55 chefs d'Etat, une centaine de ministres, un millier de journalistes pour un grand show politique sur les droits de l'homme. Pendant ce temps, police et armée traquaient les opposants à l'occupation syrienne. Jacques Chirac, qui ne semble pas s'en être ému, a quitté Beyrouth juste après, pour se rendre en Syrie, puis en Jordanie. Mme Chirac visite un orphelinat islamique et des écoles gérées par le Hezbollah Selon les responsables de l'Organisation internationale de la Francophonie, le Liban a su, malgré des pronostics alarmistes, gérer, sans un couac apparent, l'organisation du IXe Sommet de la Francophonie qui a accueilli 55 chefs d'Etat et de gouvernements, une bonne centaine de ministres étrangers, des dizaines de présidents d'organismes francophones en tous genres et d'un bon millier de journalistes accrédités pour couvrir l'événement. La sécurité de ces invités a été gérée avec maestria, des visites touristiques ont été organisées pour ceux qui le voulaient, un bain de foule a même été offert au couple Chirac, escorté du couple Hariri, dans le centre de Beyrouth. Les correspondants de presse qui souhaitaient rencontrer des jeunes ont vu leur souhait aussitôt exaucé, avec l'accroche folklorique en prime : ils ont pu suivre Mme Chirac dans un orphelinat islamique, et même inspecter des écoles gérées par le Hezbollah, où l'on a appris qu'un quart des élèves choisit le français en deuxième langue (les autres optant pour l'anglais). La visite des dizaines d'établissements, laïcs ou chrétiens (tous confessionnellement mixtes), où les lycéens peuvent aussi choisir de passer le bac français, n'a pas, en revanche, attiré Madame Chirac.. L'armée a été appelée en renfort pour tabasser quelques incontrôlables, quitte à en envoyer quelques-uns à l'hôpital Bravo le Liban qui a donc fait montre de sa parfaite maîtrise de la situation, ont dit ces responsables. La majorité des rues de Beyrouth étaient interdites à la circulation ? C'est normal. 8500 policiers et agents de l'ordre étaient sur les dents pour assurer la sécurité des délégués ? C'est normal, aussi. Et quoi de plus normal, enfin, que l'armée soit, ici et là, appelée en renfort pour tabasser quelques incontrôlables, quitte à en envoyer quelques-uns à l'hôpital ? Non, non, aucun chef d'Etat, aucun défenseur des Droits de l'Homme qui avait effectué le déplacement n'a protesté. Protester contre quoi ? Le Premier ministre libanais, Rafic Hariri, n'a-t-il pas réaffirmé, lors du Sommet, que le Liban est un pays démocratique, soucieux de la défense des Droits de l'Homme ? Le Liban est un tout petit pays (10 452 km2). Beyrouth est une toute petite ville, du moins en superficie et, en son centre, les distances s'évaluent en centaines de mètres à vol d'oiseau. Alors ? Alors bravo, l'Etat libanais, qui a réussi à détourner l'attention de tous ses invités, aussi bien les officiels que les journalistes, des tentatives désespérées de l'opposition qui cherchait à se faire entendre, aux portes des lieux d'accueil du IXe Sommet de la Francophonie. Ne soyons pas avares en compliments : bravo à tous ceux-là qui ont joué le jeu, à commencer par les membres de la délégation officielle française, dont la surdité et l'aveuglement sont pour le moins stupéfiants. Le grabuge avait commencé avant la réunion des chefs d'Etat et de gouvernement, au moment où les ministres des pays francophones mettaient au point le chapitre « droits de l'homme » de la Déclaration finale, promulguée dimanche 20 octobre, après quelques amendements. A l'exception de la presse libanaise qui s'en était tout de même inquiété, « proche-orient.info » a été l'une des rares sources à faire état du sit-in de huit cents étudiants de l'Université Saint-Joseph protestant contre l'absence de libertés dans leur pays, et contre l'occupation syrienne. A coups de crosses de mitraillettes, et moyennant quelques jeunes assez amochés, l'armée avait rétabli l'ordre sur le campus. Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, a applaudi Emile Lahoud, le chef de l'État libanais Il y a eu aussi ces quelques grognons qui se sont offusqués de l'arrivée très médiatique, à la cérémonie inaugurale du Sommet, du secrétaire général du Hezbollah, cheikh Hassan Nasrallah, assailli par les journalistes, au point que les forces de l'ordre ont dû intervenir pour éloigner ces derniers et permettre au chef hezbollahi d'entrer au Biel où se tenait la cérémonie. Le cheikh, star en son pays, jouit désormais d'une notoriété internationale. Il fut le premier à applaudir le chef de l'Etat libanais, Emile Lahoud, qui, dans son discours inaugural, a salué la résistance palestinienne et affirmé qu'« Israël est un Etat terroriste ». D'ailleurs, tout le monde a applaudi le président Lahoud à la fin de son discours. Même Jacques Chirac. Gédéon Kuts, journaliste à « L'Arche », a été molesté par ses confrères Pendant ce temps, dans la salle de presse voisine, une quarantaine de journalistes, arabes et libanais, déjouaient un nouveau complot sioniste. Un agent du Mossad était parmi eux ! Un juif, de surcroît doté de la double nationalité israélienne et française, qui s'était introduit au Liban avec la délégation française. Molesté par ses confrères, Gédéon Kuts, journaliste à « L'Arche », leur a lancé : « Arrêtez, je suis un être humain ! ». Les services de sécurité libanais et les services spéciaux français sont arrivés pour lui porter secours. Ils l'ont escorté jusqu'à sa chambre d'hôtel où il est resté confiné jusqu'à dimanche, le Liban lui ayant retiré son accréditation officielle pour couvrir le sommet. Kuts n'était pas innocent, comme l'a confirmé un communiqué de Reporters sans Frontières : « Il est également correspondant permanent à Paris de la télévision israélienne Israël Channel Two », et « les devoirs d'un journaliste tels qu'ils sont consignés dans l'article 4 de la déclaration de Münich (1971), incluent le fait de "ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents" ». Le communiqué concède que « pour les médias israéliens, qui veulent légitimement couvrir le IXe sommet de la Francophonie se tenant à Beyrouth, et compte tenu de l'état de guerre entre le Liban et Israël, il n'existe pas d'autre solution que d'utiliser des subterfuges et de contourner les règles de la profession ». Point final. La délégation française, elle, a précisé que le journaliste Gédéon Kuts avait rejoint son hôtel à sa demande. Il devait quitter Beyrouth dimanche 20 octobre dans l'après-midi, pour rejoindre la délégation française à Amman (celle-ci ayant, entre temps, suivi le président Chirac pour une brève visite à Damas). Les autres journalistes étrangers, eux, s'en sont retournés vaquer à leurs occupations. « Cela valait mieux, assure Meir Waintrater, le directeur de « L'Arche », afin de ne pas donner aux autorités libanaises l'occasion de faire monter la sauce. Gédéon nous a lui-même demandé de ne pas faire trop de bruit. Du moins jusqu'à son retour à Paris. Ensuite, nous aviserons ». Il faut dire que la France n'a pas été avare en coups de main à l'Etat libanais, pour assurer le maintien de l'ordre. Ainsi, elle s'est rapidement débarrassée de cette vingtaine de jeunes qui avaient trouvé refuge, ce même jour, dans l'enceinte du Centre culturel français. Un autocollant sur la bouche portant le chiffre 520 (la résolution prise par l'ONU en 1982, réclamant le retrait de toutes les troupes étrangères du Liban), ils n'avaient pas trouvé d'autre moyen d'accoster le ministre français de la Culture pour lui demander de les aider à rompre « le silence sur l'occupation syrienne ». Un silence qui, disait la lettre préparée à cet effet, constitue « une violation des valeurs pour lesquelles la francophonie existe ». Ceci dit, un responsable de la sécurité du ministre français a accepté de prendre cette lettre pour la transmettre à son patron. La Fédération internationale des Droits de l'Homme est restée muette Sur ces incidents, la Fédération internationale des Droits de l'Homme est restée étrangement muette, se contentant de souligner laconiquement que « les libertés sont en danger au Liban ». Reporters sans Frontières a profité de la tribune libanaise pour publier un communiqué, rappelant que trois ans après le dernier sommet de la francophonie au Canada, les engagements en matière de droits de l'homme pris par les instances francophones n'ont pas été respectées : « Aujourd'hui, sur 55 Etats et gouvernements qui participent au Sommet de Beyrouth, 20 continuent de bafouer impunément la liberté de la presse (dans les Etats francophones) : le Burkina Faso, le Cameroun, les Comores, Djibouti, l'Egypte, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Guinée