Le sionisme et la guerre Cela fait maintenant 53 ans que la concrétisation du projet théorisé par Theodor Herzl a plongé toute une zone dans une guerre sans fin. Loin des croyances des pionniers de l'émigration juive en Palestine, les victimes des persécutions antisémites d'hier sont devenus oppresseurs. Mais le mouvement national palestinien dessine un autre avenir possible. Novembre 1947: l'Assemblée générale des Nations unies adopte un plan partageant la Palestine en deux Etats, l'un juif et l'autre arabe, que doit compléter une zone internationale avec Jérusalem et les Lieux saints. Dès le lendemain, la guerre de 1947-1948 compte ses 7 premières victimes, pour déboucher, le 14 mai 1948, sur la naissance officielle d'Israël. Quelque 6500 kilomètres carrés sont, par le fer et le feu, ajoutés aux 14500 qui lui avaient été initialement attribués. De la coexistence avec une entité arabe, il n'est alors plus question. Tandis que l'histoire officielle de l'Etat hébreu commence à faire l'objet d'une réécriture digne de la tradition stalinienne. Au point de conduire récemment la journaliste Relly Sa'ar à relever, à propos du "Livre du Jubilé" édité pour les festivités du 50e anniversaire: "Curieusement, le livre ne fait aucune mention de l'existence d'un peuple palestinien, ni avant l'établissement d'Israël, ni après, pas plus que du plan de partage de 1947." (1) Un "fait colonial" La tragédie qui ensanglante le Proche-Orient depuis des décennies se trouve ici résumée. Jalonnée des massacres et opérations terroristes perpétrés par les groupes armés sionistes, la guerre fondatrice d'Israël provoque l'exode de centaines de milliers d'Arabes palestiniens, lesquels n'obtiendront jamais le droit au retour en dépit des résolutions de l'ONU. Le conflit de 1967 conduit ensuite à l'occupation de la bande de Gaza, de la Cisjordanie et du Golan syrien. La guerre de Kippour, en 1973, se trouve à son tour provoquée par d'innombrables offensives israéliennes visant à briser le mouvement national palestinien en cours de structuration, dans les pays arabes limitrophes comme dans les territoires occupés. Et 1982 amène encore à l'annexion de fait du Sud-Liban, lequel sera restitué voilà seulement quelques mois. Longtemps crédité d'une visée progressiste voire, pour certains, d'un contenu socialiste, le projet sioniste s'est révélé un authentique "fait colonial" (2). La théorie conceptualisée notamment par Theodor Herzl ne pouvait, en effet, conduire qu'à la formation d'un Etat monoethnique, au nom d'un droit imprescriptible au retour de tous les Juifs en Palestine. Quatre postulats en fondent la légitimité prétendue: il existerait un "peuple juif"; son assimilation s'avérerait impossible; il posséderait des droits historiques sur la terre de Palestine; il n'existerait aucun autre peuple sur ladite terre. Qu'importe donc, à cette vision des choses, l'histoire qui vit, dès avant la conquête romaine de la Judée (en 70 avant Jésus-Christ), les trois quarts de la population juive vivre en diaspora à l'extérieur de la Palestine. Qu'importe que la communauté juive indigène ait progressivement été absorbée par les populations avoisinantes au cours des siècles suivants. Qu'importe que cette prétention à considérer la nation juive comme une entité unique soit contredite par d'innombrables exemples d'ethnies, de tribus, de peuples, de sociétés qui se sont vus nomadisés ou dissous, qui ont survécu ou péri. Qu'importe si l'application généralisée d'un droit fondé sur une occupation ayant cessé depuis dix-neuf siècles conduirait, pour ne prendre que cet exemple, les Arméniens victimes du génocide turc à revendiquer le territoire présentement occupé par les Kurdes. Qu'importe surtout que les vagues successives de l'émigration juive, puis la création d'Israël, aient finalement abouti à l'expulsion de la majorité du peuple palestinien et à la négation de son existence même. L'expansion du sionisme Deux facteurs auront permis à cette funeste construction politique, longtemps minoritaire jusqu'au sein du mouvement national juif d'Europe, d'acquérir sa force propulsive. Elle se sera d'abord appuyée sur la volonté des puissances impérialistes européennes de se partager les dépouilles du vieil empire ottoman. Herzl sut parfaitement jouer de leurs ambitions: "Pour l'Europe, nous constituerions là-bas un morceau du rempart contre l'Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie." (3) Cela aboutira à la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, par laquelle la Couronne britannique se déclarait en faveur d'un foyer national juif en Palestine. Mais ce sont surtout les persécutions antisémites ayant balayé l'Est de l'Europe au xixe siècle qui favoriseront l'établissement des premières implantations juives, avant que la barbarie nazie ne finisse par convaincre nombre de Juifs qu'ils n'avaient plus d'autre salut. Zeev Sternhell, historien