Rapport des Legal Teams - Laeken - décembre 2002
1. Action des Legal Teams
2. Moyens préventifs et répressifs mis en œuvre
3. Les liens entre le pouvoir administratif et les corps
de police
4. Application de la loi sur la fonction de police
5. Tentatives d'intimidation et de criminalisation des
Legal Teams
6. Les problèmes d’accès au territoire
7. Le rôle de la deuxième ligne pénale
8. Conclusions générales
1. Action des Legal Teams
1.1. Objectifs
Les objectifs des Legal Teams sont les suivants :
1. Diffuser de l’information
Diffuser toutes les informations possibles aux manifestants belges et étrangers
à propos de leurs droits lorsqu’ils préparent et mènent des actions. Les
informer sur la meilleure façon de se comporter s’ils entrent en contact
avec les services d’ordre.
2. Soutien
Les Legal Teams veulent être un soutien pour les manifestants : les aider
dans la lutte contre les mesures sécuritaires annoncées, comme les fermetures
de frontières, les limitations des manifestations, les arrestations préventives,
les tentatives de rendre les manifestants et/ou les organisateurs juridiquement
responsables de tout ce qui peut se produire pendant la manifestation…
3. Observation et médiation
Les Legal Teams tenteront d'être présents lors de toutes les manifestations
organisées dans le cadre des sommets européens afin de veiller au respect
des droits démocratiques des manifestants. En cas de mesures attentatoires
aux droits des manifestants, les Legal Teams interviennent en tant que médiateurs
entre les organisateurs et les forces de l’ordre. Ils collectent des témoignages
et du matériel de preuves et rédigent des rapports.
4. Défense
En cas de conflits et/ou d’arrestations, les Legal Teams organisent, le
cas échéant, la défense des manifestants et veillent à ce que les personnes
arrêtées soient correctement traitées, non seulement au regard des droits
de la défense mais également au regard de la régularité de la privation de
liberté. Les Legal Teams organisent également une permanence juridique.
1.2. Préparation
Différents groupes se sont constitués et différentes initiatives ont été
prises après les événements de Gènes et de Göteborg. Les premiers Legal Teams
belges se sont organisés pour les sommets de Liège, Gand, et Bruges. Ces
diverses initiatives émanent de groupes d’étudiants issus de diverses universités
francophones et flamandes et d’avocats, dont certains membres du Syndicat
des Avocats pour la Démocratie.
Dans la perspective du sommet de Laeken, ces différents groupes se sont
coordonnés au niveau national pour réaliser les objectifs mentionnés ci dessus.
Plusieurs séances de formation ont été organisées pour assurer aux participants
aux Legal Teams des connaissances juridiques suffisantes pour réaliser les
objectifs que les Legal Teams se sont assignés. Des formations portant essentiellement
sur les différents aspects de la loi sur la fonction de police, sur l’administration
de la preuve en matière pénale et sur les méthodes d’observation et d’intervention
des Legal Teams ont été organisées dans les locaux de l’ULB. Entre 30 et
45 membres des Legal Teams, non-avocats essentiellement, ont suivi de façon
régulière ces formations.
Les équipes sur le terrain ont été constituées de telle façon que chacune
d’entre elles inclue le plus souvent outre un avocat, des personnes ayant
suivi ces formations.
Un groupe de travail et d’étude sur les problèmes particuliers des éventuelles
restrictions à la liberté de circulation et à l'accès au territoire belge
a été constitué et s’est réuni régulièrement au cours des semaines précédant
le sommet de Laeken.
1.3. Organisation - équipes sur le terrain - permanences première
et deuxième ligne et permanence étrangers
Pendant les trois jours du sommet, les 13, 14 et 15 décembre 2001, les Legal
Teams ont fonctionné sur base de quatre types d'équipes: les équipes sur
le terrain, les permanences de première et de deuxième ligne ainsi qu'une
permanence « frontières ».
Les équipes sur le terrain avaient pour missions d’une part de diffuser de
l’information aux manifestants par la distribution d’un dépliant réalisé
spécialement à cette occasion ou oralement. D’autre part, ils observaient
les événements, recueillaient des éléments de fait (identité de témoins,
récits détaillés des faits, etc.), transmettaient des informations à la permanence
de première ligne et intervenaient là où c’était possible pour faire cesser
des violations des droits des manifestants.
La permanence de première ligne recevait toutes les informations des équipes
sur le terrain, assurait une permanence téléphonique accessible via les numéros
de téléphone diffusés aux manifestants dans le double objectif de recueillir
des informations et de répondre aux questions concernant les droits des manifestants,
rediffusait les informations au besoin vers les permanences de deuxième ligne
et des frontières.
La permanence de deuxième ligne, constituée d’avocats, assurait le relais
avec les autorités judiciaires et veillait à l'assistance des manifestants
qui faisaient éventuellement l’objet d’une procédure judiciaire.
