On a recours aux phrases-choc (« Dans certains pays, plus d’un tiers des jeunes de quinze ans pourraient mourir du sida », annonce le dernier rapport d’Onusida), à la prévention par la terreur, dans l’espoir de sortir les opinions occidentales de leur apparente insouciance. C’est que les projections faites au début des années 90 (1) se sont transformées en terribles réalités : 53 millions de personnes ont été infectées, depuis le début de l’épidémie, par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH). 19 millions en sont déjà mortes. L’Afrique subsaharienne paie le plus lourd tribut à la maladie, avec 24 millions de personnes touchées, et une large proportion des 2,6 millions de décès recensés en 1999 (voir la carte). Marquant ce virage, la XIIIe conférence internationale sur le sida se tient pour la première fois sur le sol africain, à Durban (une des villes les plus touchées d’Afrique du Sud) du 9 au 14 juillet 2000. Dans ce grand « supermarché du sida », on évoquera les espoirs : les pistes pour la recherche d’un vaccin, les traitements qui se perfectionnent, les connaissances qui avancent à un rythme incroyable pour une maladie qui n’a pas vingt ans. Mais l’existence de médicaments ne signifie pas que tout le monde y a accès: le prix fixé est trop élevé (atteignant jusqu’à vingt fois le coût de production) et des choix commerciaux ont pour effet de priver totalement certains pays de molécules essentielles. Les Etats-Unis ont fini par comprendre que l’indifférence des pays riches allait leur coûter plus cher, en termes de sécurité, de stabilité et de santé, que le financement de la lutte contre la maladie à l’étranger. Ainsi, bien qu’il soit éradiqué en Occident, la survivance du virus de la poliomyélite dans le reste du monde (5 000 cas en 1997) oblige les Etats-Unis à dépenser 230 millions de dollars pour s’en protéger. La santé, du point de vue de l’épidémiologie ou de la sécurité sanitaire, a tout d’un « bien public global ». Venir en aide aux pays pauvres, aux populations précaires des pays riches et aux femmes (toutes catégories particulièrement victimes), c’est aussi s’aider soi-même, expliquent des organismes aussi peu suspects ‘« angélisme » que le Conseil national de sécurité du président William Clinton. Si ces analyses peuvent contribuer à débloquer des budgets pour des campagnes d’information, pour la prévention de la transmission materno-foetale (il suffit d’un court traitement à l’AZT pour réduire le risque de moitié), etc., elles négligent toutefois un aspect essentiel du problème : avant d’être un danger (pour ceux qui ne sont pas touchés), le sida est une maladie. Qui affecte gravement la vie des personnes atteintes. Or, en l’absence de toute perspective thérapeutique, celles-ci ne sont pas encouragées à assumer leur statut sérologique et ses conséquences. Au plan individuel, l’impossibilité d’accéder aux traitements conduit, souvent, à une attitude de dénégation de la séropositivité (puis de la maladie), peu propice à l’adoption « responsable » de précautions destinées à ne pas contaminer les autres (rapports sexuels protégés, usage de seringues personnelles, etc.). Au plan collectif, elle suscite le rejet et la relégation des malades, perçus comme « vecteurs » de l’épidémie. Au plan politique, l’étendue du désastre et le sentiment d’abandon ont même pu amener certains dirigeants (dont le président sud-africain Thabo Mbeki, qui doit gérer un pays où 19,94 % des 15-49 ans sont séropositifs) à participer à des polémiques para-scientifiques dommageables (voir la « Déclaration de Durban »). Ces trois mécanismes funestes se renforcent les uns les autres. L’insistance exclusive sur la prévention, qui marginalise les efforts pour l’accès aux traitements, accélère ainsi la propagation de l’épidémie. La politique du « tout-prévention » s’est elle-même mise en échec. Plusieurs démarches peuvent permettre de soigner tous les malades. Mettre en place un fonds international (et des mécanismes bilatéraux) à visée thérapeutique, et s’appuyer sur l’expérience des succès et des échecs rencontrés par le fonds créé par la France en 1998. Décréter un état d’urgence sanitaire conduisant à suspendre les prétentions des firmes pharmaceutiques à fixer librement leurs prix et à empêcher la copie et la production des molécules par des laboratoires locaux concurrents. Brésil, Thaïlande, Inde et Afrique du Sud en ont les capacités techniques et scientifiques, et, parfois, mettent déjà ces dernières en ¦uvre ; ces pays peuvent être soutenus dans leur bras de fer avec les laboratoires. Rétablir la concurrence entre les quelques grandes compagnies pharmaceutiques qui, par fusions boursières, acquisitions de brevets et alliances stratégiques constituent des cartels et des monopoles. L’Assemblée mondiale de la santé réclame ainsi « la mise en place d’un système de contrôle des prix des médicaments ». Le Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida (Onusida, créé en 1996) appelle aussi à un « allégement de la dette, [qui] aggrave le manque de fonds pour élargir la riposte au sida ». « Nous sommes toujours au début de la pandémie, ni en son milieu, ni à sa fin, rappelle Sandra Thurman, directrice du Bureau de la présidence américaine pour la politique du sida. Nous savons avec certitude que, avant que nous soyons en mesure de stopper la pandémie, des centaines de millions de personnes auront été infectées et en seront mortes, dans le scénario le plus favorable ». L’épidémie globale appelle une réponse globale. Les chercheurs, industriels, responsables politiques et représentants d’organisations internationales tâcheront certainement, à Durban, de concrétiser cette idée. Des crédits seront annoncés, des mécanismes et des accords seront discutés. S’ils devaient consacrer une approche sécuritaire (prévention exclusive) ou minimaliste, à leur prévisible échec s’ajouterait la poursuite d’une ignominie qu’il faudra bien qualifier de raciste. PHILIPPE RIVIÈRE. Philippe.Riviere@Monde-diplomatique.fr (1) Lire l’enquête du Washington Post sur l’alerte donnée par divers experts (dont ceux de la CIA en 1990) et la longue absence de réaction politique adaptée. http://www.washingtonpost.com/wpdyn/world/issues/aidsinafrica/A47234-2000Jul4.html Voir aussi http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/sida/