Lorsqu'on ne voit que par Israël...
Le vocable "Israël" a des résonances spéciales dans la langue de Shakespeare en général, et aux Etats-Unis, tout particulièrement. A entendre les politiciens rabâcher leur mantra familier sur (la nécessité) de soutenir Israël et de lui conserver sa puissance, on se rend compte du fait que ce dont il est question, ce n'est pas d'un Etat ou d'un pays réel, mais bien plutôt d'un concept, ou d'une sorte de talisman - mais attention : d'un talisman qui transcende le statut de n'importe quel Etat ou pays du monde. Voilà quelques semaines, la Sénatrice Hillary Clinton a déclaré qu'elle donnait 1 250 dollars à des colons israéliens afin qu'ils puissent acheter des masques à gaz et des casques supplémentaires et cela, ajouta-t-elle solennellement, sans la moindre ironie, ni au demeurant le moindre humour noir - dont la situation n'était pourtant pas dénuée - "conformément à son engagement (personnel) à conserver à Israël sa force et sa sécurité". Tout naturellement - tout du moins pour ceux d'entre nous qui vivent aux Etats-Unis - cet épisode a été rapporté comme s'il se fût agi d'un geste banal (par opposition à un geste inexplicable ou choquant de par son caractère ostentatoire). Les pages de journaux tels le New York Times ou le Washington Post son pleines des écrits d'éditorialistes comme William Safire et Charles Krauthammer qui sembleraient complètement délirants dans n'importe quel autre contexte. Tous deux s'emploient, depuis quelque temps, à pousser des cocoricos à propos de la mandature de Sharon en tant que chef du gouvernement israélien, non pas parce qu'il a démontré sa propension à la violence brute et, d'une manière générale, à des actes destructeurs stupides, mais bien parce qu'ils arguent de manière impavide que lui seul est capable d'asséner aux Palestiniens le genre de raisonnement répressif à même de les amener à résipiscence. Dans sa magnanimité, il leur a proposé de leur donner 42 pour cent de la Cisjordanie, voire un petit peu plus, avec par-dessus le marché le maintien de toutes les colonies sous souveraineté israélienne et l'encerclement des territoires palestiniens au moyen de fortifications israéliennes définitives : que ne voilà-t-il pas là manière bonne et raisonnable de résoudre l'Intifada ?... Il a déclaré au Jérusalem Post qu'après tout, "nous" avons bien un million d'Arabes, (chez nous), en Israël ; pourquoi ne peuvent-"ils" (les Palestiniens) tolérer quelques centaines de milliers de colons israéliens (chez eux) ? Encore ceci, à propos des tenants américains de Sharon : ce qui est proprement fascinant, c'est leur manière de s'arroger, en tant qu'Américains, le droit de dire à Israël ce qu'il devrait faire et penser dans son intérêt bien compris. Il en résulte qu'Israël, complètement internalisé, doit répondre à l'idée personnelle que s'en forme tout partisan pro-israélien américain, c'est du moins ce que les apparences suggèrent. Il n'en reste pas moins vrai que les Juifs américains nourrissent (à l'égard d'Israël) des relations d'un type particulier qui les autorisent sans doute à quelque légitimité à dicter à ce pays la conduite qu'il doit avoir, en particulier - et c'est là le point le plus extraordinaire de mon sujet - en matière de sécurité. Personne ne prend la peine de relever que les citoyens israéliens sont ceux qui se battent et qui planifient (l'avenir de leur pays), et non pas les Juifs de la lointaine diaspora. Tout ceci relève de la domestication d'Israël, domestication (américaine) qui le maintient à l'écart de l'histoire et des conséquences de ses actes. Lorsque d'aventure vous vous hasardez à avancer qu'Israël est en train de semer la haine et l'esprit de revanche dans tous les cœurs arabes, à cause de ses bombardements et de ses punitions collectives, on vous rétorque que vous êtes antisémite. La justice et la foi n'ont rien à y voir, (seul compte) ce qui relèverait prétendument (dans le cas des contempteurs arabes d'Israël) d'une haine des Juifs insensée et atavique. Il n'y a dès lors rien de miraculeux à ce qu'en dépit de décennies d'occupation militaire, Israël n'ait jamais été identifié au colonialisme ou aux pratiques coloniales. Il s'agit là, de mon point de vue, de la plus grave