le nom de "mondialisation". Cette "mondialisation" néolibérale et ce nouveau régime d'accumulation du capital sapent les bases objectives du syndicalisme. Le prolétariat et son unité de classe est fragmenté et atomisé par l'introduction massive des emplois précaires (intérimaires, mi-temps) et la multiplication des statuts. Il est dispersé par le développement de l'"entreprise en réseau" et la sous-traitance. L'individualisation du rapport salarial, la concurrence acharnée imposée entre les travailleurs, le poids du chômage de masse, les nouvelles pratiques managériales et les nouveaux processus productifs, face à tous ces phénomènes nouveaux, les syndicats n'ont pas su, ou alors de façon incomplète et inadéquate, apporter de réponses satisfaisantes pour les travailleurs. Dans les entreprises nouvelles - de par leur organisation du travail et/ou de par leur type de production: industries des nouvelles technologies, call-center, etc.- qui se sont créés ces dernières années, la présence syndicale est pratiquement inexistante et elle a reculé partout ailleurs. Les syndicats ont également les plus grandes difficultés à représenter réellement des nouvelles couches entières de travailleurs précaires (femmes, jeunes, immigrés), pour ne pas parler de leur refus d'organiser les chômeurs. Si certains syndicats (en Belgique par exemple) ont su maintenir des effectifs imposants sur le papier, sur le terrain, la vie syndicale active et militante est plutôt en régression. Car pour assurer une base militante large et active aux syndicats, un certain degré de conscience de classe et d'unité, même minimum, est nécessaire. C'est cette conscience qui a été fortement affaiblie suite aux évolutions décrites plus haut. De plus, une certaine confiance en la force et l'utilité du syndicat est également vitale. Dans ce cas-ci également cette confiance a été fortement ébranlée de par l'incapacité générale du mouvement ouvrier organisé à parer et à contre-carrer efficacement les mesures d'austérité et les offensives néolibérales. Cette incapacité est flagrante en ce qui concerne la lutte contre la mondialisation néolibérale. Face à la mondialisation... Cette impasse dans laquelle se trouvent bien des syndicats aujourd'hui peut entre autres s'expliquer de par le poids des spécificités nationales: si le syndicalisme a une dimension universelle, il est surtout fortement imbriqué dans les lois et les réglementations nationales. Le blocage de toute action syndicale internationale efficace et durable provient également pour une large part de leur analyse sur l'actuelle mondialisation néolibérale ainsi que de leur orientation à l'égard des mouvements qui l'a contestent. Plusieurs organisations syndicales considèrent la mondialisation actuelle comme un processus quasi "naturel", inéluctable, qu'on ne peut "qu'accompagner" tout en essayant autant que possible de corriger ses effets les plus négatifs pour les travailleurs. Ce type d'analyse est évidemment le plus répandu parmi les syndicats dont le degré d'intégration aux Etats bourgeois est le plus fort et/où lorsque les liens entre les directions syndicales et les partis "ouvriers" chrétiens ou sociaux démocrates restent importants. C'est en tous les cas l'analyse officielle de la principale organisation internationale ouvrière; la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) qui compte 221 organisations syndicales présentes dans 148 pays et qui rassemble 156 millions de travailleurs. Si peu après Seattle, Bill Jordan, président de la CISL se félicitait de la "victoire de la société civile sur les méfaits de la mondialisation" c'était pour ajouter aussitôt qu'"il serait faux de présenter notre campagne comme une croisade contre la mondialisation et contre l'OMC. (...) La mondialisation est là pour de bon et elle a le potentiel de créer un monde meilleur." ...et aux "antimondialistes" Le développement récent du mouvement contre la mondialisation néolibérale et capitaliste est en général vu d'un très mauvais oeil par les bureaucraties syndicales. La méfiance est grande envers les ONG et les mouvement sociaux de tous types: leurs représentativité ou leur légitimité est souvent mise publiquement en doute. Mais derrière ces "arguments", c'est la vision de ces mouvements comme des "concurrents" dans l'encadrement de la contestation des travailleurs, dont les syndicats auraient en quelque sorte le "monopole", qui prédomine. La CISL en a toujours ainsi toujours voulu aux ONG pour leur campagne victorieuse contre l'AMI (Accord multilatéral sur les investissement) en 1998. Cet Accord était en effet négocié avec discrétion depuis 1995 dans le cadre de l'OCDE. Or, c'est là une des rares instances internationales où les