En mars dernier, j'ai été frappé frappé, alors qu'il y avait de nombreux attentats-suicides et l'occupation de la basilique de la Nativité, par la façon dont ces événements ont été présentés par les médias français : pour eux, ce n'est que l'expression d'une situation désespérée, les Palestiniens ne pouvant pas faire autre chose. Il me semble que cela ne sonne pas tout à fait juste. Je ne veux pas dire qu'il n'y a pas de désespoir du côté palestinien, je crois qu'il existe, mais je pense que, s'il s'agit d'une lutte pour l'indépendance, il doit y avoir d'autres choix, d'autres stratégies possibles. La plupart des attentats-suicides, se passent dans l'Israël de 1948 et dans des lieux de convivialité entre Arabes et Israéliens Dans le cas des kamikazes, il faut envisager deux aspects : un attentat-suicide comme moyen de lutte, se faire sauter, en faisant le plus de morts possible. Cela pose en soi question. Mais il faut aussi examiner un autre aspect : où ces attentats ont-ils lieu ? La plupart des attentats-suicides se passent dans l'Israël de 1948. À cela, il faut ajouter que plusieurs ont été perpétrés dans des lieux de convivialité entre Arabes et Israéliens : dans un restaurant à Haïfa, au café Moment à Jérusalem qui était le lieu de rendez-vous de la gauche israélienne, plus tard pendant l'été, dans l'université hébraïque où se côtoient des étudiants juifs et arabes israéliens. Il y a peu encore au Kibboutz Metser qui croit à la vie commune possible avec les villages arabes voisins et refuse la construction du mur de séparation. Pour moi, ce n'est pas neutre, cela semble répondre à une stratégie délibérée. De qui vient-elle ? D'Arafat ? du Hamas ? Cela ne paraît pas être simplement l'expression d'un désespoir, encore une fois réel, mais l'utilisation cynique de ce désespoir par des politiques. Dans la société israélienne, ces attentats-suicides, qui ont lieu au milieu de la population, qui touchent des enfants, des jeunes, des grands-parents comme à Netanya le soir de la Pâque juive, produisent ce que j'appellerais « le réflexe Shoah ». D'après l'analyse que je peux faire à partir de mon expérience, des gens que je rencontre, avec qui je travaille, cela provoque le réflexe d'un autre désespoir – « on n'y arrivera jamais, de toutes façons on en veut à notre vie même ». On n'est plus sur une plate-forme logique où l'on peut négocier, c'est la vie même qui est en jeu, c'est-à-dire enfants, parents, grands-parents. Et le fait qu'il y avait à Netanya plusieurs grands-parents, justement rescapés de la Shoah, n'a fait que renforcer ce réflexe. « Si une lutte se focalisait dans les Territoires, je pense qu'une voix s'élèverait en Israël pour dire « ramenons nos enfants à l'intérieur des frontières de 1967 » Je pense qu'il s'agit là d'une stratégie délibérée de l'Autorité palestinienne. Si elle voulait réellement obtenir un État indépendant, une libération des Territoires occupés, elle s'en prendrait directement aux implantations, aux soldats, et cela me semble-t-il déclencherait un autre réflexe, celui que l'on connaît depuis l'histoire du Liban. La majorité de la population israélienne n'a pas envie de voir ses enfants mourir pour garder les Territoires. C'est une minorité qui y habite, avec des idées politiques et religieuses précises. Si un jour une lutte se focalisait dans les Territoires, je pense qu'une voix s'élèverait en Israël pour dire « ramenons nos enfants à l'intérieur des frontières de 1967 » comme il y a eu une voix pour dire : « ramenons nos enfants du Liban ». Certes, Hébron, le Tombeau des Patriarches, Bethléem, Sichem/Naplouse ont une importance symbolique que le Liban n'avait pas. Un ami me faisait remarquer que ce sont tous des endroits pour lesquels la tradition juive mentionne explicitement qu'ils ont été acquis en bonne et due forme. Il y a là un paradoxe c'est sûr, mais je pense que cette voix s'élèverait car la vie est plus importante encore. Le refus d'une coexistence possible Les attentats-suicides dans la société civile, à l'intérieur des frontières de l'Israël de 1948, témoignent donc d'une volonté, que l'on pourrait appeler anarchique, de déstabilisation. Dans quel but ? Est-ce simplement Arafat qui essaie de surfer sur le sommet de la vague pour survivre politiquement ? Ou, au-delà, y a-t-il une volonté de récupérer l'ensemble ? En tout cas, dans cette perspective, l'intérêt majeur est de rendre la situation inextricable, ce qui équivaut donc au refus d'une coexistence possible. Je ne pense pas que cette manière de voir soit celle de la majorité de l'opinion palestinienne où il y a effectivement un désespoir mais celle d'une minorité qui utilise de manière cynique ce désespoir. La population palestinienne souffre épouvantablement et les ripostes israéliennes sont très