Fin mai, le Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE) publiait son rapport GEO 3 sur la dégradation de l'environnement et les mesures à prendre pour améliorer les choses. Pour le PNUE, si on ne change rien et qu'on laisse la priorité au marché, d'ici 30 ans, 25% des espèces mammifères auront disparu de la planète, et 50% de la population mondiale souffrirait de sécheresse. Le bilan des 30 dernières années n'est d'ailleurs pas brillant : environ un tiers du poisson a disparu des mers du monde, il y a eu 5 millions de morts par an à cause de la pollution des eaux, etc. Seuls points positifs: dans les pays industrialisés, la qualité de l'eau s'est améliorée, et on constate une diminution du trou dans la couche d'ozone.

Nous sommes allés demander à Olivier Deleuze (Ecolo), secrétaire d'Etat à l'Energie et au Développement durable, ce qu'il pensait de ce rapport.

Pour résumer, il estime que l'action des partis verts dans divers gouvernements européens n'est pas inutile, et que les quelques bons résultats épinglés par le rapport du PNUE prouvent que "quand on veut, on peut", malgré le sabotage des plus fervents adeptes du marché. Plus surprenant, Deleuze plaide dans cette interview (réalisée le 29 mai dernier) pour une sérieuse augmentation de la capacité militaire de l'Europe, qui amènerait, selon lui, la paix par la dissuasion.

* * *

AlterEcho : Quelle est votre réaction face au rapport GEO 3 du Programme des Nations Unies pour l'Environnement ?

Olivier Deleuze : C'est une réaction salée-sucrée, je dirais. Le salé, ou le préoccupant, c'est que d'une façon générale, l'environnement se dégrade, évidemment. Enfin, "évidemment"… malheureusement ! Enfin, pour moi, c'est évidemment. Et le sucré, c'est que quand on veut, on peut : quand il y a une volonté politique, que ce soit la production des CFC à propos de la couche d'ozone, que ce soit les phosphates dans l'océan, etc., ça, ce sont des problèmes qui sont en voie de solution, donc : quand on veut, on peut.

AlterEcho : Est-ce que pour vous, il contient un élément neuf, ce rapport ?

O.D. : Pas dans la tendance générale, mais c'est toujours bien d'avoir les données les plus neuves. Où en est-on maintenant dans la disparition de la biodiversité, des forêts primaires, quelle est l'évolution ? Et les évolutions sont malheureusement négatives, et elles continuent de l'être.

VILVORDE CONTRE RHODE-SAINT-GENESE

AlterEcho : Nous, ce qui nous a frappés, ce ne sont pas tellement les chiffres. Pour nous, la nouveauté - mais nous sommes peut-être mal informés - c'est la façon dont le rapport formulait les recommandations. C'est-à-dire : 'scénario pessimiste, on reste dans le marché' - et ça, c'est assez étonnant de la part d'une agence des Nations Unies - et tout foire. Soit, le scénario le plus optimiste, "développement durable", et là, on peut peut-être sauver certaines choses. Donc, ça veut dire que les Nations Unies préconisent la sortie du marché, et ça me paraît assez révolutionnaire pour une institution mondiale.

O.D. : C'est vrai, c'est la partie la plus intéressante, ou en tout cas la plus novatrice du rapport. Ils ne préconisent pas de sortir du marché, mais ils disent que le scénario "markets first", le marché d'abord, est un scénario qui aboutit à des poches de richesse, des îlots de richesse, et d'un environnement convenable, en quelque sorte - les gens riches préservent leur environnement immédiat - dans un océan de pauvreté et d'environnement dégradé. Moi, ça m'a toujours frappé que les gens qui dirigeaient les usines à Vilvorde n'habitaient pas Vilvorde mais plutôt Rhode-Saint-Genèse, c'est quand même intéressant, ce que je comprends d'ailleurs. Mais je ne vois pas pourquoi les gens qui habitent Vilvorde n'ont pas aussi droit à un environnement aussi agréable qu'à Rhode-Saint-Genèse. Et en quelque sorte, "markets first" c'est, au niveau planétaire, la contradiction Vilvorde-Rhode-St-Genèse. Notre manière de faire, elle est insupportable, on ne peut pas la généraliser. Et c'est peut-être ça qui est aussi intéressant dans notre mode de production et de consommation, c'est qu'il y a une énorme aliénation. Parce que les gens dans les pays asiatiques ou en Afrique subsaharienne n'auront jamais le même mode de production et de consommation, parce qu'il n'est pas généralisable. En Belgique, il y a cinq millions de voitures pour dix millions d'habitants. Il est impossible que cette proportion devienne la même, avec le même type de véhicules, en Inde, en Chine ou au Nigeria. Parce que sinon, il y aurait évidemment une explosion du prix du pétrole, qui ne serait plus à 25 dollars le baril. Et deuxièmement, une explosion du problème du réchauffement climatique. Donc, il y a une espèce d'aliénation. Il y a un bâton avec une carotte, mais le bâton, il ne se raccourcira jamais, parce que c'est impossible.

