DORT-ON BIEN A GUANTANAMO?
Dans l'imaginaire collectif, la torture est indissociable des
traîtements douloureux dont les bourreaux ont le secret.
Mais d'autres formes de torture, plus "humaines" ou "subtiles",
dans le sens où elles ne laissent pas de traces sur le corps peuvent
être employées, sans que pour autant l'on parle de torture. Certains
éléments (yeux bandés, détenus agenouillés
isolément, accessoire ressemblant à des baillons sur certaines
photos) peuvent amener à se demander si les prisonniers de la base X-Ray
à Cuba ne sont pas victimes de torture psychologique. La Croix Rouge
a-t-elle pu vérifier comment ils dorment?
Cet article de vulgarisation est assez complet, il met en avant l'utilisation de la privation de sommeil comme torture, mais aussi les effets secondaires de certaines formes de privation (promiscuité et travail de nuit).
La privation du sommeil, par Jean-Louis Valatx
Médecine et Hygiène (1988)
http://sommeil.univ-lyon1.fr/articles/valatx/mh_88/print.html
La privation de sommeil est un des moyens classiquement utilisé pour infeoder
un individu.
Elle est souvent associée à des privations sensorielles (lumière, son, toucher,
goûts) et à des médications psychotropes.
La connaissance scientifique des effets de cette privation est récente et une
mise au point apparaît d'autant plus utile qu'au-delà de situations répressives,
elle est sous estimée dans des pratiques plus communes: garde à vue, prisons,
services de réanimation, organisation du travail (travail de nuit, travail posté),
rythmes familiaux.
Introduction
La privation du sommeil est un des moyens utilisés pour torturer les prisonniers.
Elle fut utilisée par les Romains et l'lnquisition tout aussi efficacement qu'à
l'époque contemporaine (4).
Elle est toujours d'actualité dans de très nombreux pays, non seulement dans
les pays dits "dictatoriaux" mais aussi dans les pays dits "démocratiques" (par
exemple au cours de la simple garde à vue).
La privation de sommeil est souvent associée à des privations sensorielles (lumière,
son) et temporelles, ou à des médicaments psychotropes (amphétamines-like, tranquillisants)
qui en potentialisent les effets.
La connaissance scientifique des effets physiologiques de la privation de
sommeil est relativement récente.
La première étude date de 1896 mais la plupart ont moins de 30 ans et sont contemporaines
des progrès réalisés en neurophysiologie. Un rappel de la physiologie du sommeil
aidera à comprendre les effets de la privation totale ou partielle du sommeil.
Nous verrons à quels signes il est possible de soupçonner qu'une personne est
privée de sommeil. Un dernier chapitre envisagera les "zones à risques" où la
privation de sommeil est effective sans que leurs auteurs en aient pleinement
conscience.
Rappel de la physiologie du sommeil
L'alternance repos-activité est une caractéristique du monde vivant. Cependant,
le sommeil, forme la plus évoluée du repos, n'émerge qu'avec les homéothermes
(oiseaux et mammifères).
A quelques rares exceptions près, le sommeil se déroule toujours selon le même
schéma quel que soit le mammifère observé. L'envie de dormir se manifeste par
différents signes: bâillement, frottement des paupières, baisse de l'attention,
flou de la pensée. L'individu prend alors une posture de sommeil qui varie selon
la temperature ambiante (en boule au froid, allongée au chaud).
L'endormissement el le sommeil calme se caractérisent par la fermeture des
paupières, une respiration régulière et ample et par l'absence de mouvements
corporels.
L'électro-encéphalogramme (EEG) montre un ralentissement progressif de l'activité
cérébrale.
Au cours du sommeil calme profond, les ondes lentes (0,5 à 5 Hz) prédominent.
D'où le nom de "sommeil à ondes lentes" ou "sommeil lent" donné à cette phase
du sommeil.
La fréquence cardiaque, la température centrale et le tonus musculaire diminuent
progressivement.
