Rapport des Legal Teams - Laeken - décembre 2002

1. Action des Legal Teams
2. Moyens préventifs et répressifs mis en œuvre
3. Les liens entre le pouvoir administratif et les corps de police
4. Application de la loi sur la fonction de police
5. Tentatives d'intimidation et de criminalisation des Legal Teams
6. Les problèmes d’accès au territoire
7. Le rôle de la deuxième ligne pénale
8. Conclusions générales


1. Action des Legal Teams

1.1. Objectifs

Les objectifs des Legal Teams sont les suivants :


1. Diffuser de l’information

Diffuser toutes les informations possibles aux manifestants belges et étrangers à propos de leurs droits lorsqu’ils préparent et mènent des actions. Les informer sur la meilleure façon de se comporter s’ils entrent en contact avec les services d’ordre.

2. Soutien

Les Legal Teams veulent être un soutien pour les manifestants : les aider dans la lutte contre les mesures sécuritaires annoncées, comme les fermetures de frontières, les limitations des manifestations, les arrestations préventives, les tentatives de rendre les manifestants et/ou les organisateurs juridiquement responsables de tout ce qui peut se produire pendant la manifestation…

3. Observation et médiation

Les Legal Teams tenteront d'être présents lors de toutes les manifestations organisées dans le cadre des sommets européens afin de veiller au respect des droits démocratiques des manifestants. En cas de mesures attentatoires aux droits des manifestants, les Legal Teams interviennent en tant que médiateurs entre les organisateurs et les forces de l’ordre. Ils collectent des témoignages et du matériel de preuves et rédigent des rapports.

4. Défense

En cas de conflits et/ou d’arrestations, les Legal Teams organisent, le cas échéant, la défense des manifestants et veillent à ce que les personnes arrêtées soient correctement traitées, non seulement au regard des droits de la défense mais également au regard de la régularité de la privation de liberté. Les Legal Teams organisent également une permanence juridique.


1.2. Préparation

Différents groupes se sont constitués et différentes initiatives ont été prises après les événements de Gènes et de Göteborg. Les premiers Legal Teams belges se sont organisés pour les sommets de Liège, Gand, et Bruges. Ces diverses initiatives émanent de groupes d’étudiants issus de diverses universités francophones et flamandes et d’avocats, dont certains membres du Syndicat des Avocats pour la Démocratie.

Dans la perspective du sommet de Laeken, ces différents groupes se sont coordonnés au niveau national pour réaliser les objectifs mentionnés ci dessus.

Plusieurs séances de formation ont été organisées pour assurer aux participants aux Legal Teams des connaissances juridiques suffisantes pour réaliser les objectifs que les Legal Teams se sont assignés. Des formations portant essentiellement sur les différents aspects de la loi sur la fonction de police, sur l’administration de la preuve en matière pénale et sur les méthodes d’observation et d’intervention des Legal Teams ont été organisées dans les locaux de l’ULB. Entre 30 et 45 membres des Legal Teams, non-avocats essentiellement, ont suivi de façon régulière ces formations.

Les équipes sur le terrain ont été constituées de telle façon que chacune d’entre elles inclue le plus souvent outre un avocat, des personnes ayant suivi ces formations.

Un groupe de travail et d’étude sur les problèmes particuliers des éventuelles restrictions à la liberté de circulation et à l'accès au territoire belge a été constitué et s’est réuni régulièrement au cours des semaines précédant le sommet de Laeken.

1.3. Organisation - équipes sur le terrain - permanences première et deuxième ligne et permanence étrangers

Pendant les trois jours du sommet, les 13, 14 et 15 décembre 2001, les Legal Teams ont fonctionné sur base de quatre types d'équipes: les équipes sur le terrain, les permanences de première et de deuxième ligne ainsi qu'une permanence « frontières ».

Les équipes sur le terrain avaient pour missions d’une part de diffuser de l’information aux manifestants par la distribution d’un dépliant réalisé spécialement à cette occasion ou oralement. D’autre part, ils observaient les événements, recueillaient des éléments de fait (identité de témoins, récits détaillés des faits, etc.), transmettaient des informations à la permanence de première ligne et intervenaient là où c’était possible pour faire cesser des violations des droits des manifestants.

La permanence de première ligne recevait toutes les informations des équipes sur le terrain, assurait une permanence téléphonique accessible via les numéros de téléphone diffusés aux manifestants dans le double objectif de recueillir des informations et de répondre aux questions concernant les droits des manifestants, rediffusait les informations au besoin vers les permanences de deuxième ligne et des frontières.

La permanence de deuxième ligne, constituée d’avocats, assurait le relais avec les autorités judiciaires et veillait à l'assistance des manifestants qui faisaient éventuellement l’objet d’une procédure judiciaire.

La permanence frontières a introduit et mené à bien des procédures devant le Conseil d’Etat contre les décisions administratives prises par le Ministre de l’Intérieur en matière d’éloignement du territoire de certains manifestants


1.4. Nombre de participants

Au total, à peu près 200 personnes ont participé aux équipes sur le terrain et aux permanences de 1ère et 2ème ligne.

2. Moyens préventifs et répressifs mis en œuvre

2.1 Description des faits

Les jours précédant le sommet

Mercredi 12 décembre 2001

A 8 heures, arrestation des cinquante personnes qui occupaient pacifiquement le CEFIC, un lobby pharmaceutique à Bruxelles (Auderghem). La Police fédérale arrête tout le monde, emmène les occupants à l’ancien siège de la gendarmerie, rue Croix de Fer puis, malgré leur résistance et l'action de solidarité devant le bus, expulse les manifestants hollandais (à 17 heures). Il semble que le Ministère de l’Intérieur ait pris contact avec le Ministère hollandais pour la réception du bus à la frontière. Il n’y a pas eu d’actions juridiques pour s’opposer à cette expulsion.

Une soixantaine de manifestants sans logement, provenant principalement de France, mais aussi d'Allemagne, de Hollande, de Finlande et de Grèce, d'Australie, de Slovaquie accompagnés par un petit groupe de Belges, occupent un bâtiment administratif vide rue du Trône à Bruxelles.