AlterEcho : Oui, vous le dites vous-même, effectivement, mais moi, il me semble qu'on est dans un contexte où on essaye justement de propager ces modes économiques de production et de consommation, un modèle extrêmement néo-libéral. Et finalement, vous êtes aussi dans un gouvernement qui contient des libéraux. Est-ce que vous n'avez pas l'impression d'une contradiction ? Est-ce que vous n'êtes pas un peu le faire-valoir, la caution morale de ce gouvernement, qui n'est pas du tout là pour se tirer dans le pied en essayant de limiter le marché ?

O.D. : Alors ça, c'est le danger de mon travail. Mon danger, c'est d'être là non pas pour essayer de faire changer les choses - forcément lentement, parce que je n'ai pas le pouvoir de les faire changer vite, malheureusement - mais le danger c'est que, faisant ça, j'aboutisse à cautionner, globalement, un système qui continue dans la même logique. Ca, c'est le danger. Ce n'est pas à moi d'en juger. Evidemment, si je jugeais que je ne sers qu'à mettre une petite couche de peinture vert clair sur la façade, j'arrêterais, je ferais autre chose, mais je ne le pense pas. Mais ce n'est pas à moi de juger, je ne suis pas bon juge, puisque je suis partie.

LE "SAUVETAGE" DE KYOTO

AlterEcho : Mais c'est à qui, alors, à en juger ?

O.D. : Au peuple, aux électeurs, in fine. C'est au peuple d'en juger, c'est clair. Et si le peuple dit : 'les écolos, ils ne servent à rien, ils sont là, à la marge, mais en fait ils cautionnent, il vaut mieux qu'ils sortent', eh bien alors, les écolos seront ratatinés aux élections. Mais ce n'est pas mon avis à moi. Je pense que ça vaut la peine de participer. Ca ne vaudrait pas la peine si on participait en disant : 'tout va bien, c'est génial, depuis qu'on est là le monde est meilleur'. Mais je pense que ça vaut la peine de se battre à l'intérieur des institutions, pas uniquement à l'extérieur, ou pas uniquement dans l'opposition. Un parti politique ne peut pas dire : 'nous, ça ne nous intéresse pas de participer à un gouvernement'. Les gens vont dire : 'je vais voter pour quelqu'un d'autre, alors, que ça intéresse'. Donc ça, c'est effectivement une contradiction que chacun doit juger, à propos de laquelle chacun doit se faire une opinion. En ce qui me concerne, je suis assez content d'être parvenu à collaborer au sauvetage du protocole de Kyoto. Pendant la présidence belge, j'ai pu diriger les négociations au niveau international pour sauver cet outil - faible, mais le meilleur qui existe sur le marché, en quelque sorte. Je suis assez content d'être parvenu à ce que la Belgique sorte du nucléaire, également, il va y avoir une loi pour le faire. D'organiser, au niveau de la Belgique, la mise en œuvre de la lutte contre le réchauffement climatique, je trouve que ça valait la peine. On peut aussi considérer que c'est de la foutaise, que ça ne valait pas la peine, parce que c'est de tout façon encore le marché. On peut aussi considérer que seule une politique révolutionnaire, au sens où il faudrait changer le système et que sinon ça ne vaut pas la peine de participer, mais c'est une autre conception des choses, ce n'est pas la mienne, je ne pense pas, parce que sinon, on risque d'attendre le "grand soir" de dans 25 ans.