dures. Nous sommes enfermés dans un cercle vicieux. Certains disent que c'est au plus fort militairement de faire le premier pas. Je ne pense pas que les choses fonctionnent comme cela. Il me semble que c'est la population qui aura le plus évolué intérieurement qui fera bouger les choses. Un changement dans l'opinion publique israélienne Si je regarde dix ans en arrière au début du processus de paix d'Oslo, je pense qu'il y a eu un changement dans l'opinion publique israélienne. Elle peut imaginer maintenant un État palestinien à côté d'un État israélien, ce qui n'était guère pensable quand je suis arrivé dans le pays. Il y a là un chemin parcouru. Il est vrai, et c'est aussi un petit signe d'espoir, qu'à travers tout ce qui se passe depuis six mois, de rares voix s'élèvent du côté palestinien pour dire : « pourquoi aller faire une explosion à Tel-Aviv, à Haïfa, si notre but est de libérer les Territoires. » Cette question de stratégie me semble assez claire. Or on a vu, à travers l'occupation de la Nativité, et surtout par rapport à Jénine, le fossé qui existe entre la réalité telle que nous la vivons, nous, sur place et la façon dont les médias français la présentent au public. En Orient, une réalité est toujours située, ce que quelqu'un exprime s'adresse toujours à quelqu'un de particulier. La vérité est fonction de ce que j'attends de celui à qui je m'adresse. À Jénine, cela a été manifeste, on s'est mis à parler tout de suite de « massacre », il y a eu un jour où les médias israéliens eux-mêmes ne savaient plus dire ce qui s'était passé. On avait l'impression que Sabra et Chatila avaient recommencé. Et pourtant les experts militaires étrangers qui sont en Israël en qualité d'observateurs ont dit par la suite qu'ils savaient, eux, dès la première heure, qu'il ne pouvait s'agir de massacre. On est donc là en présence d'une stratégie médiatisée par l'Autorité palestinienne à destination des pays occidentaux qui jouent sur l'image de Sharon qui a laissé faire Sabra et Chatila. Lors de l'occupation de la Nativité, on savait que cette situation si délicate agiterait longtemps les médias De même pour l'occupation de la basilique de la Nativité, que s'est-il passé en réalité ? Des hommes armés y sont entrés, ils n'étaient pas poursuivis et, dans les propos qui ont suivi, on a parlé de « droit d'asile ». Le droit d'asile était une notion précise au Moyen-Âge, à l'intérieur de la société féodale, pour éviter que des hommes se fassent eux-mêmes justice et que la justice des tribunaux ait le temps de fonctionner. Les monastères et les églises étaient des lieux sacrés pour accueillir ces hommes, et ceux-ci du reste y entraient sans leurs armes. Il semble que, là encore, on a fait appel à des notions qui existent en Occident et non pas en Orient, pour parler de situations fort différentes. Là encore, on savait que cette situation si délicate agiterait longtemps les médias et que les Israéliens ne pourraient pas se permettre d'entrer dans la basilique. Autre point qui pose des questions non moins redoutables : les kamikazes eux-mêmes. On a beaucoup dit qu'ils agissent par désespoir . On les présente souvent comme des martyrs qui meurent pour la patrie. Mais un martyr meurt seul, il n'en tue pas d'autres avec lui. Un martyr meurt pour témoigner de sa foi ; personne ici, cependant, ne le persécute pour sa foi. C'est un moyen de lutte armée qui, effectivement, existait chez les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais ils ne l'employaient pas contre des populations civiles. Quelle culture produit cela ? Autre question encore : comment en arrive-t-on là ? Avec un regard d'historien qui a travaillé sur la période de la Seconde Guerre mondiale, je peux dire que des actes de ce genre se préparent. Pour que des hommes tuent de sang-froid d'autres hommes, il faut une préparation, un savoir-faire, des gens pour commettre ces actes, il ne suffit pas de dire qu'ils sont désespérés. Et donc on doit se poser la question de la culture. Quelle culture produit cela ? En Israël, on a été très impressionné par cette jeune femme qui a été arrêtée avant de se faire exploser et qui a été interviewée alors qu'elle était en prison. Elle expliquait tranquillement qu'elle n'était pas irremplaçable, que sa famille, parents, grands-parents s'occuperaient de l'éducation de son enfant. Cela pose toute la question de la valeur de la vie, pour soi-même et pour les autres. Mon père me dit souvent que les guerres reflètent des fossés culturels. Il y a deux logiques et pas de communication possible. Les deux peuples ici vivent, chacun à sa manière, une forme de désespoir au milieu d'extrémistes de tous bords. On peut espérer que la majorité des deux populations désirent la paix et soient prêtes à reconnaître l'existence de l'autre.