Jeudi 13 décembre 2001

8 heures, rue du Trône à Bruxelles, les militants, français pour la plupart, qui avaient ouvert un squat pour accueillir les manifestants, sont arrêtés, menottés, emmenés à la caserne d’Etterbeek puis reconduits à la frontière. L’arrestation est violente : les policiers réveillent les occupants en les menaçant de leurs pistolets. Certains, qui tentent d’échapper aux arrestations par la cour intérieure, sont ramenés sous la menace des armes à feu. Un témoin qui ne faisait pas partie des occupants est également emmené. Certaines personnes, sujettes à des crises d’épilepsie, seront relâchées plus tôt que les autres. La police aura préféré les libérer plutôt que de risquer de voir engager sa responsabilité.

9 heures 30, frontière allemande. La Bundesgrenzschutz (brigade de Police fédérale pour la protection des frontières) a installé un point de contrôle (tentes et camions de police) près de Aachen sur la station service de l’autoroute à Koeningsberg. Un convoi de bus de la DGB (fédération de syndicats allemands) est arrêté et toutes les personnes sont systématiquement contrôlées. Cinq personnes se voient délivrer un ordre d’interdiction de quitter l’Allemagne (raison : couteaux à pain dans leurs affaires). D’autres points de contrôle sont installés à d’autres lieux de passage vers la Belgique.

Pendant la manifestation syndicale, aucun incident n’a été déploré et les forces de l’ordre ont été discrètes.

En début de soirée, certaines personnes qui entraient paisiblement dans la station de métro Bockstael sont accueillies par des agents de la police fédérale. Ceux-ci ont contrôlé leur identité et ont fouillé certains d’entre eux alors que tout était calme. Seules les personnes ayant une tenue extérieure « atypique » et celles qui les accompagnaient ont fait l’objet de ces contrôles. Parmi elles, Céline Delforge, conseillère communale à Bruxelles.

Vendredi 14 décembre 2001

8 heures : Des activistes allemands avaient annoncé qu’ils franchiraient la frontière à Aachen à 8 heures du matin pour se rendre ensemble à la manifestation du 14 en refusant de montrer leurs cartes d’identité. N’étant pas en nombre suffisant pour risquer un affrontement à la frontière et ayant pu constater qu’ils n’avaient aucune chance de parvenir en bus jusqu’à cette frontière, ils ont décidé de prendre, sans payer, le train Thalys à Aachen. La zone qui sépare la frontière de la ville de Aachen était en effet complètement bouclée par la police allemande qui gardait chaque carrefour et même chaque entrée de chemin forestier. Les policiers allemands, bien qu’en nombre dans la gare, ne leur ont pas interdit de monter dans le train mais ont contrôlé quelques sacs et quelques identités. Au même moment, les policiers belges se sont massés (20 fourgons IVECO) du côté belge de la frontière dans l’attente des bus en provenance d’Allemagne. Les bus ont alors franchi la frontière vides et se sont rendus à la gare de Liège, où les manifestants avaient décidé de descendre du train pour remonter dans les bus. C’est là que la police belge est intervenue et a bloqué les bus pendant plusieurs heures pour fouiller et contrôler les identités. La permanence a immédiatement envoyé une avocate de Liège qui s’est rendue sur place auprès des bus bloqués. Les manifestants sont restés bloqués plusieurs heures car ils refusaient de décliner leur identité.

Cette action concertée entre la police allemande et belge a donc été préférée à la levée des accords de Schengen.

A Bruxelles, la manifestation, composée de 25.000 personnes, part du Petit Château dans une ambiance festive et paisible vers 11h. Jusqu’à la place Bockstael il n’y a aucun incident. La présence des forces de l’ordre reste discrète.

Alors que le cortège dépasse la place Bockstael, un petit groupe d’environ cinq personnes s’en prend aux vitrines d’une agence BBL, rue Marie-Christine, 232, et d’une agence Dexia, rue Stéphanie 170. La police, présente sur les lieux, n'intervient pas.

Alors que la tête de la manifestation arrive sans encombre au lieu de rassemblement à Tour et Taxis vers 13h30, en fin de cortège, un groupe de 20 à 30 personnes s’écarte du parcours et brise, au Quai des Usines, les vitres d’un commissariat et d’une Mercedes.

La fin du cortège arrive aux abords du site de Tour et Taxis. Les vitres de quelques Mercedes stationnées le long de l’Allée verte sont encore brisées.

Vers 15 h, l'ensemble des manifestants est réuni sur le site de Tour et Taxis.

Un cordon de policiers armés de casques, boucliers et matraques, épaulé par une autopompe, se forme au niveau des bureaux de la KBC dans l'avenue du Port.

De nombreux fourgons et policiers en uniforme sont présents. Deux autres barrages du même type se constituent rue Picard et avenue du Port au niveau du Pont des Armateurs, encerclant ainsi les manifestants de toutes parts.

Les manifestants souhaitant quitter le site sont systématiquement fouillés, ceux dont le look déplait à la police voient en outre leur identité contrôlée. La police, depuis les autopompes, profite de ces barrages pour filmer chaque manifestant.

Des policiers en uniforme ainsi que des agents déguisés en casseurs pratiquent des arrestations parfois brutales.

Vers 16 h 15, la tension monte. Rue Picard, un petit groupe allume un feu autour duquel il se réchauffe.

Plus tard, les forces de l’ordre éteindront ce feu au moyen d’une autopompe, arrosant au passage des manifestants.

Les cordons de policiers lourdement armés encerclent de façon plus rapprochée les manifestants. Des pierres et différents projectiles sont lancés en direction des forces de l’ordre. Les autopompes se mettent à nouveau en action et permettent aux policiers de refouler les manifestants à l’intérieur du site de Tour et Taxis.

Une autopompe arrose à plusieurs reprises les manifestants pacifiques et tente de pénétrer à l’intérieur du site. Les manifestants ferment alors les grilles du site, barricadant l’entrée. Finalement, la tension baisse et les forces de l’ordre reculent progressivement dans la rue Picard. Elles reconstituent le cordon policier un peu plus loin dans celle-ci.

Ce n’est qu’après plusieurs heures que les manifestants pourront quitter librement le site.

Des fouilles et des contrôles d'identité auront néanmoins encore lieu dans de nombreux lieux publics et notamment dans le train de Zaventem et le métro.

A l’issue de cette journée, une quarantaine de personnes ont été arrêtées, dont un photographe de l'agence de presse alternative Indymedia, qui s’est vu confisquer ses négatifs.