AlterEcho : Vous parlez du "grand soir", qui est en effet probablement une option assez naïve. Donc vous avez cessé d'attendre le grand soir, mais ce qui est en train de se dessiner, de manière - me semble-t-il - incontournable, c'est une destruction de l'environnement. Donc on quitte l'option naïve du grand soir, puisqu'elle semble naïve, mais vous parlez de 'mettre une couche de vert', il y a de ça, finalement. La ligne de destruction de l'environnement se renforce, notamment vis-à-vis d'une politique ultra-libérale assez poussée, et vous êtes là. Est-ce que c'est moins naïf que le grand soir de penser que vous avez changé quelque chose ?

O.D. : Je ne veux pas polémiquer. Peut-être que je n'aurais pas dû employer l'expression "grand soir", mais enfin bon. Je prends cet exemple précis : par ma participation au gouvernement, j'ai eu l'occasion de présider les négociations, pour l'Europe, concernant le sauvetage du protocole de Kyoto…

AlterEcho : Mais est-ce que vous estimez qu'il est sauvé, ce protocole, avec la non-participation des Etats-Unis, qui sont responsables de 25% des émanations mondiales de ces gaz-là, et en plus avec des buts quand même fort timides : réduire de 7,5% par rapport au niveau de 1990, qui était lui-même déjà polluant. Est-ce que vous estimez, d'abord que le protocole est sauvé, et même s'il est sauvé, est-ce qu'il va changer quoi que ce soit ?

O.D. : En ce qui concerne la question d'ordre technique : est-ce que le protocole est sauvé ? Il le sera quand le parlement russe l'aura ratifié. Donc, les derniers qui doivent le faire pour que tout le bazar soit sauvé, c'est la Douma. Je pense que ce sera le cas, donc je pense que le protocole sera sauvé.

AlterEcho : Sans la participation des Etats-Unis, il est sauvé, pour vous ?

O.D. : C'est-à-dire, oui. Pourquoi ? Parce que le protocole entre en application lorsqu'il est ratifié par 55 pays, et que ces 55 pays représentent au moins 55% des émissions de gaz. Juridiquement…

AlterEcho : Oui, ça c'est sur le papier…

O.D. : Oui oui, mais la question, c'est : est-ce que le protocole de Kyoto est sauvé? Je ne réponds qu'à ça. Donc oui, le protocole de Kyoto est sauvé. Est-ce que ça va résoudre le problème du réchauffement climatique ? Non, ça ne va pas résoudre le problème du réchauffement climatique. Ca va ralentir…

AlterEcho : Ralentir l'accélération…

O.D. : Oui oui… non mais, oui ! Ca va ralentir l'accélération. Alors on se pose la question : est-ce qu'il ne vaut pas mieux tout laisser tomber, et qu'ils aillent tous se faire voir avec leur protocole de Kyoto qui ne va faire que ralentir l'accélération ? Moi, je ne pense pas. Je ne suis pas pour une politique du pire. Je comprends qu'on puisse dire que ça ne vaut pas la peine et que ça diminue les ardeurs à changer les choses. Mais moi, je ne crois pas, parce qu'en attendant, il y a de graves problèmes environnementaux, et si on peut, dans un premier temps, ralentir la destruction, sans dire qu'on résout le problème, et que ce soit l'amorce d'un changement plus grand, c'est bien. Je ne suis pas favorable à ce qu'on attende quelque chose de fort et grand, par exemple en matière de réchauffement climatique, avant de dire oui. Parce qu'avant qu'on fasse quelque chose de fort et grand, avec l'administration américaine qu'on a, avec l'idéologie libérale dominante, ce sera encore la plus grande catastrophe d'ici là. C'est la même chose pour le réchauffement climatique, pour la disparition des forêts primaires, pour le trafic de déchets chimiques… N'attendons pas des rapports de forces meilleurs - souhaitons-les et battons-nous pour, mais ne les attendons pas - pour faire quelque chose, parce qu'en attendant, les forêts disparaissent, ça pollue dans tous les coins. Donc voilà, ça c'est mon idée.