C'est au cours du sommeil profond que l'hormone de croissance et la prolactine
ont leurs pics de sécrétion journalière. Cette première partie du sommeil dure
environ 80 à 90 minutes.
Le sommeil paradoxal succède au sommeil lent.
Cet état est très particulier; il associe : une activité cérébrale voisine de
celle de l'éveil; une atonie complète des muscles squelettiques; des mouvements
rapides des globes oculaires; une irrégularité cardio-respiratoire; une vasodilatation
des organes génitaux.
L'homme, reveillé au cours de cet état, peut raconter un souvenir de rêve très
précis.
La durée moyenne du sommeil paradoxal est de 20 minutes environ.
La succession temporelle de sommeil lent et de sommeil paradoxal constitue
un cycle de sommeil qui se reproduit à intervalles réguliers (90 à 100 minutes).
Au cours d'une nuit, 4 à 6 cycles de sommeil se succèdent, selon la durée totale
du sommeil.
La durée du sommeil de nuit, variable selon les personnes, est en moyenne de
7 h 30 + 2 heures.
L'étude clinique et expérimentale a montré, à côte de l'influence de l'environnement,
celle de l'hérédité sur le sommeil (1).
Il existe en effet des familles de petits ou gros dormeurs.
L'"hybridation naturelle" (un parent petit dormeur, l'autre gros dormeur) produit
des descendants petits, moyens ou gros dormeurs. Cette notion est importante
pour interpréter la résistance à la privation de sommeil.
La conception actuelle du sommeil suggère que les mécanismes de déclenchement
et de production du sommeil lent sont différents de ceux du sommeil paradoxal
(1,2).
Pour chaque etat de sommeil, il existerait un ensemble de neurones responsables
de la synthèse de substances hypnogènes.
Ces dernières seraient synthétisées progressivement au cours de l'éveil et déclencheraient
l'envie de dormir à partir d'un certain seuil. Ces substances, vraisemblablement
de nature peptidique, n'ont pas encore été isolées.
Elles agiraient sur d'autres ensembles neuronaux responsables des différents
signes du sommeil.
D'autres mécanismes assez bien connus (horloge biologique) contrôlent la survenue
dans le temps des états de sommeil (1,2).
La privation du sommeil
La privation de sommeil est l'empêchement de la survenue normale du sommeil.
Il est aisé de comprendre que la prolongation de l'éveil entraîne une accumulation
anormale de substances hypnogènes.
Ces dernières sont, peut-être, métabolisées en dérives qui seraient toxiques
et entraîneraient les différents troubles qui seront décrits ci-dessous.
Cette hypothèse rend compte des troubles progressivement croissants avec la
durée de la privation.
La privation de sommeil est à distinguer de l'absence de sommeil due à la non-synthèse
de ces substances hypnogènes et caractérisée par le fait que les personnes n'éprouvent
pas le besoin de dormir malgré des éveils très prolongés.
L'absence de sommeil ou agrypnie se rencontre dans certaines maladies neurologiques
(chorée de Morvan)
L'ignorance des voies de synthèse de ces substances empêche l'étude expérimentale des effets de l'absence de sommeil.
Méthodes de privation
Schématiquement, elles sont au nombre de deux: méthode instrumentale et méthode
pharmacologique.
La méthode instrumentale consiste à empêcher le sommeil par des stimulations
variées (exercice physique, secousses, chocs, etc.) dont la liste s'allonge
avec l'imagination de l'expérimentateur ou du tortionnaire.
La méthode pharmacologique consiste à administrer des substances qui stimulent
l'éveil ou qui bloquent l'expression des signes du sommeil.
Les deux méthodes ont en commun le phenomène de rebond. A l'arrêt des stimulations
ou à la fin de l'action des drogues, si le sujet est laissé libre de dormir,
on constate que la durée de sommeil est augmentée. Cette augmentation, proportionnelle
à la durée de la privation, représente environ 50 à 60% de la dette de sommeil.
