Sacha Gironde est maître de conférence à l'École normale supérieure de Lyon. À Paris, rue d'Ulm, il enseigne dans le magister de philosophie contemporaine. Pour "proche-orient.info", il raconte l'agression dont il a été victime le 2 octobre dernier alors qu'il se promenait près de chez lui, dans le treizième arrondissement, avec sa femme, son bébé de trois mois et ses beaux-parents. La bande de jeunes maghrébins qui l'ont gravement frappé et lui ont lancé, ainsi qu'à sa famille, des "mort aux juifs" et "sur le coran, on va te niquer" avait une fille pour chef. Gironde a porté plainte. Les flics ont beaucoup renâclé pour consigner les propos antisémites. Cependant, l'enquête, selon le commissariat du XIII ème arrondissement que nous avons nous-mêmes contacté, devrait rapidement aboutir. Signe que les temps changent : des dizaines d'actes antisémites depuis près de deux ans sont restés sans suite. Récit. Le 2 octobre, vers 18h.30, rue Croulebarbe, dans le XIIIème arrondissement de Paris, ma femme Yaël, ma fille de trois mois, mes beaux parents et moi-même avons été victimes d'une violente agression antisémite. Bien que pratiquants, nous ne sommes pas des orthodoxes, nous ne portons aucun signe distinctif, si bien que le mystère reste entier sur le fait que nous ayons été identifiés comme juifs. Puis elle continue à crier en français, s'adressant aussi à ma femme, à moi, au bébé, « sales juifs, on va vous tuer ». Rue Croulebarbe donc, ce 2 octobre, alors que nous longeons paisiblement le joli square René Legall, nous croisons des jeunes regroupés autour d'une cabine téléphonique. Ma femme, le bébé et moi précédons mes beaux-parents de quelques mètres. Dans la cabine même, une Maghrébine mène une conversation au téléphone et parle portes ouvertes afin que ses copains, un Européen et des Maghrébins, y participent. Ils ont tous entre quinze et dix huit ans environ. Juste après que nous soyons passés, la fille sort de la cabine et lance à mes beaux-parents, en arabe :« Yihud ! » - ce qui veut dire « juif ! ». Puis elle continue à crier en français, s'adressant aussi à ma femme, à moi, au bébé, « sales juifs, on va vous tuer ». Elle le répète très fort, elle dit « mort aux juifs », elle le dit d'une façon lancinante, sûre d'elle, elle articule très bien. Elle prend son temps pour répéter ses injures. Elle est sûre d'elle. "Sur le coran, on va te niquer" Arrivé à ce point du récit, je dois un instant l'interrompre pour raconter ce qui m'est arrivé quelques jours auparavant. Cet événement n'a pas de lien direct avec cette affaire, mais il l'y mènera fortuitement. Ainsi, le 17 septembre dernier, je me promenais dans le square René Le Gall - j'y vais souvent puisque j'habite le quartier - et là j'ai vu une bande de jeunes en train de saccager la roseraie. Ils arrachaient les fleurs. Passant près d'eux, je leur ai dit que ça me faisait chier qu'ils détruisent les roses. Ils m'ont répondu en m'insultant et en me balançant « sur le coran, on va te niquer ». L'affaire, en un premier temps, se termine là. Sauf que trois jours plus tard, j'ai de nouveau croisé dans la rue l'un des jeunes qui démolissaient la roseraie – c'était l'Européen de la bande. Me reconnaissant, il me lance : « Fils de pute ». J'étais avec ma femme et le bébé. Comme j'exigeais qu'il fasse des excuses, il a appelé sur son portable, cela se passe en quelques secondes, tous ses copains à la rescousse : « Venez tous au Picard ». Le magasin Picard devant lequel nous nous trouvions est situé à l'angle de la rue Pascal et du Boulevard Arago. Ma femme s'est éloignée avec le bébé. Moi, je suis resté là, car je voulais des explications. Alors que je le saisissais par le col, mais sans violence, il m'a lancé : « si tu me touches, les condés vont venir et tu auras un problème pour agression sur mineur ». Il ne croyait pas si bien dire. Au moment même, un garçon de café est sorti du bistrot qui se trouve juste à côté et m'a empoigné en m'engueulant : « On n'agresse pas un mineur ! » Le mineur, lui, en a profité pour me frapper. Cet épisode a laissé le temps aux gars de sa bande d'arriver. Ils venaient probablement du square où ils semblent