et figure de la gauche pacifiste israélienne, le souligne aujourd'hui avec force: "Le sionisme a trouvé dans la nécessité pour les Juifs d'Europe de survivre un renforcement considérable de sa légitimité morale. Parce qu'il a été, durant les années 1930 et 1940, le seul refuge possible des Juifs - d'Allemagne d'abord, des rescapés de la Shoah ensuite -, le Yichouv a gagné un appui politique et moral sans lequel il est peu probable qu'il eût pu réunir le soutien qui lui a permis de devenir un Etat constitué." (4) C'est par conséquent à travers un cruel retournement de situation que "ceux qui étaient par excellence les exclus sont devenus ceux qui excluent" (5). Si cinquante ans, et plus, d'histoire ont fini par donner naissance à un indéniable fait national israélien, le sionisme n'offre toujours pour tout avenir à la région que la guerre et la négation des droits fondamentaux d'un autre peuple. Pour qu'Arabes et Juifs de Palestine parviennent un jour à bâtir un avenir commun, les Palestiniens doivent retrouver leur souveraineté bafouée. Ce qui passe par la formation d'un véritable Etat indépendant dont Jérusalem-Est deviendrait la capitale, le démantèlement des colonies implantées de force en Cisjordanie, le retour des réfugiés de 1948 et 1967. Dans les conditions présentes, l'existence de deux Etats apparaît le seul moyen d'ouvrir à terme le chemin d'une solution fédérale ou confédérale pour les deux occupants d'une même terre. Des relations nouvelles de coopération ne se feront cependant jour qu'à travers la désionisation d'Israël, c'est-à-dire le démantèlement de ses structures confessionnelles et coloniales. Aspiration palestinienne Tels sont le défi et l'espoir dont se trouve finalement porteuse une aspiration palestinienne que rien ne sera parvenu à briser depuis la fin des années soixante. Ni les erreurs de la direction de l'OLP, ni ses compromissions répétées avec les différentes classes dirigeantes du monde arabe, ni les lourdes défaites militaires qui s'ensuivirent (massacre de septembre 1970 en Jordanie, écrasement des camps palestiniens par les troupes syriennes en 1976, expulsion des fedayins du Liban en 1982). Ni, on le voit aujourd'hui, les illusions déçues du "processus de paix" engagé avec les accords Rabin-Arafat, en septembre 1993. REPERES CHRONOLOGIQUES 1948 : avant la fin du mandat britannique, les sionistes occupent un maximum de terres, moyennant des massacres de population arabe comme à Deir Yassine le 9 avril. Pour les palestiniens, c'est la Nakba (catastrophe) avec un million de réfugiés sur les routes. Le 15 mai, proclamation de l'état d'Israël. Au lendemain de l'indépendance, les forces arabes entrent en Palestine. 1949 : Premiers succès israéliens. La première guerre israélo-arabe prend fin par les accords d'Armistice de Rhodes. 1956, guerre du Sinaï : tensions froides au Proche-Orient. Le 29 octobre, l'armée israélienne renforce les troupes franco-britanniques qui pénètrent en Egypte. Les opérations cessent sous la pression des Etats-Unis et de l'URSS. Israël retrouve ses frontières de 1949. 1964 : fondation de l'OLP (Organisation de libération de la Palestine). 1967, guerre des Six Jours : le début de l'occupation. Le 5 juin, les Israéliens lancent plusieurs attaques. En six jours, Jérusalem Est, la Cisjordanie, le Golan et Gaza sont occupés. La résolution 242 de l'ONU exige "le retrait des Israéliens des territoires occupés". Israël refuse. 1970, septembre noir : la résistance palestinienne en exil est écrasée par les troupes du roi Hussein de Jordanie. 3 500 morts et nouvel exil vers le Liban. 1973, guerre du Kippour : attaque surprise et statu quo. Le 6 octobre, Egyptiens et Syriens enfoncent les lignes israéliennes avant de se retirer face à la contre-offensive. Le 24, les forces arabes sont contraintes au cessez-le-feu. 1978 : accords de Camp David entre Israël et l'Egypte. Les israéliens poursuivent leur retrait du Sinaï. Juin 1982 : invasion du sud Liban par Israël puis siège de Beyrouth Ouest, fief de la résistance palestinienne. Massacre de réfugiés palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila orchestrés par le général Sharon. Plus de 3 000 morts. Décembre 1987 : début de l'Intifada dans les territoires occupés. 1991 : conférence de Madrid et début du processus de paix. Septembre 1993 : accords d'Oslo signés à Washington par Y.Rabin et Y.Arafat. Naissance de " l'autonomie palestinienne " à Gaza et Jéricho. Juillet 2000 : échec des négociations sur un statut final des territoires occupés. Le 28 septembre, début de la nouvelle Intifada. Notes: 1. "Haaretz", 27 janvier 1998. 2. Pour reprendre la caractérisation de Maxime Rodinson, "Les Temps modernes", juin 1967. 3. Theodor Herzl, "L'Etat juif", trad. fr., Lipschitz, 1926. 4. Zeev Sternhell, "Aux origines d'Israël", Fayard, 1996. 5. Pierre Vidal-Naquet, "Les Juifs, la mémoire, le présent", Maspéro, 1981.