La permanence frontières a introduit et mené à bien des procédures devant
le Conseil d’Etat contre les décisions administratives prises par le Ministre
de l’Intérieur en matière d’éloignement du territoire de certains manifestants
1.4. Nombre de participants
Au total, à peu près 200 personnes ont participé aux équipes sur le terrain
et aux permanences de 1ère et 2ème ligne.
2. Moyens préventifs et répressifs mis en œuvre
2.1 Description des faits
Les jours précédant le sommet
Mercredi 12 décembre 2001
A 8 heures, arrestation des cinquante personnes qui occupaient pacifiquement
le CEFIC, un lobby pharmaceutique à Bruxelles (Auderghem). La Police fédérale
arrête tout le monde, emmène les occupants à l’ancien siège de la gendarmerie,
rue Croix de Fer puis, malgré leur résistance et l'action de solidarité devant
le bus, expulse les manifestants hollandais (à 17 heures). Il semble que
le Ministère de l’Intérieur ait pris contact avec le Ministère hollandais
pour la réception du bus à la frontière. Il n’y a pas eu d’actions juridiques
pour s’opposer à cette expulsion.
Une soixantaine de manifestants sans logement, provenant principalement
de France, mais aussi d'Allemagne, de Hollande, de Finlande et de Grèce, d'Australie,
de Slovaquie accompagnés par un petit groupe de Belges, occupent un bâtiment
administratif vide rue du Trône à Bruxelles.
Jeudi 13 décembre 2001
8 heures, rue du Trône à Bruxelles, les militants, français pour la plupart,
qui avaient ouvert un squat pour accueillir les manifestants, sont arrêtés,
menottés, emmenés à la caserne d’Etterbeek puis reconduits à la frontière.
L’arrestation est violente : les policiers réveillent les occupants en les
menaçant de leurs pistolets. Certains, qui tentent d’échapper aux arrestations
par la cour intérieure, sont ramenés sous la menace des armes à feu. Un témoin
qui ne faisait pas partie des occupants est également emmené. Certaines personnes,
sujettes à des crises d’épilepsie, seront relâchées plus tôt que les autres.
La police aura préféré les libérer plutôt que de risquer de voir engager
sa responsabilité.
9 heures 30, frontière allemande. La Bundesgrenzschutz (brigade de Police
fédérale pour la protection des frontières) a installé un point de contrôle
(tentes et camions de police) près de Aachen sur la station service de l’autoroute
à Koeningsberg. Un convoi de bus de la DGB (fédération de syndicats allemands)
est arrêté et toutes les personnes sont systématiquement contrôlées. Cinq
personnes se voient délivrer un ordre d’interdiction de quitter l’Allemagne
(raison : couteaux à pain dans leurs affaires). D’autres points de contrôle
sont installés à d’autres lieux de passage vers la Belgique.
Pendant la manifestation syndicale, aucun incident n’a été déploré et les
forces de l’ordre ont été discrètes.
En début de soirée, certaines personnes qui entraient paisiblement dans
la station de métro Bockstael sont accueillies par des agents de la police
fédérale. Ceux-ci ont contrôlé leur identité et ont fouillé certains d’entre
eux alors que tout était calme. Seules les personnes ayant une tenue extérieure
« atypique » et celles qui les accompagnaient ont fait l’objet de ces contrôles.
Parmi elles, Céline Delforge, conseillère communale à Bruxelles.
Vendredi 14 décembre 2001
8 heures : Des activistes allemands avaient annoncé qu’ils franchiraient
la frontière à Aachen à 8 heures du matin pour se rendre ensemble à la manifestation
du 14 en refusant de montrer leurs cartes d’identité. N’étant pas en nombre
suffisant pour risquer un affrontement à la frontière et ayant pu constater
qu’ils n’avaient aucune chance de parvenir en bus jusqu’à cette frontière,
ils ont décidé de prendre, sans payer, le train Thalys à Aachen. La zone
qui sépare la frontière de la ville de Aachen était en effet complètement
bouclée par la police allemande qui gardait chaque carrefour et même chaque
entrée de chemin forestier. Les policiers allemands, bien qu’en nombre dans
la gare, ne leur ont pas interdit de monter dans le train mais ont contrôlé
quelques sacs et quelques identités. Au même moment, les policiers belges
se sont massés (20 fourgons IVECO) du côté belge de la frontière dans l’attente
des bus en provenance d’Allemagne. Les bus ont alors franchi la frontière
vides et se sont rendus à la gare de Liège, où les manifestants avaient décidé
de descendre du train pour remonter dans les bus. C’est là que la police
belge est intervenue et a bloqué les bus pendant plusieurs heures pour fouiller
et contrôler les identités. La permanence a immédiatement envoyé une avocate
de Liège qui s’est rendue sur place auprès des bus bloqués. Les manifestants
sont restés bloqués plusieurs heures car ils refusaient de décliner leur
identité.