Effets de la privation de sommeil
Les effets sont variables selon les individus. L'étude génétique et les notions
de "petits" ou "gros" dormeurs sont trop récentes pour qu'elles aient été prises
en compte dans l'étude des effets de la privation.
Les effets se manifestent des 24 heures de privation.
A. Privation totale du sommeil
La durée des expériences contrôlées varie de 1 a 11 jours (264 h).
Les effets sont multiples et leur intensité est fonction de la durée de privation
et de l'état de stress du sujet.
B. Privation partielle
La privation partielle est réalisée avec les mêmes méthodes que la privation
totale mais elle est limitée à 2, 3 ou 5 heures chaque jour.
Les changements de rythmes de travail peuvent entraîner des privations de sommeil.
Les mêmes troubles sont observés mais leur apparition est plus progressive et
peut s'étaler sur plusieurs semaines.
Résistance à la privation de sommeil
La résistance à la privation de sommeil n'a pas fait l'objet de publications.
Une hypothèse devrait être testée: est-ce que les "petits" dormeurs sont plus
résistants à la privation que les "gros" dormeurs ?
Les associations de privations paraissent diminuer la résistance.
La privation de lumière (obscurité complète, cagoule, etc.), la privation de
sons extérieurs qui amplifie les sons internes (coeur, articulations, intestin)
sont très mal supportées.
Les conditions psychologiques influencent beaucoup la résistance. R. Siegel
(8) a fait une revue de 30 cas de prise d'otages.
Ces personnes soumises à l'isolement, à la privation de lumière et à la restriction
de mouvement peuvent présenter des hallucinations visuelles survenant en quelques
heures si toutes ces contraintes sont accompagnées de menaces de mort.
L'association de privation de sommeil avec l'administration de psychotropes
a été très peu étudiée.
Les benzodiazépines posent des problèmes médico-légaux.
En effet, associées à I'alcool, elles entraînent une très forte suggestibilité
accompagnée d'amnésie lacunaire de quelques heures.
La résistance est très augmentée si le sujet peut dormir quelques heures.
A la fin de la privation, le phénomene de rebond est observé. La durée du sommeil
est fortement augmentée.
Les troubles disparaissent pour la plupart après un à deux jours de sommeil.
A quels signes peut-on reconnaître une personne privée de sommeil ?
Les signes qui ont été décrits au paragraphe précédent sont également observables
dans d'autres syndromes pathologiques: ils ne sont donc pas spécifiques de la
privation de sommeil.
Cependant, certains sont évocateurs et doivent être recherchés.
1. Le faciès de la personne privée de sommeil a été décrit sous le nom de syndrome
de Midzenty (évêque tchèque) caractérisé par des cernes importants au niveau
des paupières, des yeux rouges et des trémulations des muscles de la face, principalement
des paupières.
2. Le comportement doit attirer l'attention. Le sujet est prostré, indifférent,
ou manifeste une instabilité psychomotrice et une certaine irritabilité aux
questions posées. Le sujet parle a voix basse, nécessitant de faire répéter.
La personne se frotte les mains, les bras, le front (témoin des dysesthésies).
3. Rechercher les autres signes : les troubles visuels, par la lecture faire
attention aux éventuelles hallucinations; la tachycardie et l'hyperthermie;
la perturbation de la notion du temps; apprécier la suggestibilité; demander
si la personne est habituellement un petit ou gros tormeur.
La présence de plusieurs de ces signes permet d'évoquer la privation de sommeil
sans qu'ils soient une preuve formelle.
Zones à risques de privation de sommeil
Il est possible de définir quatre grands groupes de risques de privation de
sommeil.
1. Zones à risques dépendantes de la justice:
au cours de la garde à vue; les interrogatoires prolongés sont à l'origine de
privation de sommeil. Les aveux obtenus dans ces conditions sont sujets à caution
du fait de l'augrnentation de la suggestibilité des individus; dans les prisons;
les conditions de détention (isolement ou surpeuplement) sont susceptibles de
provoquer d'importantes privations de sommeil avec leur retentissement sur le
comportement. La prescription, parfois généralisée de tranquillisants augmentant
la suggestibilité est un moyen utilisé pour pallier aux mauvaises conditions
de détention.