défaillance de tout le monde, aussi bien de l'information et du logos palestiniens que de la contestation israélienne, lorsqu'ils s'avisent de critiquer la politique du gouvernement israélien. On peut lire dans le dernier numéro de la New York Review of Books (daté du 17 mai), une analyse excellente, intitulée "Jusqu'où Sharon ira-t-il ?", d'Avishai Margalit, professeur de philosophie à l'Université Hébraïque (de Jérusalem). Elle se distingue radicalement des analyses américaines de la situation en ce que : - a/ elle ne mâche pas ses mots à propos des punitions collectives infligées par les Israéliens au peuple palestinien ; - b/ elle ne cherche pas à maquiller la situation en recourant à un langage fallacieux invoquant la sécurité d'Israël, habitude déplorable d'intellectuels se sentant obligés de parler comme des généraux afin de pouvoir se prendre eux-mêmes au sérieux. Ma seule critique à l'égard de Margalit serait qu'il n'y va pas carrément, qu'il n'appelle pas à la cessation de l'occupation militaire ni à une forme quelconque de reconnaissance par Israël des injustices commises à l'encontre du peuple palestinien. C'est ce qu'on attend des intellectuels, plutôt que d'emboîter le pas aux politiciens professionnels lorsqu'ils traitent des grandes questions politiques. Quoi qu'il en soit, ce qu'il y a d'extrêmement important dans l'article de Margalit, c'est qu'il démystifie l'aura d'Israël patiemment élaborée et minutieusement structurée au fil des ans afin de faire disparaître purement et simplement les Palestiniens de la photo de famille. Je pense, par tant, que ce que toute action palestinienne pour la paix doit accomplir est, avant tout, de reconnecter Israël avec ses actes, de se focaliser sur la nécessité de mettre un terme à ces pratiques, plutôt que de tenter de passer un marché avec eux ou de s'en faire refiler un à l'encan (par les Américains, ndt). L'une des failles les plus graves d'Oslo aura été l'ignorance de la direction de l'OLP (nommément : Yasser Arafat) de ce qu'Israël avait fait en tant que puissance occupante, et qui a ceci de commun avec un cancer que cela continue à s'étendre tant que cela n'est pas identifié, circonscrit puis détruit. L'histoire d'Israël le montre à suffisance. La seule réponse sensée à faire à ceux qui disent qu'Israël doit être accepté consiste à demander (à son tour) de quel Israël on parle, étant donné que ce pays n'a jamais eu de frontières internationalement reconnues, mais qu'il continue à bricoler perpétuellement sa propre étendue territoriale. Aucun autre pays, depuis la Seconde guerre mondiale, n'a jamais adopté une position de ce type, et il n'y a aucune raison qu'on laisse Israël continuer à le faire indéfiniment. La paix ne peut être établie que sur la base du retrait total (de l'armée israélienne) et de la fin de l'occupation. Il s'agit là de questions très concrètes, très éloignées des considérations générales qui nous détournent, le plus souvent, de notre objectif de peuple en quête d'autodétermination. Alors que je peux comprendre le désir de la direction palestinienne de faire quelque chose aujourd'hui afin de tenter de mettre un terme à une guerre d'usure évidemment sur le point d'aboutir à l'épuisement, je pense aussi qu'il est grossièrement immoral et stupide de se contenter tout simplement de reprendre les négociations d'Oslo comme si de rien n'était. En septembre 1996, une mini-Intifada a éclaté après que les Israélien aient creusé de manière purement provocatrice un tunnel sous l'Esplanade des mosquées (Al-Haram), mais elle se solda par la mort de beaucoup de Palestiniens sans que rien ne change ni sur le terrain, ni autour de la table (des négociations). Sous Barak, comme le relève justement Margalit, la construction de colonies s'est intensifiée, intensification s'accompagnant de toutes les difficultés possibles et imaginables pour les Palestiniens. A quoi cela peut-il servir que l'OLP continue à perpétuer les souffrances insupportables de son propre peuple simplement pour que M. Arafat reçoive à nouveau un carton d'invitation à se rendre à la Maison Blanche ? A rien. Mais ce qui me sidère, c'est l'attitude éhontée de l'Autorité palestinienne, qui continue à envisager, l'esprit dégagé, de