POUR MAINTENIR LA PAIX, UNE EUROPE MILITARISEE

AlterEcho : Mais est-ce que ce n'est pas le moment de devenir un petit peu moins sage ? Par exemple, tout le monde considère, au niveau environnemental, que les Etats-Unis sont des criminels. Et qu'est-ce qu'on entend dans les déclarations officielles ? 'Il est déplorable que… etc.' On est un peu hypnotisé par cette super-puissance. Est-ce que ce ne serait pas plus efficace de montrer une rupture ouverte vis-à-vis d'un système, et aussi d'un pays qui a un comportement un peu outrageux, plutôt que de dire : 'OK, on va participer, mais simplement dans la mesure du possible', tout en sachant que ça ne changera strictement rien ?

O.D. : Les rapports entre l'Europe et les Etats-Unis n'ont jamais été si mauvais…

AlterEcho : Ca reste relatif, hein…

O.D. : Oui oui, ça reste relatif, je suis d'accord. Mais relativement, ils n'ont jamais été aussi mauvais que depuis 2-3 ans. Concernant le protocole de Kyoto, concernant la Cour Pénale Internationale, concernant les accords multilatéraux sur le contrôle des armes biologiques - on reproche aux Irakiens de ne pas les accepter, mais on ne les accepte pas aux Etats-Unis - enfin, toutes ces contradictions… Je pense que l'attitude et l'état d'esprit de l'Europe est quand même bien compris par rapport à ça. Ceci dit, je ne pense pas que les dirigeants européens puissent prendre la responsabilité de faire du rentre-dedans par rapport aux Etats-Unis…

AlterEcho : Mais on peut imaginer qu'on cesse de les soutenir. Je pense que vous avez appuyé un gouvernement qui appuyait les frappes américaines, très pétrolifères, en Afghanistan…

O.D. : Ce n'est pas pétrolifère en Afghanistan. Eh bien, je vais vous dire : oui. Moi, je n'étais pas opposé, et je ne suis toujours pas opposé à cette décision des frappes américaines en Afghanistan, parce que je pense qu'il ne faut pas oublier le problème qui se pose à la base : c'est qu'il y a effectivement, j'en suis convaincu, que suite à la faiblesse de l'Afghanistan, suite à son histoire, où on a aidé une fois les moujahiddins parce que c'étaient les Soviétiques qui... etc.etc… Suite à ce système d'allées et venues se sont établi en Afghanistan des gens qui sont des terroristes antidémocrates moyen-âgeux extrêmement dangereux, par rapport auxquels je n'ai aucune espèce de scrupule de dire que si ces gens-là, il faut les contenir par des frappes, je n'ai pas de problème avec ça. Et si les frappes sont américaines, c'est parce que l'Europe n'a pas une capacité de défense, une capacité militaire suffisante. Moi je suis pour que l'Europe ait une capacité militaire bien plus grande qu'elle a aujourd'hui, parce que je crois que ça amènera la paix, davantage qu'aujourd'hui, et je pense aussi que ça réduira l'influence américaine davantage qu'aujourd'hui.

AlterEcho : Mais est-ce que, en disant ça, vous n'avez pas l'impression qu'à ce moment-là, on n'a plus besoin des Etats-Unis, puisque on joue les Etats-Unis à leur place ? C'est justement copier une espèce de mode de fonctionnement qui est extrêmement pernicieux, on l'a vu. Est-ce qu'à ce moment-là, on ne deviendrait pas les "Etats-Unis bis" ?

O.D. : D'abord, je pense qu'il n'y a pas 36 manières de contenir des gens moyen-âgeux, non-démocratiques et violents. Ce n'est pas en faisant de la prévention et de la formation…

AlterEcho : Mais on n'a pas fini, alors. S'il y a un gouvernement d'extrême-droite qui passe en Colombie, vous allez soutenir des bombardement là-bas demain, parce qu'il y a des dizaines de milliers de prisonniers politiques ?