Peu avant 22 h, un rassemblement est improvisé devant les casernes d'Etterbeek en soutien aux personnes qui sont encore détenues. Un membre des Legal Teams, l’avocat Enrico DE SIMONE, constate que cinq personnes sont violentées par des policiers. Il tente d'intervenir et est immédiatement arrêté. Il sera maintenu en détention pendant 17 heures et fait actuellement l'objet d'une information judiciaire.

Plus tard, la police, épaulée par une autopompe, charge la cinquantaine de manifestants dans la rue du Deuxième Régiment de Lanciers et les refoule vers le boulevard Général Jacques dont l'accès est bloqué par un cordon policier. Les manifestants sont ainsi encerclés et obligés de s’asseoir sur le sol. Ceux qui tentent de quitter les lieux sont maîtrisés et ramenés de force vers le groupe assis. Les policiers interdisent l'utilisation des GSM. Plusieurs fourgons arrivent sur les lieux.

Peu après, la RTBF et l’avocat Georges-Henri BEAUTHIER arrivent sur place mais sont tenus à l’écart des manifestants. Ce n’est qu’après plus d’une heure que les manifestants peuvent quitter les lieux.


Samedi 15 décembre 2001

Trois manifestations se sont déroulées :

A. Manifestation pour la paix

Aucun incident à signaler. La présence policière en uniforme est discrète tout au long du parcours. Une dizaine de policiers en civil encadrent la manifestation.


B. Manifestation anarchiste

La manifestation, partie vers 14 heures de la Porte de Hal, se déroule sans encombre jusqu'au square des Blindés malgré la présence visible d’une dizaine de policiers habillés en manifestants.

Vers 15 h 30, la manifestation tente de rejoindre la Street Party à la gare du Midi.
- elle emprunte le Quai aux Pierres de Tailles, en direction de la rue de Laeken. Mais, au bout du quai, la police bloque massivement l’accès à la rue de Laeken et aux rues parallèles ce qui crée une zone interdite d’accès pour les manifestants, restés totalement pacifiques.
- ce dispositif soudain oblige les manifestants à reculer, ce qu’ils font dans le calme. Ils reprennent leur itinéraire en sens inverse mais sont à nouveau bloqués par un barrage de policiers armés au Quai au Bois de Construction.
- sans chercher l’incident, les manifestants empruntent la voie restée libre vers le Petit Château. Ils rejoignent le boulevard Neuvième de Ligne où ils sont à nouveau confrontés à un déploiement impressionnant de policiers. Des barrages de policiers bloquent l’accès de chaque pont le long du canal.
- au pont de la Porte de Flandre, ce déploiement agressif des forces de l'ordre provoque une réaction de certains manifestants qui leur lancent des projectiles (des gobelets de peinture rose, des pierres et un cocktail Molotov). Un manifestant qui faisait mine d’uriner en direction du barrage est violemment arrêté.
- les policiers, soutenus par des autopompes, chargent les manifestants, les refoulant vers la gare du Midi. Quelques voitures de luxe et les vitres d'une agence bancaire sont détériorées.
- à 16 h 20, le cortège rejoint finalement la Street Party à l’Esplanade de l’Europe. Les vitrines d’une agence FORTIS sont endommagées.


C. La Street Party

Un rassemblement d’environ 3.000 manifestants est organisé sur l'Esplanade de l'Europe.

Vers 16 h, la Street Party se dirige vers la rue de Mérode. La manifestation anarchiste la rejoint peu après son départ.

Vers 16 h 30, de nombreux policiers en uniforme se positionnent en fin de cortège et ferment la Street Party. Dans la rue d'Angleterre, les policiers munis de boucliers et de matraques chargent la fin de la Street Party. Une quinzaine de personnes prennent alors la fuite sans pouvoir rejoindre la Street Party dans la rue de Mérode, les policiers en bloquant l’accès.

Les manifestants poursuivis, ainsi que des passants pris dans le mouvement, sont attendus par huit policiers en civil armés de matraques télescopiques, dans le haut de la rue d’Angleterre. Les policiers les ont frappés, mis à terre et menottés. Une douzaine de personnes sont arrêtées et embarquées dans des fourgons. L’une d’elles a le visage en sang et est emmenée en ambulance.

La Street Party continue son parcours mais est arrêtée par un cordon policier épaulé par une autopompe entre la rue de Prague et la rue Guillaume Tell.

La manifestation emprunte alors la rue de Prague, à l’issue de laquelle elle est définitivement arrêtée pendant plus d’une heure. Les issues de chacune des rues environnantes sont bloquées par des cordons de policiers armés.

A 18 h 45, la police libère finalement le passage vers la Porte de Hal mais reste très présente : le dispositif policier comprend au minimum 2.000 policiers et plusieurs autopompes.

A 19 h 20, à la Porte de Hal, plusieurs membres des Legal Teams sont encerclés par la police et sommés de présenter leurs papiers d’identité.

Vers 20 h, la manifestation se disloque définitivement.

2.2. Problèmes de légalité et de proportionnalité (loi sur la fonction de la police, entraves à l'exercice des droits constitutionnels)


Que ce soit pour le contrôle d’identité, la fouille ou l’usage de la force, quatre idées sous-tendent toute action des forces de l’ordre :

1) Le principe de légalité : l’objectif poursuivi par les forces de l’ordre est-il légal ?
2) Le principe de nécessité : l’objectif poursuivi ne peut-il être atteint d’une manière moins violente ?
3) Le principe d’opportunité
4) Le principe de proportionnalité entre le but visé et le moyen utilisé.

Les auteurs de la loi sur la fonction de police ont rappelé que « le respect et la protection des droits et libertés individuels ainsi que le développement de la société démocratique doivent toujours guider l’action des services de police, même lorsque celle-ci implique le recours à la contrainte ».

On peut se demander si, dans le cadre des manifestations des 13, 14, 15 décembre l’intervention musclée de la police a été raisonnable et proportionnée par rapport à l’objectif poursuivi. L’objectif de son intervention était-il légitime ?

Tout au long des manifestations, les forces de l’ordre ne sont jamais intervenues au moment où des dégradations se commettaient.

Le vendredi 14 décembre 2001, ce n’est que lorsque l’ensemble des manifestants a rejoint le site de Tour et Taxis, dans le calme, qu’un déploiement impressionnant des forces de l’ordre a pu être constaté.