avoir établi leur quartier général. Ma femme et moi, du coup, nous nous sommes réfugiés chez Picard. Certains jeunes sont restés dehors contre la vitrine du magasin, d'autres ont fait de brèves incursions à l'intérieur et ont crié « on va te niquer ! ». Le caissier a appelé la police. Les gens étaient paniqués, personne ne bougeait. L'un des agresseurs est allé jusqu'à mettre la main sur le berceau. J'ai hurlé. Il est parti. La police est arrivée pendant que les gars s'enfuyaient. Elle a malgré tout réussi à en interpeller un - celui précisément qui m'avait reconnu dans la rue et qui venait de nous insulter. Il a été embarqué dans la voiture des flics, moi dans une autre pour que je fasse ma déposition. Au commissariat, le père du garçon est venu le chercher. Je l'ai rencontré. Il est ingénieur de recherche au CNRS et sa femme est prof de lettres en fac.Il avait l'air désespéré de l'état de son fils, ne plus savoir quoi en faire. Et il m'a raconté que son fils, 15 ans, ne va plus au lycée, qu'il prend des médicaments pour apaiser des problèmes psychologiques. Je cru ce père, je me suis dit que j'avais eu affaire à un petit barbare local. Le barbare s'appelle M. J'ai simplement fait une main courante. Il est mineur. Finalement, tout ça m'a fait renoncer à porter plainte. Je n'imaginais pas revoir un jour ce gars-là. Mais il faisait partie de la bande qui, le 2 octobre, se trouvait autour de la cabine téléphonique. Juste avant que n'éclatent les injures, tous sont donc très occupés par la conversation de la fille qui téléphone, quand je remarque, parmi eux, un gars qui part en courant. Je dis à ma femme : « Je le reconnais, c'est ce M., il ne nous voit pas ». Je suis certain qu'il ne nous a pas vus avant de déguerpir. C'est important de le préciser pour que ne s'installe pas la moindre confusion entre toutes ces affaires, même si elles ont des acteurs communs et si j'en suis la victime à répétition. Une confusion regrettable qui pourrait laisser s'installer dans l'esprit de certains l'idée qu'après tout cette histoire d'antisémtisme n'en est pas une et qu'il ne s'agit, avant tout, que d'une banale agression de petits voyous. Dans ce groupe également, un Maghrébin, que j'avais déjà vu, lui aussi, à la roseraie et chez Picard. Il ne me voit pas non plus. « Sales juifs », « mort aux juifs ». On en revient aux insultes antisémites. En un premier temps, je reste stupéfait. C'est à moi que ça arrive ! Ma femme s'éloigne avec le bébé. Moi, je reviens sur mes pas pour m'interposer entre la fille et mes beaux-parents qui sont restés en arrière. Je dois rattraper la fille, je fonce vers elle, je crie à mes beaux-parents de prévenir la police, les mecs s'éparpillent, ils ont peur de moi. La fille porte des tennis, je cours, je l'attrape par le bras. Mais elle me fout une baffe. Les gars reviennent vers elle. Et là, le Maghrébin de la roseraie me reconnaît ; il dit à ses copains : « c'est le mec… ». Ensuite, tout ira très vite. L'un d'eux va ôter sa banane de la taille et s'en servir comme matraque Les gars vont m'agresser à coups de poing et de pied. L'un d'eux va ôter sa banane de la taille et s'en servir comme matraque. À l'intérieur, dissimulé, un objet lourd et compact. Il me frappe à la tête, et me frappe encore… Il n'y a plus que des Maghrébins autour de moi, dont celui de la roseraie qui répète mécaniquement, comme la première fois, « sur le coran, on va te niquer ». Et la banane frappe, et frappe encore. Je perds connaissance. Quelques secondes seulement, paraît-il. Je me retrouve affaissé contre la grille du square. Le sang gicle, j'ai du sang partout, sur mes vêtements, sur le visage. Mais lorsque je me réveille, ils sont déjà en train de déguerpir. Seule la fille est toujours là. Elle ramasse ses affaires qui sont tombées, un walkman et un pull, je crois. Je vois le sang, je pense à « sale juif » : je bondis et je la rattrape de nouveau par le bras. Il faut appeler la police, je le redis à mes beaux-parents. Les gens regardent. Les gens ne bougent pas. Personne ne tentera de nous porter secours Aux fenêtres des immeubles, il y a beaucoup de monde. Les gens regardent. Les gens ne bougent