reprendre les négociations comme si quatre cent personnes n'étaient pas mortes et comme si treize mille autres n'avaient jamais été blessées. Ces leaders n'ont-ils donc pas la moindre dignité, nul sens de la propriété, ni même de leur propre histoire ? Par tant, tout se passe comme si l'implacabilité officielle d'Israël à l'égard des Palestiniens aurait été bel et bien internalisée, non seulement par les Sionistes américains extrémistes, par le cauchemardesque Ariel Sharon et l'establishment politique israélien, mais même par la direction palestinienne. Dans une interview au Jérusalem Post du 27 avril dernier, Sharon s'est borné à répéter que l'Intifada n'est pas autre chose qu'un "terrorisme" en continu, ramenant toute initiative palestinienne (à part, bien sûr celle qui consisterait à mettre un terme à la résistance et à arrêter de nouveau les militants islamistes) à celle-ci. Pour Arafat, négocier une paix avec Sharon sans (exiger) que (les Israéliens) expurgent le mot "terrorisme" de leur vocabulaire reviendrait à accepter l'assimilation au terrorisme de la lutte des Palestiniens contre l'occupation. Et pourtant, que je sache, aucun effort sérieux n'est déployé, via l'information et l'adresse aux Israéliens et aux Américains, afin de replacer (leur) discours dans le monde du réel. Il semble donc, pour l'heure, que la situation puisse être schématisée par l'équation logique suivante : "Israël occupation militaire résistance palestinienne" (!...) Ainsi, ce qui doit absolument devenir central dans les initiatives arabes désormais, c'est de casser ces identités et même de détruire (la simple idée d'établir) l'équation, et non pas simplement de mettre en avant des arguments abstraits au sujet du Droit au Retour pour les réfugiés palestiniens. Le come-back politique de Sharon s'est accompagné d'un effort intense ( et tout-à-fait conscient) de sa part afin de remettre au goût du jour la situation de 1948, de mettre en scène un "remake" du conflit mettant aux prises Israël et les Palestiniens sous la forme d'une bataille décisive pour la survie même de (l'Etat d') Israël. Il semble n'avoir eu aucune difficulté à trouver des soutiens à cette vision atavique et régressive à l'extrême chez une partie des Israéliens (bien entendu, pas tous), qui ont adhéré à l'idée non-formulée ouvertement que les Juifs ne pourront jamais être libérés de toutes persécution et hostilité (à leur encontre). Pour l'observateur extérieur (l'"outsider", écrit E. Saïd), une telle notion semble tout aussi improbable qu'indéfendable. Car les Juifs israéliens, jouissant à n'en pas douter d'un Etat puissant et prospère à bien des égards, sembleraient aujourd'hui on ne peut plus fondés à être confiants et magnanimes dans leur attitude à l'égard des victimes qu'ils ont traitées si injustement. Mais aujourd'hui, ils s'obstinent à re-jouer la scène primale où ils ont, (prenant l'initiative) dépossédé les Palestiniens et, du même coup, faisant à leur tour l'expérience de l'hostilité et de la désolation qu'ils ont eux-mêmes causées chez les autres, (mais) en ayant le sentiment que le traumatisme est leur traumatisme, et non celui des Palestiniens. Sharon exploite ce syndrome dévastateur, donnant un exemple dramatique de la névrose que Freud a appelée la compulsion de répétition (qui peut échoir à tout un chacun) : quiconque peut se voir attiré (de manière irrésistible) vers le lieu (ou l'époque) d'un trauma primal, (dans une démarche subconsciente lui permettant) de demeurer sous l'emprise d'une terreur névrotique irrépressible, sans se donner la moindre chance d'oubli et d'apaisement que la raison ou le sens des réalités peuvent procurer. Ainsi, les politiques israéliennes ne peuvent qu'apparaître telles qu'elles sont, et non telles que leurs propagandistes voudraient qu'elles soient perçues. C'est pourquoi nous devons fédérer les efforts combinés des dissidents israéliens comme ceux des intellectuels arabes et des citoyens ordinaires. Car non seulement les distorsions du langage et d'une histoire "non révisée" ont-elles infecté le processus de paix d'une manière fatale, mais elles semblent bien avoir pénétré jusqu'à la pensée de leaders dont la responsabilité première s'adresse au peuple qu'ils dirigent, bien