Un gradé de la police justifie le positionnement de l'autopompe devant l'entrée du site de Tour et Taxis de la manière suivante: "On veut attraper le noyau dur qui a cassé les vitres. Si vous voulez quitter les lieux, vous n'avez qu'à nous donner les casseurs" (cf. Le Soir du 15 décembre 2001).

Pour Freddy THIELEMANS, bourgmestre de Bruxelles, les opérations de la police se justifient comme suit: "Pour Tour et Taxis, il s'agissait d'une poignée de casseurs que nous étions parvenus à isoler" (Le Soir du 18 décembre 2001).

Les autorités expliquent n’avoir pas agi auparavant afin d’éviter des affrontements dans la rue.

Elles justifient les contrôles opérés par la police par la volonté de ficher les "casseurs" au niveau européen afin de leur interdire l'accès au territoire. A cet égard, Philippe CLOSE, chef de cabinet du Bourgmestre de Bruxelles, déclarait déjà le 28 juillet 2001 dans Le Soir: "Nos grosses demandes sont déjà lancées depuis longtemps. Elles concernent essentiellement l'identification des casseurs potentiels aux Etats membres".

Cette explication justifie-t-elle que durant la manifestation, quelques personnes ont pu agir en toute impunité, alors que le déploiement démesuré des forces de l’ordre sur le site de Tour et Taxis a eu pour unique conséquence de provoquer les débordements prétendument non souhaités.

La poursuite de quelques manifestants ne peut justifier le contrôle et la fouille systématiques de chaque manifestant. Mais n’était-ce pas le but initialement recherché ?

De même, lors du rassemblement devant les casernes d’Etterbeek dans la soirée du vendredi, il ne pouvait plus être question de rechercher certaines personnes considérées comme indésirables. Les forces de l’ordre n’ont pourtant pas hésité à déployer les mêmes moyens démesurés pour procéder à l’arrestation d’un avocat membre des Legal Teams et maîtriser les personnes venues soutenir pacifiquement les manifestants détenus.

Pourtant, le bourgmestre THIELEMANS s'est félicité: "Les forces de l'ordre ont protégé le public, permis la libre expression et appréhendé les casseurs" (Le Soir du 15 décembre 2001).

La liberté d’expression est-elle toujours possible si chaque citoyen se voit contrôlé, filmé, fiché lorsqu’il désire s’exprimer, sous le prétexte fallacieux de la recherche de casseurs ?

On peut s’interroger sur la proportionnalité et sur l'opportunité des mesures d’encerclement de manifestants pacifiques et de charges policières lors des événements des 14 et 15 décembre. L’objectif n’était-il pas de provoquer une tension, une réaction agressive de personnes se sentant prises au piège ?

La liberté d'expression semble avoir ses limites même dans nos pays démocratiques.

Ainsi, le Ministre de l'Intérieur Antoine DUQUESNE a jugé "évident que la Sûreté de l'Etat surveille les organisations qui ont appelé à manifester lors du Sommet de Laeken" (Le Soir du 20 juin 2001). De même, le Ministre de l'Intérieur a pris des mesures afin de dissuader les jeunes de certains quartiers de participer aux manifestations: "[s]i la prévention de la violence lors des sommets européens est avant tout un problème de maintien de l'ordre, un volet préventif non policier y sera toutefois adjoint. D'abord, il sera demandé aux communes concernées, qui toutes bénéficient d'un contrat de sécurité et de prévention, d'accorder dans ce cadre une attention particulière aux jeunes des quartiers sensibles afin que ceux-ci ne viennent pas grossir les rangs des groupes extrémistes et autres casseurs qui tenteront de perturber les manifestations pacifiques" (document Chambre 1448/012 du 6 novembre, page 18).

Le bilan des trois jours de manifestation annoncé par la presse (Le Soir du 18 décembre 2001) est le suivant : 120.000 manifestants, 4.400 policiers par jour, 194 arrestations administratives, 18 arrestations judiciaires, 5 blessés légers parmi les forces de l'ordre, 2 blessés légers parmi les manifestants (les témoignages recueillis par les Legal Teams font état de beaucoup plus de blessés parmi les manifestants), vitrines brisées de 6 banques et d'un commissariat, 15 voitures endommagées et un coût qui serait de près de 1.000.000 francs.



3. Les liens entre le pouvoir administratif et les corps de police


A deux reprises de graves problèmes de contrôle des autorités administratives sur la police fédérale se sont présentés.

En principe les bourgmestres sont responsables du maintien de l’ordre sur le territoire de leur commune.

A deux reprises au cours des manifestations, il s’est avéré que le police fédérale agissait de façon autonome et ne donnait aucune suite aux instructions de bourgmestres compétents qui étaient descendus sur le terrain.


Vendredi 14 décembre 2001, devant les casernes d’Etterbeek, la police fédérale a obligé les personnes venues soutenir les manifestants encore détenus à s’asseoir par terre. Comme la température était très basse et que cette scène a duré plus d’une heure, plusieurs manifestants se plaignaient de douleurs. Le Bourgmestre d’Etterbeek, monsieur DE WOLF, est arrivé sur place à la demande de l’avocat BEAUTHIER. Il a demandé aux policiers fédéraux de rompre l’encerclement du groupe assis par terre et de permettre aux manifestants de partir. Les policiers fédéraux ont catégoriquement refusé arguant « qu’ils n’avaient pas d’ordres à recevoir ».


Le samedi 15 décembre 2001, au cours de la Street Party des manifestants furent bloqués par des policiers fédéraux aux environs de la rue de Prague. Une autopompe bloquait la manifestation et des policiers fédéraux bloquaient toutes les rues empêchant les manifestants d’avancer, de reculer et même de quitter les lieux. Monsieur SIMONET, bourgmestre d’Anderlecht et chef de la zone de police était sur place. La télévision a diffusé des images de Monsieur SIMONET, en théorie responsable du maintien de l’ordre à cet endroit, qui essayait vainement par téléphone portable d’intervenir auprès de la hiérarchie de la police fédérale pour faire cesser cette situation. Monsieur SIMONET a qualifié la situation, dans une interview qu'il a donné ultérieurement, d’hérésie en termes de maintien de l’ordre. Monsieur SIMONET n'a pas plus été écouté que son collègue DE WOLF.

Ces deux incidents montrent une tendance inquiétante d’autonomisation de la Police Fédérale et/ou des disfonctionnements graves au niveau du contrôle exercé par les autorités politiques et administratives sur les forces de police.