organisations syndicales disposent d'une reconnaissance permanente à travers une Commission syndicale consultative (CSC-OCDE). Plutôt que de mettre en lumière publiquement la teneur de l'AMI et informer et mobiliser leurs adhérents, les syndicats ont privilégié les négociations discrètes et le lobbying de salon dans le vain espoir "d'améliorer le projet". Lors d'importantes mobilisations comme à Prague contre le FMI et la Banque mondiale en septembre 2000, à Genève peu avant à l'occasion d'une mobilisation au moment du sommet "social" de l'ONU ou à Bangkok lors d'une assemblée de la CNUCED ou encore à Nice contre le sommet de l'UE en décembre 2000, l'implication des syndicats était soit inexistante, soit minime, soit en total décalage avec le mouvement antimondialisation néolibérale. Alliances réussies au Sud... Mais ce sombre tableau est heureusement contrebalancé par des expériences réussies dans une série de pays où la jonction entre le "nouvel internationalisme" et des syndicats a été effective et durable. Plusieurs syndicats du Sud jouent même un rôle décisif dans ce type d'alliance. Au Brésil, le grand syndicat CUT (Centrale Unifiée des travailleurs) faisait partie du comité d'organisation du premier Forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2001 auquel participaient également de nombreux syndicats d'Amérique latine, notamment ceux regroupés au sein de l'ORIT, la branche de la CISL dans les Amériques. L'ORIT a notamment signé l'Appel des mouvements sociaux issu du FSM. Cette situation d'avant garde s'explique de par le fait que les luttes contre le néolibéralisme sont particulièrement massives en Amérique latine. Il y existe même une structure permanente depuis 1998: l'Alliance sociale continentale en lutte contre la ZLEA (Zone de libre échange des Amériques) impulsée par les Etats-Unis. Cette structure rassemble d'importants mouvements sociaux, Via Campesina, des ONG et même l'ORIT. En Corée du Sud, le puissant syndicat KCTU (500.000 membres) participe régulièrement aux rendez-vous internationaux et a envoyé des délégations à Seattle en novembre 1999 contre l'OMC ou à Washington contre le FMI-BM en avril 2000. En Corée, au sein de l'alliance "Kopa", il relaie systématiquement les grandes campagnes internationales. En Afrique du Sud, la COSATU joue également un important rôle de relais. ... et au Nord En ce qui concerne les syndicats des pays du Nord, c'est tout d'abord là où le syndicalisme était le plus affaibli ou désorienté (Etats-Unis, France, Italie) que des solutions novatrices ont été trouvées à travers une accumulation d'expériences d'alliances et d'ouverture et/ou la constitution de "nouveaux syndicats". C'est le cas en France qui connaît une des taux de syndicalisation les plus bas d'Europe (6%) mais qui est contrebalancé par un militantisme syndical plus actif. De ce fait se sont créés des syndicats contestataires tels que SUD - syndicat de combat né en 1989 à la Poste et dans les Télécoms à partir d'équipes syndicales exclues de la CFDT - ou la FSU -syndicat de l'enseignement public née en 1993 après l'exclusion de plusieurs syndicats par la FEN. Avec des secteurs de la CGT, ces syndicats ont été en phase et ont soutenu souvent très activement la plupart des mouvements sociaux de ces dernières années: de la lutte étudiante contre le CIP en 1994, aux Marches européennes contre le chômage et à AC! (Agir contre le chômage) en passant par la lutte du DAL (Droit au logement), Droit devant ou les sans papiers. Ces syndicats ont été les seuls à être présents au côté des mouvements antimondialisation néolibérale lors de la manifestation de "blocage" du sommet de l'UE à Nice. Aux Etats-Unis, le mouvement syndical a opéré un véritable tournant en direction des jeunes, des immigrés, des mouvements sociaux et des ONG. Il existe ainsi depuis plusieurs années les "Jobs with Justice", une organisation militante contre le travail précaire, les bas salaires etc. Créée par 10 syndicats nationaux elle agit comme un pont entre ces derniers, les mouvements étudiants et les autres mouvements sociaux (chômeurs, immigrés...). Autre succès vis-à-vis des étudiants: les United Student against sweetshop. Des campagne d'affiliation soutenues sont également menées pour syndicaliser les nouveaux migrants, dont de nombreux travailleurs sans papiers (l'AFL-CIO demande la régularisation de tous les travailleurs "illégaux"). Ce tournant a été renforcé depuis que le principal syndicat, l'AFL-CIO (16,5 millions d'adhérents), a connu un important changement de direction en 1995 avec l'élection de John Sweeney comme président et ce contre l'avis de l'équipe droitière sortante. Des syndicats tels que le CWA (du secteur des télécommunications), les