avant leurs ennemis ou leurs maîtres putatifs (dans le cas d'espèce, les Etats-Unis). Les bonnes leçons devraient être tirées des remontrances adressées par Colin Powell à Israël après son incursion à Gaza. Il commençait par y condamner la résistance palestinienne : ce n'est qu'en second lieu qu'il condamnait la réponse d'Israël à cette dernière, parce que "disproportionnée" (...) : on est donc très loin de la vérité, et ces déclarations ne font que donner un prolongement aux distorsions de la vision qui annihilent, depuis toujours, nos plaidoiries de peuple injustement lésé. Si nous devions n'être perçus que comme les trublions de l'existence d'Israël - qui, présenté faussement comme un état assiégé et victime, continue à être lui-même l'image à l'aune de laquelle notre résistance est jugée - alors nous ne pourrions aspirer tout au mieux qu'à une solution mutilée et à une parodie de processus de paix encore plus outrageusement biaisée (à supposer que cela se puisse). Il me semble, dès lors, que la tache primordiale de toute(s) négociation(s) qui découlerai(en)t de l'Intifada, serait de s'atteler d'arrache-pied à corriger l'erreur initiale et à remettre Israël à sa juste place de puissance coloniale adulte (et responsable) portant atteinte à un peuple entier en contrevenant aux lois tant du temps de paix que du temps de guerre. Même la direction palestinienne, aussi désespérément désorganisée et impénitente soit-elle, devrait se voir convaincre de cette réalité élémentaire avant qu'elle ne commette plus de dégâts encore qu'elle n'en a accumulés à cette date. En d'autres termes, comme je l'ai dit dans un précédent papier, nous devons nous emparer du terrain des hautes considérations morales et défendre notre cause, depuis cette position, contre l'injustice d'une occupation militaire ayant dépassé le demi-siècle. Ne conclure qu'un accord intérimaire de sécurité aujourd'hui ne pourrait qu'être futile et immoral. De plus, aucun accord de cette nature ne peut tenir, aussi longtemps que des colonies israéliennes continuent à être construites pendant que les Palestiniens restent enfermés dans leur prison collective. Les seules négociations qui vaillent aujourd'hui doivent porter sur les modalités d'un retrait israélien de tous les territoires occupés en 1967. Tout le reste n'est que perte de temps, pour nous, en tant que peuple.
2. Palestine : Un siècle de dépossession
[Marie-Christine Aulas est une spécialiste du Proche-Orient, ancienne députée européenne.]
Cherchez donc son nom sur la carte actuelle du Moyen Orient et vous noterez combien il est difficile sinon impossible de le localiser. Pourtant la Palestine résonne à l'actualité avec une fréquence récurrente. Voilà plus d'un siècle que ce nom, riche d'un passé remontant à la Bible, renvoit au drame d'une population qu'aujourd'hui comme hier le droit international, tout autant que les nombreuses Conventions sur les droits de l'homme, des réfugiés ... semblent ignorer.
Dès le début du XXème siècle, les paysans palestiniens se révoltaient contre l'armée ottomane lorsque certaines des parcelles de terre dont ils avaient l'usufruit étaient vendues au Fonds national juif par de riches propriétaires absentéistes. Une fois achetés, ces lopins de terre devaient être livrés vides de leurs habitants ; ainsi le spécifiait le contrat de vente (1). Tandis que l'armée ottomane protégeait la propriété des nouveaux acquéreurs qui, contrairement au colonialisme "classique", n'avaient curieusement pas le souci de faire fructifier la terre, les Palestiniens étaient écartés de ces enclaves protégées manu militari. Ainsi s'annonçait la longue histoire de leur dépossession qui, sous diverses méthodes, se poursuit jusqu'à présent.
Depuis 1948, la "nakba" (catastrophe) reste gravée dans les mémoires : 61% de la population palestinienne sous mandat britannique depuis 1920 fut alors chassée du pays et 418 des villages palestiniens furent totalement et définitivement détruits (2). Le nombre global des réfugiés s'élève aujourd'hui à 3,5 millions, officiellement recensés par l'Office des Nations Unies en charge de leur survie (UNRWA). Ils sont en fait bien plus nombreux, auxquels s'ajoutent près de 2 millions non recensés comme réfugiés.