O.D. : Non, non, je ne crois pas qu'il faille… Il n'y a pas de limites scientifiques, mathématiques, automatiques à ce genre d'attitude, ni dans un sens, ni dans un autre, parce qu'alors je pourrais rétorquer : 'et vous attendez qu'il y ait un avion qui s'écrase rue de la Loi avant de faire quelque chose ?' Donc, ne rentrons pas dans ce type de 'tout ou rien'. Le monde, ce n'est pas 'tout ou rien'. Je ne crois pas que les situations sont blanches ou noires. Je ne crois pas que le monde est divisé entre les dieux et les diables. Et donc, pour parvenir à une politique plus équilibrée, je ne pense pas qu'il faille négliger ce qui se passe en Afghanistan, je pense au contraire que l'Europe devrait se donner les moyens de rééquilibrer. Et pour rééquilibrer, il faut une force, j'allais dire : de la force bête et brutale. Ne fût-ce que comme dissuasion, il faut une force militaire européenne crédible. Si nous voulons que le monde ne soit pas dominé aujourd'hui par les Etats-Unis… Jamais, depuis l'empire romain, nous n'avons vécu dans un monde unipolaire où il y avait une super-puissance comme aujourd'hui. Et si on veut arrêter, faire en sorte qu'on ne soit pas dominé, culturellement, militairement, économiquement, par un pays, il faut alors développer d'autres lieux de pouvoir, en quelque sorte, de contre-pouvoir, sinon ce sera toujours : 'Ah ! il y a un problème en Afghanistan. Qui peut intervenir ? Il n'y a qu'un pays qui peut intervenir, eh bien qu'il intervienne.' Pour que ce soit plus équilibré, moi je pense qu'il faut renforcer l'Europe.

LE NAUFRAGE DU "TITANIC"

AlterEcho : Revenons à l'environnement. Vous disiez que les choses ne sont pas 'tout ou rien'. Parfois, justement sur l'environnement, et même en lisant le rapport, j'ai l'impression que les choses sont un peu 'tout ou rien', et à ce sujet j'aimerais vous livrer une petite parabole.

Je ne sais pas si vous avez vu "Titanic", mais c'est ce gros bateau avec une énorme inertie qui arrive en vue d'un iceberg. C'est tout ou rien : soit il coule, soit il ne coule pas. Et donc, on l'a aperçu depuis un bout de temps, cet iceberg, et on s'est d'abord disputé pour savoir si c'était bien un iceberg. Maintenant, on commence à se dire que c'est bien un iceberg. Mais il y en a qui disent : 'tiens, on ne va pas perdre trop de temps, on va mettre la barre 2 degrés à gauche', alors que si on le voyait d'en haut, on verrait qu'il faut mettre la barre 45 degrés à gauche. Et j'ai l'impression qu'il y a des gens qui sont déjà en train de mettre les chaloupes à la mer parce qu'ils ont pigé le truc, et sur le pont, il y a des gouvernements - les capitaines - qui se battent pour dire : 'est-ce qu'il faut mettre 3 degrés à gauche ou 2 degrés à gauche ?' Et disons que vous - pas vous personnellement, mais en tant que secrétaire d'Etat à l'énergie et au développement durable - j'ai l'impression que vous êtes dans cette cabine de pilotage en train de dire : 'non, il faudrait en fait 5 degrés à gauche'. Et avec cette action-là, eh bien, on coule. Pas à cause de cette action-là, mais malgré cette action-là.

O.D. : Malgré l'action des écolos au gouvernement, ou malgré, disons, l'action des "bons", ou des "sympas" ou des progressistes, enfin peu importe, j'emploie ces termes pour ne pas faire du 'parti politique'… Malgré l'action dans les différents gouvernements européens de ceux - à quelque parti qu'ils appartiennent - qui ont un réel souci du développement durable et de l'environnement, malgré ça, l'environnement continue à se casser la figure. Oui, c'est vrai. Quelle conclusion en tirer ? Est-ce qu'on en tire comme conclusion qu'il faut donc arrêter de participer à ces gouvernements parce que ça ne sert à rien, ou bien au contraire on en tire comme conclusion qu'il faut renforcer la présence dans les gouvernements de gens, quel que soit leur parti, qui se disent : 'ça ne va pas, nos gosses vont habiter dans un monde de fous' ? Moi, je pense la deuxième chose, et je travaille à la deuxième chose, voilà. C'est ce que j'estime, moi, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? C'est ce que j'estime… que ça ne va pas, et que je ne me sens pas le désir, non pas de laisser tomber, mais de m'en aller, quoi. Je constate effectivement que ça va mal, et que c'est terrible, et qu'il faut se battre comme des chiens pour obtenir des mesures qui me semblent évidentes, que ce soit sur l'essence à basse teneur en soufre ou que ce soit sur le climat. Moi, j'ai les pires difficultés du monde à faire admettre que la Belgique devra diminuer le rejet de ses gaz à effet de serre de 7,5%, et que ça ne sert à rien de me tirer dessus. Je m'en fous d'ailleurs, hein, si je voulais qu'on ne me tire pas dessus, je serais pharmacien ou jardinier. Mais… 'bon, écoutez, les gars, vous êtes fous ou quoi, la Belgique a signé ça en 1997, etc.' C'est clair, c'est terrible, et je fais changer le paquebot de millimètre à millimètre. Mais je n'ai pas envie de prendre une chaloupe et de me casser.