Cette action concertée entre la police allemande et belge a donc été préférée
à la levée des accords de Schengen.
A Bruxelles, la manifestation, composée de 25.000 personnes, part du Petit
Château dans une ambiance festive et paisible vers 11h. Jusqu’à la place
Bockstael il n’y a aucun incident. La présence des forces de l’ordre reste
discrète.
Alors que le cortège dépasse la place Bockstael, un petit groupe d’environ
cinq personnes s’en prend aux vitrines d’une agence BBL, rue Marie-Christine,
232, et d’une agence Dexia, rue Stéphanie 170. La police, présente sur les
lieux, n'intervient pas.
Alors que la tête de la manifestation arrive sans encombre au lieu de rassemblement
à Tour et Taxis vers 13h30, en fin de cortège, un groupe de 20 à 30 personnes
s’écarte du parcours et brise, au Quai des Usines, les vitres d’un commissariat
et d’une Mercedes.
La fin du cortège arrive aux abords du site de Tour et Taxis. Les vitres
de quelques Mercedes stationnées le long de l’Allée verte sont encore brisées.
Vers 15 h, l'ensemble des manifestants est réuni sur le site de Tour et
Taxis.
Un cordon de policiers armés de casques, boucliers et matraques, épaulé par
une autopompe, se forme au niveau des bureaux de la KBC dans l'avenue du
Port.
De nombreux fourgons et policiers en uniforme sont présents. Deux autres
barrages du même type se constituent rue Picard et avenue du Port au niveau
du Pont des Armateurs, encerclant ainsi les manifestants de toutes parts.
Les manifestants souhaitant quitter le site sont systématiquement fouillés,
ceux dont le look déplait à la police voient en outre leur identité contrôlée.
La police, depuis les autopompes, profite de ces barrages pour filmer chaque
manifestant.
Des policiers en uniforme ainsi que des agents déguisés en casseurs pratiquent
des arrestations parfois brutales.
Vers 16 h 15, la tension monte. Rue Picard, un petit groupe allume un feu
autour duquel il se réchauffe.
Plus tard, les forces de l’ordre éteindront ce feu au moyen d’une autopompe,
arrosant au passage des manifestants.
Les cordons de policiers lourdement armés encerclent de façon plus rapprochée
les manifestants. Des pierres et différents projectiles sont lancés en direction
des forces de l’ordre. Les autopompes se mettent à nouveau en action et permettent
aux policiers de refouler les manifestants à l’intérieur du site de Tour
et Taxis.
Une autopompe arrose à plusieurs reprises les manifestants pacifiques et
tente de pénétrer à l’intérieur du site. Les manifestants ferment alors les
grilles du site, barricadant l’entrée. Finalement, la tension baisse et les
forces de l’ordre reculent progressivement dans la rue Picard. Elles reconstituent
le cordon policier un peu plus loin dans celle-ci.
Ce n’est qu’après plusieurs heures que les manifestants pourront quitter
librement le site.
Des fouilles et des contrôles d'identité auront néanmoins encore lieu dans
de nombreux lieux publics et notamment dans le train de Zaventem et le métro.
A l’issue de cette journée, une quarantaine de personnes ont été arrêtées,
dont un photographe de l'agence de presse alternative Indymedia, qui s’est
vu confisquer ses négatifs.
Peu avant 22 h, un rassemblement est improvisé devant les casernes d'Etterbeek
en soutien aux personnes qui sont encore détenues. Un membre des Legal Teams,
l’avocat Enrico DE SIMONE, constate que cinq personnes sont violentées par
des policiers. Il tente d'intervenir et est immédiatement arrêté. Il sera
maintenu en détention pendant 17 heures et fait actuellement l'objet d'une
information judiciaire.
Plus tard, la police, épaulée par une autopompe, charge la cinquantaine
de manifestants dans la rue du Deuxième Régiment de Lanciers et les refoule
vers le boulevard Général Jacques dont l'accès est bloqué par un cordon policier.
Les manifestants sont ainsi encerclés et obligés de s’asseoir sur le sol.
Ceux qui tentent de quitter les lieux sont maîtrisés et ramenés de force
vers le groupe assis. Les policiers interdisent l'utilisation des GSM. Plusieurs
fourgons arrivent sur les lieux.
Peu après, la RTBF et l’avocat Georges-Henri BEAUTHIER arrivent sur place
mais sont tenus à l’écart des manifestants. Ce n’est qu’après plus d’une
heure que les manifestants peuvent quitter les lieux.
Samedi 15 décembre 2001
Trois manifestations se sont déroulées :
A. Manifestation pour la paix
Aucun incident à signaler. La présence policière en uniforme est discrète
tout au long du parcours. Une dizaine de policiers en civil encadrent la
manifestation.