Le 6 juin 1967 éclate la guerre éclair dite des "6 jours" (elle n'a duré en fait que 48h) qui précipita, cette fois au-delà des limites de la bande de Gaza, de la Cisjordanie comme de Jérusalem Est, plusieurs milliers d'entre eux. Nouvel exode, nouvelle errance. Trente quatre plus tard, la lutte des Palestiniens pour l'indépendance et la liberté se poursuit à l'intérieur du territoire de Palestine occupée depuis 1967. Dans ces limites reconnues par les résolutions adoptées par les Nations Unies, acceptées comme base des négociations entamées à Madrid en 1991 puis entérinées par des accords (préliminaires) d'Oslo signés à Washington en 1993, pour être la base du futur Etat palestinien, les forces d'occupation demeurent présentent au quotidien.
Au quotidien, l'occupation rythme la vie des 2 700 000 Palestiniens qui naissent, survivent et meurent dans cette partie du territoire de l'ancienne Palestine, aujourd'hui éclatée en trois entités :
- La bande de Gaza à l'ouest compte 800 000 réfugiés répartis dans 8 camps ainsi que des non réfugiés soit globalement 1,3 millions d'habitants sur une bande de terre de 40 kms de longueur, 6 à 15 kms de large : la plus forte densité au monde. De plus, ce territoire exigu se voit amputé de 40% de sa superficie (au total: 378 km2) par la présence de plusieurs colonies de peuplement protégées par une armée d'occupation qui compte plus de soldats que les 5 000 colons qui y vivent. Longeant la Méditerranée, les
Palestiniens de cette étroite bande de terre y ont toujours pratiqué la pêche; désormais, la moitié de la côte est réservée aux seuls colons, quant à la pêche, elle est restreinte pour des "raisons de sécurité". Voilà plusieurs années que le Port Autonome de Marseille doit y construire un Port, les crédits ont été débloqués : or, sa réalisation n'a toujours pas été autorisée. Sa construction demeure en effet soumise aux autorités d'occupation, tout comme l'activité de l'aéroport international construit au lendemain de la signature à Washington des Accords d'Oslo. L'aéroport contrôlé par l'armée d'occupation est en réalité fermé au trafic aérien. Bloquée par les airs comme par la mer, la bande de Gaza n'a d'accès à l'extérieur que par la voie terrestre d'Erez au nord, contrôlée par l'occupant. Nul Palestinien ne peut entrer ni sortir sans passer par cet unique check point : encore faut-il que sa carte d'identité ait une couleur correspondant aux possibilités du moment, à l'âge requis, ou bien encore à un passé indemne de tout signe de révolte. Encore faut-il que la Bande ne connaisse ni le couvre feu ni le blocus. Et encore ? les files d'attente des travailleurs journaliers, attendant bien avant l'aube pour tenter leur chance d'obtenir un travail au noir chez l'occupant, sont si longues et encombrées que nombre d'entre eux ne parviennent jamais à passer le filtre permettant d'atteindre ce qui, de l'autre côté de la frontière, est dénommé "le marché aux esclaves"!
- La Cisjordanie à l'est compte quant à elle 19 camps avec 600 000 réfugiés sur un total de1,4 millions d'habitants. Le territoire de 5 879 km2 avec moins de 150 kms dans sa plus grande longueur est privé de 73% de la superficie, récupérée par l'occupant. Ses techniques d'acquisition de la terre ont été multiples depuis 1967 : soit la terre a été déclarée bien vacant de propriétaires absents une fois ceux-ci poussés ou contraints à partir, ou bien l'interprétation spécieuse de textes législatifs empruntés indistinctement au droit ottoman, jordanien, anglais (selon les époques précédentes) ou bien encore les innombrables décrets militaires de l'occupant conduisent à déclarer "terre d'état" de vastes espaces longtemps dévolus aux villes et villages comme au cheptel des populations essentiellement rurales. A ces méthodes de dépossession, s'en ajoute une autre inédite qui concerne les espaces à dimension symbolique, ou décrétés comme tels, par des fanatiques venus le plus souvent d'Outre Atlantique, frappés d'un archaïsme éloquent puisqu'ils s'estiment investis d'une dimension divine ! Dès 1967, les premiers d'entre eux avaient investi le cœur de la ville d'Hébron, protégés par l'armée d'occupation. Aujourd'hui, le nombre des colonies de la seule Cisjordanie avoisine 150 implantations où vivent 160 000 colons armés, installés au cœur des territoires palestiniens dont ils mettent les habitants en danger permanent avec le soutien tacite de l'armée d'occupation. Ces colonies sont reliées entre elles par des routes de contournement, taillées dans les collines à leur seule intention. Depuis la signature des Accords d'autonomie (ou Accords de Taba) en 1995, les villes les plus peuplées de Cisjordanie ont été confiées aux forces de sécurité de l'Autorité palestinienne, rentrée d'exil l'année précédente. Huit agglomérations sont concernées: Ramallah où siègent les services administratifs de l'Autorité, Naplouse, Djénine, Tulkarem, Qalqilya au nord, Jéricho à l'est, Bethléem et Hébron au sud (avec un régime spécial compte
tenu de la présence des colons au centre ville). Le retrait des forces d'occupation de ces villes leur évite de se trouver confrontées aux populations, comme elle leur permet à tout moment d'assurer un bouclage
isolant les villes les unes des autres. Impossible alors d'en sortir ou d'y entrer avec ce que cela implique pour chacun dans sa sphère d'activités :
les conséquences économiques sont incommensurables, les malades risquent leur vie, les étudiants sont privés d'enseignement... Cette géographie en "peau de léopard" permet d'assiéger les villes comme leurs habitants pris au piège : ainsi les bantoustans créés par l'apartheid qui dominait en Afrique du Sud se voient-ils réactualisés, mais cette fois dans l'indifférence internationale.