2. Dans les hôpitaux:
les Services de soins intensifs et de réanimation réalisent des privations de
sommeil instrumentales quasi experimentales.
La surveillance et les soins horaires ou plus fréquents même la nuit, l'absence
de repères temporels (lumière permanente ou semi-obscurité) sont des facteurs
de privation de sommeil à l'origine de syndrômes psychiatriques qui apparaissent
de 3 à 5 jours après l'admission dans le service. La prévention est souvent
possible: établir une alternance jour/nuit très marquée avec montre ou horloge
facilement visible. L'automatisation de la surveillance (pouls, tension artérielle,
température) devrait permettre à un certain nombre de malades conscients de
dormir suffisamment; les autres services médicaux ou chirurgicaux peuvent également
être responsables de privations partielles de sommeil du fait de la température
ambiante souvent élevée, du bruit nocturne dont le personnel soignant ne se
rend pas toujours compte. De plus, l'absence fréquente de relations humaines,
de dialogue aggrave l'anxiété des personnes hospitalisées, source fréquente
d'insomnie. Là encore, la prévention est aisément réalisable.
3. Organisation des horaires de travail
Le sommeil est favorisé par des horaires réguliers. Tout changement d'horaires
entraîne des perturbations du sommeil. Le travail de nuit, le travail posté,
les horaires irréguliers (chauffeurs routiers, vols transméridiens fréquents,
etc.) provoquent des troubles semblables à ceux décrits lors des privations
de sommeil experimentales. La répétition fréquente de ces troubles peut entraîner
chez certaines personnes un syndrome narcoleptique caractérisé par la survenue
de sommeil paradoxal au cours de l'éveil. La narcolepsie est à l'origine de
nombreux accidents de travail et de la route. Dans un grand nombre de cas (90%),
les narcoleptiques sont porteurs d'un groupe tissulaire particulier (DR2). L'inadaptabilite
aux changements de rythme devrait être dépistée pour que ces personnes ne soient
pas soumises à ces changements.
4. Dans les familles:
les enfants sont les premières victimes des mauvaises conditions de logement
(bruit, surpeuplement, télévision).
Ces privations partielles permanentes sont à l'origine de troubles de l'attention,
d'instabilité motrice et d'irritabilité souvent sources ignorées d'échec scolaire;
les adolescents éprouvent fréquemment des troubles du rythme du sommeil entraînant
des privations périodiques de sommeil qu'il faut rechercher chez ces jeunes
qui, devenant ainsi irritables, instables, sont qualifiés de "caractériels".
Le seul traitement efficace est la resynchronisation des rythmes de sommeil;
chez l'adulte, les petits ou les gros dormeurs ont tendance à imposer à leur
entourage leurs horaires de sommeil, attitude qui est la source de nombreux
conflits.
La prévention passe par la prise de conscience que nous sommes tous differents:
le sommeil est une caractéristique individuelle au même titre que la couleur
des cheveux.
Ne pas imposer son propre rythme de sommeil à son entourage familial ou professionnel
fait partie du respect élémentaire des droits de chacun.
En effet, une des fonctions supposées du sommeil et du rêve en particulier serait
la préservation de la personnalité de l'individu.
Au cours du rêve, s'exprimeraient les composantes héréditaires de la personnalité
auxquelles s'intégreraient les acquis journaliers afin de réaliser une adaptation
harmonieuse à l'environnement
Le "droit au rêve" est un facteur primordial pour résister au conditionnement
psychologique.
En conclusion, la privation de sommeil volontaire ou involontaire est un phenomène
fréquent et de plus en plus fréquent actuellement.
Utilisée volontairement, elle est une atteinte à la personne physique et psychique
d'autant plus pernicieuse et perverse qu'elle ne laisse pas de séquelles physiques.
Cependant chez des sujets fragiles, des syndromes psychotiques ont été observés
après une privation prolongée de sommeil.