Teamster ou les Steelworkers (sidérurgistes), sans nul doute le plus à gauche ont eux aussi amorcé le tournant. Tous ces syndicats ont été activement présents à Seattle contre l'OMC et à Washington contre le FMI-BM ensemble avec le mouvement antimondialisation néolibérale car, comme dans le cas de la France, leur expérience accumulée d'alliances et d'ouverture leur a permis de saisir l'importance des enjeux de s'intégrer pleinement dans ce mouvement global. Dans sa convention de juillet 1997, une résolution des Steelworkers résume bien l'orientation nouvelle: "L'argument qui justifie la formation de ces alliances stratégiques se résume en une déclaration: "nous ne pouvons pas gagner toutes ces batailles (contre les multinationales et la mondialisation) tous seuls. Nous sommes un mouvement, pas une simple organisation. A travers son histoire, le mouvement ouvrier a hardiment proclamé qu'une attaque contre un seul d'entre nous était une attaque contre nous tous. En créant ces alliances stratégiques, nous ferons revivre ces mots". Il ne faut évidemment pas mythifier cette évolution positive car les dérives nationalistes du syndicalisme étasunien ne sont pas totalement conjurées. Les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis le démontrent dans leurs lourdes conséquences. Teofilio Reyes se demande ainsi dans la revue syndicale de gauche "Labor Notes": "Continuerons-nous à nous battre contre la globalisation capitaliste et à nouer des liens plus étroits avec les travailleurs d'autres pays ou tomberons nous dans une attitude définie comme "l'Amérique d'abord"? La réponse n'est pas encore définitivement tranchée, poursuit-il, mais la politique d'alliance avec le mouvement "antimondialisation" en a déjà souffert. Les organisations syndicales ne participent pas aux manifestations actuelles contre la guerre, dont la plus importante, celle de Washington le 29 septembre dernier. Pire, l'AFL-CIO, tout comme les Teamsters, a apporté son soutien aux actions du président Bush. Par contre, les Steelworkers ont fait entendre une voix nettement plus critique: ils ont demandé justice pour les victimes (parmi lesquelles de nombreux travailleurs "illégaux" sud-américains), mais en précisant que les Etats-Unis ne devaient pas frapper des civils innocents et que la pauvreté et l'injustice fournissent des "recrues pour les armées de l'intolérance". Le tournant de Gênes En Europe, où la position de la CES (branche européenne de la CISL) est nettement à droite, la jonction la plus importante entre le nouvel internationalisme et le syndicalisme a lieu sans doute aucun en Italie depuis Gênes. Si les trois grandes confédérations (CGIL, CISL et UIL) étaient absentes en tant que telles, les syndicalistes formaient au moins un tiers des 300.000 manifestants. Etaient présents la gauche syndicale des confédérations comme la tendance "Alternative Sindicale" de la CGIL, les COBAS - "Comités de base", né en deux phases: des coordinations des grèves du secteurs publics de la fin des années '80 et de la lutte dans l'industrie en 1992 contre l'abandon de l'échelle mobile des salaires par les confédérations - et, surtout, la FIOM, le puissant syndicat des métallos de la CGIL. Ces syndicats étaient partie intégrante du Genoa social forum (GSM) et étaient déjà présents à Porto Alegre, son véritable lieu de gestation. Cette rencontre entre ces secteurs syndicaux et la radicalisation massive de la jeunesse a complètement bouleversé la situation sociale italienne. Nécessité Pourquoi de tels succès sont-ils possibles? Dans tous les cas où la jonction a été effective et durable, c'est parce que les syndicats ont commencé à muer, à s'ouvrir aux questions de société - en-dehors de celles qui ne concernent strictement que le rapport capital-travail dans l'entreprise - et à rompre avec une certaine tradition du "monopole" la représentativité en pratiquant des alliances locales, nationales et internationales avec d'autres mouvements sociaux dans le cadre de campagnes de type "front uni". Cette "mutation" (ou "refondation") syndicale est vitale pour stopper et inverser le déclin du mouvement ouvrier organisé. L'influence de SUD est ainsi passée en 10 ans à France Télécom de 4% à 28% et de 6% à 24% à La Poste. Aux Etats-Unis, le déclin régulier du taux de syndicalisation n'a été stoppée qu'en 1999 - l'année de Seattle - avec plus de 265.000 nouvelles adhésions, la plus forte augmentation depuis 20 ans! Car la jonction avec le nouvel internationalisme est, partout où elle est opérante et systématique, bénéfique pour les luttes et les organisations du mouvement ouvrier. En comparaison, les syndicats belges sont clairement à la traîne: pour combien de temps encore? ? |