- Jérusalem Est, incluant la ville ancienne considérée comme sainte par les trois monothéismes, a été officiellement annexée par l'occupant dès sa conquête de juin 1967. Le périmètre de la ville a aussitôt été décuplé sur des terres appartenant aux Palestiniens. Là depuis 34 ans d'occupation, il s'est agi d'élargir et de cerner progressivement la ville avec des colonies de peuplement largement subventionnées : méthode permettant de modifier les réalités démographiques de Jérusalem Est à dominante palestinienne musulmane tout autant que chrétienne. Ce faisant, le "Grand Jérusalem" dénature le site, porte atteinte au patrimoine mondiale de la Cité et relègue sur les marges la population palestinienne dont une partie a pu accéder à la nationalité de l'occupant au même titre que la minorité palestinienne qui
n'a pas connu l'exode en 1948. Ainsi ces citoyens palestino-israéliens bénéficient-ils de plaques d'immatriculation identiques à celles de l'occupant et donc de la possibilité de se déplacer. Ce qui n'est pas le cas des autres : depuis 1994, l'accès à Jérusalem est interdit aux Palestiniens non résidents. Quiconque voulant se rendre de Bethléem à Ramallah (soit 30 kms) devra compter sur un trajet de près de 2h, sous réserve qu'il n'y ait pas d'interdiction totale.
Au-delà de cet éclatement géographique induit par un siècle de dépossession, le quotidien des Palestiniens subit les conséquences des restrictions sur les biens les plus élémentaires, tels l'eau. Au mépris du droit international, celle-ci est soumise à une loi de l'occupant faisant des ressources hydrauliques "une propriété publique soumise au contrôle de l'Etat". A partir de cela, la Compagnie Mekorot (gestion) et sa consœur Tahal (Compagnie de planification des ressources en eau), tour à tour
contrôlées par le Gouvernement d'occupation, ainsi que l'Agence juive et le Fonds national juif, exploitent les ressources hydrauliques palestiniennes. Le différentiel entre la consommation des colons et celles des palestiniens s'élève à plus de 1 à 4 (357 M3/an pour les uns, 84,6 M3 pour les autres); le Palestinien payant sa propre eau à l'occupant à un prix nettement plus élevé que le colon, largement subventionné. A cette discrimination s'ajoute l'usage intempestif par l'occupant de nappes phréatiques qui les détériorent définitivement. Pour les Palestiniens, la pénurie d'eau, qualitative et quantitative, engendre la propagation de maladies ; que cela soit lié à des carences et donc à des déshydratations ou bien aux conséquences de stockage d'eau stagnante. Autre incidence de la difficulté d'accès à l'eau pour une population traditionnellement attachée à la culture de la terre : la difficulté sinon l'impossibilité d'irriguer les champs. Quant à la production agricole de fruits et légumes palestiniens dont l'Union européenne a facilité l'importation depuis 1987, elle demeure soumise au bon vouloir des autorités d'occupation. Et tout est fait pour y nuire. Dans un premier temps, il s'est agi de l'interdire et, après intervention de l'Union européenne, de multiplier les entraves : manipulations multiples des caisses d'agrumes et d'aubergines, longue attente au soleil sur les quais du Port d'Ashdod avant un embarquement problématique, pannes "inexplicables" des chambres frigorifiques sur le bateau exclusivement israélien. Conséquences : lorsqu'elles atteignent l'Europe, les productions agricoles palestiniennes s'avèrent souvent impropres à la vente ! Tandis que les productions israéliennes arrivent à bon port au terminal de la Société Carmel sur les quais de Marseille. Ainsi va la concurrence ... L'agriculture qui a valu à la Palestine d'être qualifiée dans la Bible de "Terre du lait et du miel" avant de voir sa nature à nouveau célébrée par les écrivains voyageurs européens du XIXème souffre quotidiennement de l'occupation : le nombre d'oliviers déracinés ne se comptent plus, les cultures aspergées de produits nocifs par avion ont cessé de retenir l'attention de l'actualité, mais pas celle des paysans sans recours. Comment saisir l'étonnante difficulté rencontrée pour pouvoir disposer de sa