AlterEcho : Bon, j'ai utilisé l'image des chaloupes parce qu'il n'y en avait pas d'autre… Mais est-ce que vous ne pensez pas, par exemple, que si tous les partis verts d'Europe, façon de parler, disaient d'un coup : 'nous, on a l'impression que si ça continue comme ça, malgré notre action au gouvernement, on va droit dans le mur ; on se casse de ce genre de politique, et on rejoint, avec nos analyses, notre capacité d'étude et de mobilisation, un mouvement plus alternatif, genre le mouvement altermondialiste'. Vous ne pensez pas que ça créerait un choc plus salutaire que… ? Parce que pour l'instant, vous allez à Porto Alegre etc…. On a l'impression que c'est un peu pour se donner bonne conscience, vous voyez.

O.D. : Ah non, je me fous de me donner bonne conscience. C'est moi-même qui me donne bonne conscience, c'est-à-dire que je ne cherche pas la bonne conscience ailleurs. Je m'en fous, je veux bien être une crapule aux yeux de beaucoup de gens. J'espère, d'ailleurs, parce que si j'étais l'ami de tout le monde, c'est que je ne foutrais rien de toute la journée. Si les partis verts disaient : 'on se retire des gouvernements parce que ça n'avance à rien, et on va de nouveau dans les ONG', je pense que ça aurait un grand impact pendant une semaine ou un mois, et puis après c'est terminé, et il y a d'autres mecs qui feraient des partis, ou bien…

AlterEcho : Vous reparlez de grand impact en venant d'admettre que vous n'en aviez pas au sein du gouvernement non plus …

O.D. : Si vous entendez par "grand impact" que l'idéologie libérale, c'est en voie d'être terminé, et que la dégradation de l'environnement, on en voit la fin dans 5 ans, alors je peux vous dire que personne n'a de grand impact. Personne ! Ni Greenpeace - je ne suis pas suspect de ne pas aimer Greenpeace - ni les écolos au gouvernement, ni Oxfam, ni Tartempion, ni le PNUE. Donc personne n'a de grand impact. Mais bon, voilà, qu'est ce que vous voulez, c'est comme ça, on le regrette. Et donc, la question n'est pas : 'vous n'avez pas de grand impact, donc vous perdez votre temps', parce que ça, on peut le dire à tout le monde.

AlterEcho : Vous avez dit : 'si nous passions du côté des ONG, nous aurions un grand impact…'

O.D. : Médiatique ! Je pense qu'à ce moment-là, on aurait un grand impact médiatique. Ca ferait : 'Oh ! Incroyable ! Il partent…' Mais bon : un vrai, grand impact médiatique, et puis ce sera terminé. Je pense que quand tu t'en vas, tu es un héros pendant une semaine, et puis t'es un con le restant de ta vie.

AlterEcho : Il ne s'agit pas que de quitter le gouvernement ou les institutions établies, c'est aussi entrer en action, de façon plus radicale, ailleurs.