4. Application de la loi sur la fonction de police

4.1. Arrestations administratives

Conformément à l'article 31 de la loi sur la fonction de police, les fonctionnaires de police ne peuvent procéder à des arrestations administratives qu'en cas d'absolue nécessité. Selon les auteurs de la loi, « il ne sera donc permis d'y recourir que pour autant que les faits le requièrent (proportionnalité) et qu'il n'a pas été possible d'atteindre le même résultat par d'autres moyens (dernier recours) » .

Les 14 et 15 décembre, de nombreuses arrestations administratives arbitraires ont été observées, tant par des agents en uniforme qu’en civil.

La plupart de ces arrestations n’étaient aucunement justifiées par l’absolue nécessité.

De nombreux témoignages de personnes arrêtées administrativement font état de pratiques policières pour le moins douteuses. Beaucoup de manifestants ont été fortement encouragés à signer des procès-verbaux rédigés à l’avance, dans une langue qui leur était parfois inconnue. Dans ces procès-verbaux pouvaient figurer des autorisations de prises de photos, d’empreintes digitales, voire même des aveux de dégradations et d’autres méfaits commis durant les manifestations. Une remise en liberté plus rapide leur était promise s’ils acceptaient de signer. En cas de refus, certains policiers n’hésitaient pas à menacer d’arrestation prolongée ou de poursuites judiciaires, ceci sans aucun contrôle d’un magistrat.

La quasi-totalité des personnes arrêtées, qui n'avaient commis aucun délit, ont été photographiées, de gré ou de force, probablement dans le but de constituer des fichiers préventifs. Ces pratiques constituent incontestablement une atteinte au droit à la vie privée et au droit à l’image.

En ce qui concerne les conditions de détention, il y a lieu de relever de nombreuses violations des droits fondamentaux. La plupart des manifestants ont passé de longues heures dans des locaux non chauffés alors que les vêtements chauds avaient, pour certains d’entre eux, été confisqués. Certains ont passés douze heures sans recevoir ni à boire ni à manger malgré leurs demandes répétées. De telles conditions confinent au traitement dégradant prohibé par la Convention européenne des droits de l’homme.

Certaines personnes ont été arrêtées administrativement sans qu’aucune mention ne figure dans les registres d’arrestation prévus par la loi. Certains ont été emmenés dans des camionnettes de police qui ont circulé pendant plusieurs heures (certains témoignages font état de huit heures) avant d’être relâchés sans même être passés par le commissariat. Dans cette situation, les agents de police semblent avoir agi de façon autonome sans aucun contrôle ni du bourgmestre, ni du pouvoir judiciaire. De tels phénomènes rappellent, mutatis mutandis, certaines observations faites à Gènes, ce qui est pour le moins inquiétant.

4.2. Fouilles et contrôles

La police a pratiqué de nombreux contrôles et fouilles systématiques totalement injustifiés. En effet, ceux-ci ne sont autorisés par la loi qu'au respect de conditions strictes. Conformément à l'article 28 de la loi sur la fonction de police, la police ne peut fouiller les personnes participant à un rassemblement public que s'il présente une menace réelle pour l'ordre public et les personnes qui accèdent à des lieux où l'ordre public est menacé.

Au cours des travaux préparatoires, le Ministre a fait remarquer que le texte de cette loi impose clairement aux services de police de prouver, en cas de litige, qu'il y avait des éléments objectifs pour procéder à une fouille .

De nombreux contrôles et fouilles systématiques illégaux ont été observés vendredi 14 aux abords de Tour et Taxis et le lendemain autour de la Street Party.

Le 14 décembre, des cordons de policiers bloquaient la rue Picard et l'Avenue du Port dans les deux sens après la dislocation de la manifestation. Toute personne souhaitant quitter les lieux était soumise à une fouille, à un moment où celle-ci ne présentait plus aucune menace réelle pour l'ordre public. L'ordre public a indubitablement été troublé par quelques dégradations commises sur le parcours de la manifestation. Mais ce n'est que longtemps après ces troubles que ces contrôles ont été mis en place, prenant en tenaille les personnes qui se trouvaient paisiblement devant Tour et Taxis et dont certaines souhaitaient quitter les lieux.

Le samedi 15 décembre, des cordons de policiers locaux et fédéraux se sont déployés notamment dans les rues Th. Verhaegen, De Thy, …, encerclant à distance les participants à la Street Party. Des personnes souhaitant passer les barrages pour reprendre leur train ou rentrer chez elles ont été fouillées et contrôlées alors qu'elles revenaient d'une fête certes bruyante mais jusque là fort "bon enfant", selon les mots du bourgmestre d'Anderlecht Jacques SIMONET.

Lors de la discussion de la loi sur la fonction de police, plusieurs parlementaires ont, à juste titre, exprimé leur crainte quant au caractère provocateur des contrôles d’identité systématiques ou orientés vers certains lieux ou vers certaines catégories de personnes. Le ministre leur répondit que la loi ne donne pas à la police le droit de contrôler sans restriction l’identité de toute personne ayant l’air quelque peu suspecte. C’est pourtant ce qui a été observé à de nombreuses reprises pendant ces trois jours de manifestations.

4.3. L’usage de la force

La notion de force doit être interprétée largement et comprend tous les procédés par lesquels une personne est neutralisée, depuis la simple empoignade, la clé de bras, jusqu’à l'homicide. Cet article vaut également pour tout recours aux armes, à des moyens spéciaux tels les gaz lacrymogènes, les autopompes, …

La police ne peut recourir à la force dans son sens large que pour poursuivre un objectif légitime qui ne peut être atteint autrement. Tout recours à la force doit être raisonnable et proportionné à l’objectif poursuivi.

On peut s’interroger sur l’utilisation des autopompes, la nécessité des charges policières sur des manifestants pacifiques.

On doit également constater la violation manifeste du principe de proportionnalité lors des nombreuses arrestations administratives. Notamment, lorsque des policiers font irruption, pistolets au poings, au petit matin dans un squat occupé pacifiquement par des personnes dépourvues d’armes.

