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Julien Grataloup/Transfert
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À condition de disposer d’un ordinateur et
d’une connexion Internet, un homme seul peut aujourd’hui, depuis son salon,
faire part au monde entier de ses opinions politiques. Il lui suffit de
créer un site, de participer à des forums, d’inonder le réseau de courriers
électroniques. Le cas échéant, cet homme peut dénoncer, en toute indépendance,
les atteintes à la liberté ou la répression en cours dans son pays, aussi
autoritaire et fermé soit-il. Le Viêt-nam et la Tunisie n’échappent pas à
la menace d’une telle publication. Cette évolution est une révolution :
Internet a fait exploser le cadre traditionnel des rapports entre les Etats
et ceux qui produisent l’information. Puisque chacun peut désormais se
faire l’intermédiaire entre une information et sa diffusion à un large
public, quelle est aujourd’hui la spécificité du journaliste ? Un e-mail
envoyé à mille personnes est-il toujours une correspondance privée ou
devient-il un media ? Quelles lois appliquer aux publications virtuelles
qui sont, par essence, planétaires et transfrontalières ? Comment les
encadrer ? Dépassés par ces questions complexes, les Etats sont sur la
défensive. Tous veulent Internet, mais tous rêvent d’un réseau sous
contrôle.
Face à ce dilemme, un arsenal de solutions répressives se déploie. Les
régimes les plus autoritaires légifèrent, surveillent, censurent avec une
énergie décuplée par le sentiment qu’une course de vitesse est engagée
contre la cyberdissidence. La Corée du Nord a tranché : pas de serveur,
aucune connexion possible. Le pays de Kim Jong-Il est le seul au monde où
l’Internet n’existe pas, ce qui n’empêche pas Pyongyang de posséder
plusieurs sites de propagande… hébergés au Japon. Riche et peu peuplée,
l’Arabie Saoudite a préféré construire, à Djeddah, un gigantesque système
de filtrage de l’information. A l’opposé de cet " Intranet national
", la Chine, qui compterait déjà 20 millions d’internautes, forme des
brigades de policiers à " la guerre contre les articles
antigouvernementaux et anticommunistes publiés sur le web ", et se
dote d’un dispositif législatif extrêmement répressif : la cybercriminalité
y est passible de la peine de mort.
Dans les démocraties occidentales, la peur d’un Internet incontrôlable,
partiellement administré par des entités supranationales, se traduit par
des tentatives répétées d’encadrement législatif. La France, sous l’influence
des " souverainistes " - les adversaires résolus de tout abandon
des prérogatives étatiques - a été pionnière dans ce domaine, puisqu’elle a
voulu réglementer l’utilisation du Réseau mondial quand il n’était encore
qu’embryonnaire. Depuis, les projets de lois se sont succédé, mais la
plupart se sont heurtés au principe constitutionnel garantissant la liberté
d’expression. En Allemagne, certains magistrats ont manifesté une volonté
analogue de contrôle et de censure du réseau, en particulier pour interdire
l’accès à certains sites néo-nazis. Aux Etats-Unis, où la circulation de
l’information sur Internet est largement protégée par le premier amendement
à la constitution, la droite conservatrice agite l’épouvantail de la "
contamination pornographique " pour essayer de faire voter des lois
restrictives. Dans ces trois pays, les restrictions légales à la diffusion
d’informations sur Internet demeurent, aujourd’hui encore, exceptionnelles.
Mais devant le flou juridique qui prévaut, le danger est réel que les
initiatives individuelles de juges favorables à un contrôle instaurent une
jurisprudence liberticide.
Faut-il restreindre, encadrer la liberté d’expression sur Internet ?
Reporters sans frontières et Transfert .net ne le croient pas. RSF est hostile
à l’idée que chaque Etat puisse imposer à ses propres internautes les
limites inscrites dans sa loi. Approuver les décisions des juges français
ou allemands, c’est implicitement donner raison aux autorités chinoises ou
tunisiennes, puisqu’aucune autorité mondiale ne peut s’arroger le droit de
définir les frontières de ce qui est politiquement ou moralement
acceptable. Qui, de la France, des Etats-Unis ou de la Birmanie, dira ce
que signifie le terme " diffamer " ? Doit-on laisser l’Arabie saoudite
laisser imposer sa définition de la pornographie ? Faudra-t-il, à présent
que la France a reconnu le génocide arménien, interdire les sites turcs qui
en nient la réalité ? Tout ce qui est moralement condamnable ne devrait pas
l’être pénalement. Les abandons de souveraineté sont une bonne chose : ils
doivent être appliqués à la liberté d’expression. Pour combattre les
propagandistes d’idées ou d’opinions racistes et xénophobes, Reporters sans
frontières et Transfert.net croient qu’il ne sert à rien d’ériger un arsenal
législatif toujours plus draconien. La liberté d’expression est évidemment
dangereuse, mais les entraves à cette liberté le sont encore plus.
Reporters sans frontières, comme Transfert.net, voient dans l’Internet un
outil idéal pour déjouer la censure que l’organisation combat, dans le
monde entier, depuis quinze ans. Lorsqu’il est " lâché " sur la
Toile, un texte devient quasiment insaisissable : grâce à la solidarité du
réseau, à la citoyenneté agissante de certains internautes, il va être
récupéré, protégé, et se démultiplier via des sites miroirs, des forums ou
des groupes de discussion. En moins de quarante-huit heures, un message
fait le tour du monde, dupliqué à plusieurs milliers d’exemplaires. S’ils
ont les compétences techniques requises, ses auteurs ont de surcroît de
bonnes chances de préserver leur anonymat. Le site de Reporters sans
frontières, en reproduisant systématiquement les articles censurés, et en
hébergeant des journaux interdits, participe à ce combat pour la liberté
d’expression. A ce jour, aucun Etat ne parvient totalement à contrôler
Internet. Mais la course technologique effrénée que se livrent les "
ennemis d’Internet " et ceux qui combattent pour la liberté du réseau
est permanente. L’issue de cette guérilla technologique n’est pas acquise.
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