pas. Personne ne tentera de nous porter secours. Les gens des fenêtres assistent à un spectacle de rue. Mais voilà qu'un couple de noirs passe. Et l'homme me voit en train de tenir fermement la fille par le bras. Il vient vers moi et me dit : « Qu'est-ce que c'est que ça ? Frapper une fille ! ». Et il libère la fille. Je suis couvert de sang, mais ça ne le gêne pas. Pendant ce temps, mes beaux-parents se sont trompés, ils ont appelé les pompiers. Les pompiers arrivent et me soignent dans le camion. On prend ma tension, on me met des compresses. Le noir est resté, il finit par comprendre l'erreur qu'il vient de commettre, il donne son téléphone. La brigade anticriminalité, (la BAC) arrive. Ses hommes parlent avec ma famille, pas avec moi qui suis dans le camion. À plusieurs reprises, je dois insister pour que les insultes antisémites dont j'ai été victime figurent bien dans ma plainte Dans le camion, je n'arrête pas de dire aux pompiers que je veux voir les flics. Les pompiers les appellent enfin. Bientôt, ils sont là à parler à ma femme et à mes beaux-parents. Moi, on m'emmène aux urgences à Cochin. À Cochin, j'explique ce qui m'est arrivé, mais on n'a pas l'air de vouloir me prendre très au sérieux. J'en sors avec quatre jours d'ITT. Entre temps, mes beaux-parents sont allés au commissariat du XIIIème où on leur a dit qu'il fallait attendre. Au bout d'une heure, n'étant entendus par personne, ils repartent sans pouvoir porter plainte et me rejoignent à l'hôpital. Vers 23h, je quitte Cochin et nous retournons ensemble au commissariat où nous sommes enfin accueillis dans les étages supérieurs. Mes beaux-parents sont dirigés vers un bureau, moi dans un autre. Une policière est venue vers nous avant que nous soyons séparés et nous a dit : « on ne peut pas retenir la plainte pour menace de mort. Une menace de mort participe d'un harcèlement ». Que me reste-t-il ? Plainte pour coups et blessures et antisémitisme ? Le policier qui prend ma déposition accepte seulement que je porte plainte pour « violence en réunion ». C'est ainsi qu'il caractérise les faits. À plusieurs reprises, je dois insister pour que les insultes antisémites figurent bien dans ma plainte. Je le dis et le redis. J'ai beaucoup de mal à me faire entendre. Mais, finalement, j'y arrive. Le lendemain matin, je file à l'Hôtel Dieu pour faire une nouvelle ITT (interruption totale de travail). Seuls les examens pratiqués dans cet hôpital sont pris en compte par le judiciaire lorsqu'il a, ensuite, à juger de la peine des coupables. J'obtiens finalement sept jours. J'ai un traumatisme cranien, quatre plaies à la tête dont deux sont suturées par cinq points. J'ai de la fièvre, autour de 38°, mais on m'explique que cette fièvre n'est en rien liée à l'agression. J'ai mal partout, à la tête, au dos, je ne sais pas comment me mettre. Pendant ce temps, et là les choses vont aller vite, c'est le Major Savy qui vient de prendre l'affaire en main. Il raconte à ma femme qui, à son tour, est venue porter plainte, que M. - celui dont j'ai précédemment rencontré le père dans ce même commissariat – a été convoqué et entendu. En gros, répercute le Major Savy, il a dit : « j'ai rien fait, c'est pas moi qui ai cassé la tête au gars ». Ce qui montre bien que ce dénommé M.,qui je le répète s'était enfui avant mon agression, a bien été mis au courant a posteriori, par ses copains, des faits. Il a prétendu ne connaître que leurs prénoms et ne pas savoir où ils habitent. C'est ainsi qu'il a livré le prénom de la fille et celui d'un gars. L'enquête, me dit la police, devrait aboutir. Je revois le Major Savy jeudi 10 octobre 2002. Je précise que je suis le premier du quartier à porter plainte, suite à cette agression antisémite. Pourtant elle s'inscrit dans un contexte d'agressions répétées. Ainsi, le rabbin de la communauté Rachi, située rue Croulebarbe, – dont Emmanuel Levinas a été très proche - a été plusieurs fois insulté en traversant le square René Le Gall. Lui et plusieurs membres de la communauté ne peuvent plus aujourd'hui se promener dans ce parc. Oui, tout cela se passe en plein centre de Paris, dans un quartier plutôt résidentiel et bourgeois.