5. Tentatives d'intimidation et de criminalisation des Legal Teams

A plusieurs reprises durant les manifestations, les membres des Legal Teams ont subi diverses intimidations de la part des forces de l’ordre :
- Des policiers en civil, se présentant comme étant membres du "Stress Team" de la police fédérale, ont apostrophé des groupes de Legal Teams afin de les photographier. Ces policiers les y ont contraints au moyen de la force : clé de bras, gaz lacrymogène, …
- D'autres ont été obligés de décliner leur identité. Il semble que les policiers avaient en réalité l'intention d'arrêter une partie des Legal Teams mais en ont été empêchés par les autres manifestants venus les soutenir. Un de ces manifestants a été arrêté et frappé.
- Les membres des Legal Teams ont été tenus à l’écart des manifestants confrontés aux forces de l’ordre.
- Tant des policiers en uniformes que des membres de la BSR habillés en casseurs ont tenu un discours très agressif à l’égard des membres des Legal Teams, tentant de les intimider aux moyens de
· menaces d’arrestation, de poursuites judiciaires, allégations mensongères quant à des preuves de faits délictueux à leur égard, …
· coups : matraques, coups de bouclier, clé de bras, gaz lacrymogène, …
· vexations : inutilité de leur présence, remarques moqueuses, …
- Des GSM et cartes SIM des membres des Legal Teams ont été confisqués afin de couper tout contact entre eux et les permanences juridiques. De même, des policiers ont arraché les autocollants reprenant les numéros de téléphone des permanences juridiques apposés sur les vestes des Legal Teams.
- Maître DE SIMEONE, a été arrêté pendant 17 heures sans que son Bâtonnier n'ait été averti. Il a comparu devant un magistrat du Parquet qui a clairement fait référence à son activité comme membre des Legal Teams. Une information a été ouverte notamment pour actes de rébellion en bande.


6. Les problèmes d’accès au territoire

6.1. Entrées en Belgique

La colonne « frontière » des Legal Teams a posé, plusieurs semaines avant le sommet de Laeken, à la Commission européenne la question si la Belgique avait demandé la suspension des accords de Schengen.

Les accords de Schengen visent notamment à supprimer tous les contrôles aux frontières entre les Etats suivants : Belgique, Pays Bas, Luxembourg, France, Italie, Espagne, Portugal, Allemagne , Grèce, Suède, Autriche, Finlande, Norvège et Islande. Lorsqu’un Etat a l’intention de rétablir ce contrôle, sauf urgence, il doit en référer aux autres Etats membres et justifier la raison pour laquelle cette demande est faite.

La réponse de la Commission fut négative, la Belgique n’ayant fait aucune demande en ce sens.

Des questions parlementaires ont été posées au Ministre de l’Intérieur quant à ses intentions de suspendre les accords de Schengen. La réponse du Ministre a également été claire : aucune suspension des accords de Schengen n’a été introduite, mais le Ministre se réservait la possibilité de le faire, en cas d’urgence.

Finalement, les accords de Schengen n'ont pas été suspendus, même en fait.

Un groupe de manifestants allemands, apparemment fichés dans le cadre de manifestations organisées dans le cadre d’autres sommets européens, ont reçu des décisions d’assignation à résidence. Certaines décisions de tribunaux allemands ont levé ces assignations.

En Belgique, il s’avère que les autorités ont finalement exercé des contrôles d’identités sur le territoire belge et non à la frontière, et ce afin d’éviter de faire les démarches nécessaires à l'introduction d'une demande d'autorisation de suspension des accords de Schengen évoquée ci-dessus.

Un problème s’est ainsi posé le vendredi 14 décembre, lorsqu’un car de manifestants allemands a été arrêté à Liège et bloqué pendant une dizaine d’heures afin de contrôler l’identité de chacun des passagers. Le car a finalement été autorisé à repartir vers Bruxelles.
6.2. Remises à la frontière et expulsions

La première expulsion fut celle d’un manifestant Suédois qui collait une affiche pour appeler à manifestation du 14 décembre. Ses amis n’ont pas prévenu les Legal Teams. Ce n’est que le lendemain, après son retour en Suède, que l’ordre de quitter le territoire est parvenu aux Legal Teams

La deuxième expulsion, collective celle-là, a visé de jeunes militants écologistes hollandais qui avaient occupé le CEFIC.

La troisième expulsion, collective elle aussi, a concerné les militants, français en majorité, qui avaient décidé d’ouvrir un squat rue du Trône pour offrir des logements aux manifestants. Pour les Français, une demande en révision a été adressée par recommandé au Ministre de l’Intérieur mais malheureusement trop tard pour empêcher leur remise à la frontière. Pour les deux Australiens et le Slovaque arrêtés le 13 décembre au squat de la rue du Trône, des recours ont été introduits avec succès en extrême urgence au Conseil d’Etat.

La remise d’un ordre de quitter le territoire et la reconduction à la frontière n’a juridiquement aucun sens pour des ressortissants français, si on considère que les accords de Schengen ne sont pas suspendus. Le contrôle des frontières n’étant pas instauré, ils pouvaient revenir en Belgique l’instant qui suivait leur remise à la frontière, ce que beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs fait.

La colonne frontière a concentré son intervention sur le cas du groupe d’une quarantaine de ressortissants étrangers arrêtés le 13 décembre à 8 heures du matin alors qu’ils occupaient un immeuble inhabité de la rue du Trône.

Les quarante autres personnes ont été arrêtées administrativement et emmenées aux casernes de l’ancienne gendarmerie, situées à Etterbeek.

Un dossier pénal a été ouvert à leur nom pour dégradations de biens. La plupart d’entre eux n’ont toutefois pas été auditionnés. Le parquet a averti le Ministre de l’Intérieur et plus précisément l’Office des Etrangers afin d'envisager les mesures à prendre à leur égard. La décision de leur délivrer un ordre de quitter le territoire, tant pour les étrangers européens que pour les non européens a ainsi été prise.

La colonne frontière, en collaboration avec la permanence de deuxième ligne, a entamé des démarches auprès du parquet afin de savoir ce qu’il advenait de ces personnes. Des contacts ont été également pris avec l’Office des étrangers (Ministère de l’Intérieur). Ceux-ci ont, pendant de longues heures, donné l’impression aux avocats interlocuteurs qu’une négociation s’opérait et qu’un arrangement était trouvé. Les contacts se faisaient sur le GSM des avocats eux-mêmes. Cela n’a pas empêché l’Office des étrangers de n’avertir la colonne frontière de la notification d’ordres de quitter le territoire qu’au moment où l’expulsion était déjà en cours et que certains avaient déjà été ramenés à la frontière.