équatoriale, Haïti, le Laos, le Liban, le Maroc, la Mauritanie, le Niger, la République démocratique du Congo, le Rwanda, les Seychelles, le Togo, la Tunisie et le Viêt-nam ». Rappelant les précédents engagements de ces pays au sommet de Moncton, au Canada, en 1999, RSF estime que « ne prendre aucune décision concrète, lors du sommet de Beyrouth, reviendrait à admettre que ces engagements ne sont que de la poudre aux yeux ». RSF s'est aussi inquiété du cas de la MTV, la chaîne libanaise fermée par les autorités libanaises en septembre, et dont le procès reprendra lundi 21 octobre, une fois les derniers « invités » du Sommet de la Francophonie partis. Les employés de la MTV ont tenté, en vain, de faire entendre leur voix auprès des délégués. C'est, finalement, par le truchement du quotidien libanais francophone, « L'Orient-Le Jour », qu'ils ont pu exprimer leur « ahurissement » face aux mots de Rafic Hariri « qui a claironné que la francophonie est une reconnaissance du système démocratique libanais et des droits de l'homme. Alors qu'il le prouve d'une façon ou d'une autre ». Ils ont aussi regretté que ce sommet n'ait pas été « un rappel à l'ordre pour le Liban, pour qu'il réintègre le système démocratique ». Ils ont demandé aux chefs d'Etat, à commencer par le président Chirac, de ne pas se laisser « leurrer par les ors et les fastes du Liban : tout cela est une façade, qui cache des pratiques résolument antidémocratiques ». Enfin, toujours en marge du sommet, une messe a été célébrée, samedi 19 octobre, pour commémorer le 12e anniversaire de l'assassinat de l'ancien chef du Parti national libéral, Dany Chamoun, de sa femme et de leurs deux enfants. Devant les leaders de l'opposition libanaise, et en l'absence de correspondants de presse étrangers, le chef du PNL, Dory Chamoun, a rappelé la situation désastreuse de son pays, « sans libertés, sans État de droit, sans dignité, souveraineté ou indépendance. Nous agonisons à petit feu », a-t-il ajouté. La déclaration finale du sommet Les chefs d'Etat et de gouvernement n'ont pas réussi à s'entendre sur une définition du terrorisme Ceci dit, les travaux du IXe Sommet de la Francophonie se sont achevés sur une belle déclaration finale. A propos de la crise irakienne, les chefs d'Etat et de gouvernement des 55 pays participants ont défendu « la primauté du droit international et le rôle primordial de l'ONU » et ils se sont félicités de « l'acceptation par l'Irak de la reprise inconditionnelle des inspections des Nations unies ». En matière de terrorisme, ils ont condamné « énergiquement (…) tout recours au terrorisme » et appelé à une « coopération étroite de tous nos Etats pour éradiquer ce fléau ». En même temps, ils ont affirmé que les mesures anti-terroristes « doivent respecter les principes fondamentaux » de la charte des Droits de l'Homme. En dépit d'un après-midi de négociations à huis clos (samedi 19 octobre), les chefs d'Etat et de gouvernement n'ont toutefois pas réussi à s'entendre sur une définition du terrorisme. Concernant le Moyen-Orient, la Déclaration réitère l'appui de ses signataires à l'initiative de paix adoptée lors du sommet arabe de Beyrouth, le 28 mars dernier, une initiative qui prévoit l'établissement de relations normales avec Israël en échange d'un retour aux frontières de 1967, et inclue la reconnaissance d'un Etat palestinien avec Jérusalem pour capitale, et un droit au retour des réfugiés. Enfin, la situation en Côte-d'Ivoire fait l'objet d'un alinéa de cette déclaration, qui condamne la tentative de coup d'Etat et « la remise en cause de l'ordre constitutionnel ». Signalons que l'Organisation de la Francophonie s'est choisi un nouveau secrétaire général : l'ancien président sénégalais, Abdou Diouf, qui remplace désormais Boutros Ghali à cette fonction. Celui-ci aura à gérer quelques nouvelles candidatures, notamment celle de la Slovaquie. L'Algérie, dont le président a assisté au sommet en tant qu'invité personnel du président libanais, préfère s'accorder encore un délai de réflexion. La Syrie a choisi, elle, de ne pas manifester un quelconque souhait de faire partie du club des pays francophones… estimant qu'Israël bondirait sur ce prétexte pour présenter, lui aussi, sa candidature. Ce qui placerait les pays francophones dans un drôle d'embarras…