O.D. : Oui oui, mais l'un n'exclut pas l'autre. Ce n'est pas parce que, en l'occurrence, les écolos sont au gouvernement que ça affaiblit les ONG. Il y a des tas de gens qui sont à la fois membres de partis qui sont au gouvernement et à la fois membres d'ONG. L'un n'exclut pas l'autre. On ne va pas abandonner les lieux institutionnels pour uniquement faire du non-gouvernemental. Il faut faire les deux, je pense. Il faut faire les deux, mais pas abandonner… Je ne pense pas que ce serait bien d'abandonner les lieux institutionnels. Mais ne pas avoir une adoration ; moi, je n'ai pas d'adoration, hein. Je m'en fous, moi, je ne travaille pas avec des amis, je n'ai jamais travaillé avec des amis. Je ne pars pas en week-end avec Verhofstadt, hein ; c'est un type sympa, c'est pas les diables et les bons dieux, mais je n'ai pas d'adoration. Voilà, c'est mon boulot, c'est tout. Hop !

"QUAND ON VEUT, ON PEUT"

AlterEcho : Pour réagir à votre réponse, et pour conclure, une petite citation, justement, de Klaus Töpfer, qui est le directeur de cette agence des Nations Unies pour l'environnement : 'Nous avons entre nos mains déjà des centaines de déclarations, d'accords, de directives, de traités légalement contraignants conçus pour remédier au problème de l'environnement et écarter les menaces qu'il pose pour la faune et la flore sauvages, la santé et le bien-être des hommes. Ayons maintenant le courage politique et trouvons les moyens novateurs de financer... etc.' Donc, en fait, le rapport constate que sur les 30 dernières années, c'est la dégradation radicale, et le directeur constate que malgré tout ce qu'on a pu faire jusque là, il n'y a pas de volonté. Donc, finalement, dans 30 ans, si on est encore là, on retrouvera le même rapport qui dira que ça n'a fait que se dégrader. Est-ce qu'il faut faire une croix sur le monde, finalement ?

O.D. : Ben non ! Nom de dieu, non hein ! Attends, c'est pour nos gosses…

AlterEcho : Mais est-ce que ce n'est pas plus responsable, à ce moment-là, de hurler et de ruer dans les brancards ?

O.D. : Ben, oui, évidemment, enfin, plus responsable…

AlterEcho : Mais je parle de hurler, pas la langue de bois en revenant de Marrakech [lieu d'un sommet de mise en œuvre du traité de Kyoto, nda] en disant que le traité est sauvé etc. Hurler et dire que les choses sont catastrophiques, même dans des postes à responsabilité.

O.D. : Le protocole de Kyoto est sauvé ET les choses sont catastrophiques. C'est les deux. La réalité, c'est les deux. La réalité, c'est que le protocole de Kyoto est sauvé, et c'est une bonne nouvelle. Parce que s'il ne l'était pas, on aurait perdu 10 ans. A ce moment-là, les Etats-Unis auraient dit : 'on a gagné sur toute la ligne. C'est terminé, les objectifs, terminé!'

AlterEcho : Mais on pourrait dire qu'on a perdu 10 ans si la perspective s'étalait sur 150 ans, mais là, elle est sur quelques décennies. Ca ne change plus rien de gagner 10 ans sur des petits pour cents de Kyoto.

O.D. : Moi, je ne pense pas qu'il faille attendre le mieux pour commencer. Allons-y, est espérons, et travaillons, et forçons pour que les Américains rejoignent ce truc - probablement qu'il faudra attendre la prochaine administration, mais allons-y. Je pense que ça aurait été une victoire écrasante de l'idéologie libérale d'avoir enterré le protocole de Kyoto parce qu'un pays, le plus puissant, aurait décidé de ne pas participer. Je pense que ça aurait été une catastrophe. Et par ailleurs, je suis totalement d'accord avec Klaus Töpfer quand il dit ça, je suis totalement d'accord. C'est pour ça que je vous ai dit : 'moi, ce que je retiens du [rapport du] Programme des Nations Unies [pour l'environnement], c'est que l'environnement, globalement, se dégrade, mais quand on veut, on peut.' On veut on peut, ce n'est pas une espèce de discours volontariste chrétien. J'observe qu'il y a des dossiers, comme la couche d'ozone, comme ceux que j'ai cités, qui sont une petite part du gâteau, que là, quand on veut, on peut. Donc arrêtons de dire que c'est une grande fatalité internationale.