La colonne frontière a introduit une demande en révision pour tous les étrangers européens dont elle avait reçu le nom par leurs amis. Ces recours ont été faxés et l’Office des étrangers averti par téléphone. Ces recours n'ont eu aucune influence sur l’expulsion.

Il est à remarquer que les ressortissants des pays de l’Union bénéficient d’un recours suspensif contre toute décision d’éloignement, cela tant en vertu des directives européennes que de la législation belge du 15.12.1980 (articles 44 et 67 : « pendant la durée de l’examen de la demande en révision aucune mesure d’éloignement du territoire ne peut être exécutée… »). Ce recours est la demande en révision. L’Office des étrangers, alors même qu’il était averti de l’introduction de ce recours suspensif, a poursuivi la procédure d’éloignement.

Les ressortissants étrangers qui ne pouvaient matériellement pas être expulsés immédiatement par la route ont été placés dans des centres fermés en attente de leur expulsion.

Ce fut le cas notamment pour des manifestants grecs dont la colonne frontière n’a pu obtenir les noms. Seules leurs arrestations ont été relevées par les autres manifestants, mais leurs identités est restées inconnues. Le peu de collaboration avec l’Office des étrangers ne se faisait que sur base de l’identité complète de la personne arrêtée qui était donnée par l’avocat.

Seuls trois ressortissants non européens, dont la colonne frontière avait été informée de l’identité, ont pu être libérés à la suite de recours en suspension en extrême urgence introduits devant le Conseil d’Etat. Il s’agit d’un manifestant slovaque enfermé au centre Inad à Zaventem et de deux touristes australiens enfermés au centre fermé de Vottem (Liège).

Dans les attendus de son arrêt concernant le ressortissant slovaque, le Conseil d’Etat a retenu que l’Etat belge avait violé la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Le Conseil d’Etat a ainsi considéré qu’il était reproché à l’Etat belge d’avoir pris une mesure particulière, qui a pour effet d’empêcher le requérant d’exercer les droits fondamentaux protégés par l’article 10, dont elle ne peut justifier qu’elle est nécessaire, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre public.

Dans son arrêt relatif aux deux ressortissants australiens, le Conseil d’Etat a décidé que le motif invoqué par l’Office des Etrangers pour justifier l’expulsion, à savoir une menace pour l’ordre public, ne reposait pas sur les éléments du dossier. Au contraire, le Conseil d’Etat note que les manifestants, parmi lesquels se trouvaient les requérants, étaient rassemblés pacifiquement.

Le Conseil d’Etat note encore que, même si le Ministre de l’Intérieur, et à travers lui, l’Office des Etrangers, est particulièrement et légitimement attentif à la prévention, encore faut-il qu’il agisse avec « discernement et raison », ce qui n’avait pas été le cas en l’espèce.

Le Conseil d’Etat estime encore que l’Office des Etrangers n’a manifestement pas fait la balance des intérêts entre d’une part le respect des droits fondamentaux des requérants, et plus particulièrement de la liberté d’aller et venir et d’autre part, la nécessité d’assurer l’ordre public.

Les conclusions tirées par la Colonne frontière de cette expérience de trois jours sont triples :

1° L’Office des Etrangers a, de façon systématique, tenté de communiquer un minimum d’informations en vue de rendre plus difficile l’intervention de la Colonne frontière. Les informations, lorsqu’elles ont été communiquées, l’ont été alors que des démarches en vue de l’expulsion étaient déjà mises en place, ce qui rendaient extrêmement difficile toute réaction de la Colonne frontière.

2° L’Office des étrangers a de manière illégale expulsé des étrangers UE, alors que des recours suspensif (demande en révision) avaient été introduits. L’Office des étrangers en avaient été avertis tant oralement que par fax.

3° Chaque fois qu'il a été amené à se prononcer sur les décisions prises par le Ministre de l’Intérieur, le Conseil d'Etat a considéré que celles-ci étaient illégales et que le Ministre n’avait pas agi avec discernement et raison.


7. Le rôle de la deuxième ligne pénale
7.1. Description générale

Une dizaine d’avocats pénalistes du barreau de Bruxelles ont tenu, en rotation, une permanence pendant les trois jours de 8 à 20 heures. La permanence s’est tenue dans un lieu inconnu du public (un cabinet d’avocats). Le nom et les GSM de ces avocats avaient été communiqués au préalable aux membres du parquet de Bruxelles de permanence ces jours là.

La permanence avait pour objet de:
- s’informer de l’endroit précis où se trouvaient des personnes appréhendées par les forces de l’ordre,
- prendre contact avec les autorités judiciaires et de police,
- connaître le type d’arrestation opérée et faciliter l’intervention de la colonne « frontière » (arrestation administrative, judiciaire),
- relayer l’information vers la première ligne,
- alerter les autorités judiciaires de l’évolution de la situation en cas d’événement majeur,
- permettre la désignation immédiate d’avocats chargés d’assurer la défense des personnes appréhendées, notamment dans le cadre de la procédure de comparution immédiate ou d’expulsion décidée par l’Office des étrangers.

A la suite de contacts préalables avec la magistrature, la deuxième ligne disposait de liaisons directes par GSM avec les magistrats sur le terrain. Ceux-ci se sont engagés, dans la mesure de leurs possibilités, à communiquer des informations.

7.2. Interventions

· La deuxième ligne pénale a été informée de 69 arrestations administratives et judiciaires par la permanence de première ligne. Pour chacune de ces arrestations, la deuxième ligne communiquait par télécopie avec le magistrat responsable de la réaction judiciaire. Neuf télécopies ont été envoyées à celui-ci, avec les listes actualisées des personnes dont nous connaissions les noms et les circonstances de l’arrestation. Environ une demi heure, une heure après cet envoi, nous contactions le magistrat par téléphone afin qu’il nous confirme l’arrestation et nous signale le type d’arrestation (administrative, judiciaire, ou en vue de l’éloignement). Les informations reçues étaient transmises à la première ligne, qui pouvait alors les relayer vers les manifestants.
· Une intervention dans les bureaux du parquet. Le procureur du Roi a autorisé une avocate de la deuxième ligne à rencontrer trois détenus. Le procureur du Roi souhaitait les placer sous mandat d’arrêt à la prison de Forest. Après l’intervention de l’avocat, le procureur a choisi de les citer en procédure accélérée (à ne pas confondre avec la comparution immédiate !) et les a relâchés.
· Aux deux moments les plus houleux des manifestations de vendredi et samedi (Tour et Taxis / Street Party), les avocats de la deuxième ligne ont personnellement, via GSM, attiré l’attention des plus hautes autorités sur le risque réel de voir la situation dégénérer et sur l’absurdité de certaines interventions policières ressenties comme provocatrices.