propre terre ? A l'agriculture s'ajoute depuis 1994, cette géographie en "peau de léopard" qui délimite trois zones A, B, C et à travers celles-ci le système de sécurité : essentiellement palestinien en zone A, uniquement israélien en zone C, partagé en zone B. Dans ce quadrillage, l'autorisation de construire est conditionnée à l'autorité d'occupation dans les zones B et C. Ainsi des immeubles construits depuis plusieurs années sur une colline située en zone B peuvent être considérés comme danger stratégique et donc appelés à être détruits malgré l'autorisation de construire antérieure à la délimitation des zones. De plus, ce découpage à l'œuvre en période de calme relatif n'est plus opératoire depuis le nouveau soulèvement. Désormais, l'occupant s'autorise à lancer chars et bulldozers dans les camps de réfugiés pour supprimer d'un coup d'un seul les habitations jugées dangereuses, laissant ainsi leurs habitants dépouillés et sans toit (3).
Ainsi chaque acte de la vie quotidienne se trouve-t-il au mieux difficile, le plus souvent inaccessible ou piégé. Autrement dit, la Palestine évoque une prison à ciel ouvert qui, au fil du temps, n'a cessé d'affiner les méthodes d'enfermement, d'humiliation et de négation sous couvert d'un discours de Paix plus réservé à la propagande extérieure qu'à la réalité vécue par les Palestiniens. Comme si à l'occupation concrète de la terre faisait écho l'occupation de l'imaginaire occidental qui ne perçoit la Palestine que dans le champ symbolique de la Terre sainte.
Rien d'étonnant à ce que, ancrée dans l'éphémère, l'actualité oscille entre des palinodies sur la Paix et des images récurrentes de guerre, ignorant ainsi le drame du quotidien de l'occupation. Parallèlement aux témoignages des Palestiniens si peu écoutés en Occident, rappelons celui de quelques Israéliens le plus souvent marginalisés chez eux. Ainsi Baruch Kimmerling déclare-t-il "Depuis 1967, des millions de Palestiniens ont vécu sous occupation militaire, sans aucun droits civils, et dépourvus pour la plupart
des droits humains les plus élémentaires. La poursuite de l'occupation et des répressions leur octroie, à tous égards, le droit de résister à cette occupation en utilisant tous les moyens à leur disposition, et de recourir à la violence pour s'y opposer. Il s'agit là d'un droit moral inhérent à la loi naturelle et au droit international" (4). Au-delà, c'est la résistance des jeunes israéliens qui refusent de participer à la répression ; leur mouvement prend une ampleur sans précédent tout en demeurant ignoré des
media (5).
C'est à cette prise de conscience d'un quotidien si peu quotidien qu'œuvre l'initiative "Vivre la Palestine en Provence" à laquelle participent plusieurs associations régionales dans un espace qui tente de reproduire l'exiguïté des distances évoquées. Ramenés à l'échelle des lieux, de Port de Bouc à Aubagne en passant par Marseille, il s'agira le samedi 9 juin d'évoquer à chacune des étapes les préoccupations élémentaires de la survie palestinienne: la terre, l'eau, habiter, se déplacer. Et de réclamer la construction du Port de Gaza comme le jumelage de Marseille avec cette Ville au passé prestigieux (6). Agir et partager le quotidien à travers l'évocation de témoignages comme de réalités, n'est-ce pas éclairer un nouvel horizon de solidarité active ? (7)