7.3. Appréciation

212 arrestations administratives et judiciaires ont été rapportées officiellement par la police (De Standaard, 18/12/2001, p. 3). Nous avons eu connaissance de 33 % de ces arrestations. L'on peut considérer que c’est peu, mais cela a déjà représenté un travail considérable. Toutes les informations reçues étaient discutées « en ligne » par les avocats présents, afin d’en faire une courte analyse juridique et de pouvoir réagir adéquatement. Ainsi, les télécopies envoyées aux procureurs du Roi contiennent des demandes précises et parfois complexes concernant certains cas individuels ayant particulièrement attiré notre attention. Le fait que nous ayons eu connaissance de seulement un tiers de ces arrestations signifie que les informations sur le terrain ne suffisent pas. A cet égard, mais cela ne faisait pas partie de l’accord conclu avec la magistrature, l'on pourrait à l’avenir souhaiter que le parquet nous communique également des listes de personnes arrêtées, ainsi que le type d’arrestations.

La collaboration avec la magistrature a bien fonctionné. Il faut rappeler que la procédure pénale belge ne prévoit pas l’intervention de l’avocat avant que la personne poursuivie entre en contact avec un juge. Dans l’expérience de la deuxième ligne pénale, les interventions nombreuses des avocats montrent qu’une évolution a vu le jour à cet égard. Il faut également rappeler que c’est le magistrat qui a télécopié les décisions de l’office des étrangers qui ont permis à la colonne frontière d’introduire les recours au Conseil d’Etat avec le succès qu’on sait. En revanche, la deuxième ligne n'a obtenu aucune information concernant les nombreuses autres explusions.

Pour l’avenir, une meilleure collaboration, dans les limites respectives de nos propres tâches, peut s’envisager avec la magistrature. La concertation préalable devrait être approfondie. Les magistrats, lors d’une réunion d’évaluation tenue quelques jours après les manifestations, nous ont également signalé qu’un procès-verbal d’information avait été établi par la police de Bruxelles, concernant les Legal Teams. Nous avons convenu de nous revoir quelques mois plus tard, à froid, afin d’évaluer la situation et de leur communiquer notre rapport. Enfin, la deuxième ligne, de concert avec le Bureau d’Aide Juridique du Barreau de Bruxelles a organisé et mis en place la défense de trois Allemands poursuivis devant le tribunal correctionnel pour rébellion et rébellion armée, préméditée et en armes. Il s’agit d’une partie des événements de Tour et Taxis.


8. Conclusions générales

A ce stade, il est prématuré de tirer des conclusions définitives. Actuellement, notre ambition est de lancer une réflexion qui permette de formuler les bonnes questions. Le présent rapport vise à être le point de départ du débat. En effet, quelques questions et pistes de réflexions résultent de l'expérience.

On peut affirmer que les Legal Teams ont rempli leurs rôles de manière satisfaisante (diffusion de l’information / soutien juridique aux manifestants / observation et médiation / défense). Les interventions ont eu des fortunes diverses, certaines ont été une réussite, d’autres n’ont pas abouti. Le nombre de personnes ayant participé au projet, la diversité de celui-ci ainsi que son impact médiatique sont les preuves de son succès. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à la police qui semble avoir assez mal supporté le contrôle démocratique original que les Legal Teams ont organisé.

Les Legal Teams apportent une ébauche de réponse démocratique et citoyenne efficace à la criminalisation des groupes de manifestants de tous bords. Depuis les sommets de Nice, Göteborg et Gênes, une stratégie de la tension et de la provocation soutenait l’approche policière du maintien de l’ordre lors des manifestations. A Bruxelles, on a pu constater que cette approche était toujours de mise. Pourtant, ainsi qu'il a été dit, il n’y a pas eu de débordements policiers aussi terribles que ceux qui s’étaient produits dans d’autres pays. Néanmoins, des questions et de graves problèmes démocratiques subsistent et de multiples violations de la loi sur la fonction de police peuvent être dénoncées.

Les Legal Teams seront très attentifs au déroulement des procédures en cours, notamment celle qui concerne trois Allemands et est fixée devant la 50ème chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, ou celle initiée contre les Legal Teams eux-mêmes. Par ailleurs, un groupe de suivi particulier observera l’affaire de Me DE SIMONE. De plus, un groupe de travail a été créé pour organiser une réaction juridique et/ou politique au fichage, mais aussi pour faire le point sur les plaintes déposées contre la police, et en assurer la coordination et le suivi.

En tout état de cause, les Legal Teams continueront leur tâche de contrôle démocratique de la police. En effet, l’attitude des forces de l’ordre nous a semblé assez loin de la « stratégie de la fraternisation » avec les manifestants vantée par le Premier Ministre et le Bourgmestre de la ville de Bruxelles. Si certaines manifestations se sont bien déroulées, d’autres ont été l’occasion d’une démonstration superflue de force, au mépris de la liberté d’expression et de l’intégrité physique de citoyens pacifiques, et cela est inacceptable. Ainsi que le Conseil d’Etat l’a dit à l’occasion des recours introduits par les Legal Teams, « il faut que l’autorité justifie que [les mesures de répression ou de prévention] sont nécessaires au regard des valeurs et droits fondamentaux d’une société démocratique » et « il n’est pas reproché à l’autorité de poursuivre les auteurs d’infraction […] mais bien d’avoir pris une mesure particulière […] dont elle ne peut justifier qu’elle est nécessaire, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre public » (C.E., n° 101.887, 14 décembre 2001 et C.E., n° 101.888, 15 décembre 2001, Journal des Procès, n° 430, 8 février 2002, pp. 25-29). C’est bien de cela qu’il s’agit : non pas une crispation autour de valeurs démocratiques en danger mais une stigmatisation du comportement disproportionné de l’autorité quand il s’agit de réprimer les associations anarchistes, les gauches radicales ou les mouvements pour une autre mondialisation. Il faut dès lors que l’autorité se départisse de son approche policière basée sur une vision « holliganiste » des mouvements politiques.