B. Manifestation anarchiste
La manifestation, partie vers 14 heures de la Porte de Hal, se déroule sans
encombre jusqu'au square des Blindés malgré la présence visible d’une dizaine
de policiers habillés en manifestants.
Vers 15 h 30, la manifestation tente de rejoindre la Street Party à la gare
du Midi.
- elle emprunte le Quai aux Pierres de Tailles, en direction de la rue
de Laeken. Mais, au bout du quai, la police bloque massivement l’accès à
la rue de Laeken et aux rues parallèles ce qui crée une zone interdite d’accès
pour les manifestants, restés totalement pacifiques.
- ce dispositif soudain oblige les manifestants à reculer, ce qu’ils
font dans le calme. Ils reprennent leur itinéraire en sens inverse mais sont
à nouveau bloqués par un barrage de policiers armés au Quai au Bois de Construction.
- sans chercher l’incident, les manifestants empruntent la voie restée
libre vers le Petit Château. Ils rejoignent le boulevard Neuvième de Ligne
où ils sont à nouveau confrontés à un déploiement impressionnant de policiers.
Des barrages de policiers bloquent l’accès de chaque pont le long du canal.
- au pont de la Porte de Flandre, ce déploiement agressif des forces
de l'ordre provoque une réaction de certains manifestants qui leur lancent
des projectiles (des gobelets de peinture rose, des pierres et un cocktail
Molotov). Un manifestant qui faisait mine d’uriner en direction du barrage
est violemment arrêté.
- les policiers, soutenus par des autopompes, chargent les manifestants,
les refoulant vers la gare du Midi. Quelques voitures de luxe et les vitres
d'une agence bancaire sont détériorées.
- à 16 h 20, le cortège rejoint finalement la Street Party à l’Esplanade
de l’Europe. Les vitrines d’une agence FORTIS sont endommagées.
C. La Street Party
Un rassemblement d’environ 3.000 manifestants est organisé sur l'Esplanade
de l'Europe.
Vers 16 h, la Street Party se dirige vers la rue de Mérode. La manifestation
anarchiste la rejoint peu après son départ.
Vers 16 h 30, de nombreux policiers en uniforme se positionnent en fin de
cortège et ferment la Street Party. Dans la rue d'Angleterre, les policiers
munis de boucliers et de matraques chargent la fin de la Street Party. Une
quinzaine de personnes prennent alors la fuite sans pouvoir rejoindre la
Street Party dans la rue de Mérode, les policiers en bloquant l’accès.
Les manifestants poursuivis, ainsi que des passants pris dans le mouvement,
sont attendus par huit policiers en civil armés de matraques télescopiques,
dans le haut de la rue d’Angleterre. Les policiers les ont frappés, mis à
terre et menottés. Une douzaine de personnes sont arrêtées et embarquées
dans des fourgons. L’une d’elles a le visage en sang et est emmenée en ambulance.
La Street Party continue son parcours mais est arrêtée par un cordon policier
épaulé par une autopompe entre la rue de Prague et la rue Guillaume Tell.
La manifestation emprunte alors la rue de Prague, à l’issue de laquelle elle
est définitivement arrêtée pendant plus d’une heure. Les issues de chacune
des rues environnantes sont bloquées par des cordons de policiers armés.
A 18 h 45, la police libère finalement le passage vers la Porte de Hal mais
reste très présente : le dispositif policier comprend au minimum 2.000 policiers
et plusieurs autopompes.
A 19 h 20, à la Porte de Hal, plusieurs membres des Legal Teams sont encerclés
par la police et sommés de présenter leurs papiers d’identité.
Vers 20 h, la manifestation se disloque définitivement.
2.2. Problèmes de légalité et de proportionnalité (loi sur la fonction de
la police, entraves à l'exercice des droits constitutionnels)
Que ce soit pour le contrôle d’identité, la fouille ou l’usage de la force,
quatre idées sous-tendent toute action des forces de l’ordre :
1) Le principe de légalité : l’objectif poursuivi par les forces de
l’ordre est-il légal ?
2) Le principe de nécessité : l’objectif poursuivi ne peut-il être atteint
d’une manière moins violente ?
3) Le principe d’opportunité
4) Le principe de proportionnalité entre le but visé et le moyen utilisé.
Les auteurs de la loi sur la fonction de police ont rappelé que « le respect
et la protection des droits et libertés individuels ainsi que le développement
de la société démocratique doivent toujours guider l’action des services
de police, même lorsque celle-ci implique le recours à la contrainte ».
On peut se demander si, dans le cadre des manifestations des 13, 14, 15
décembre l’intervention musclée de la police a été raisonnable et proportionnée
par rapport à l’objectif poursuivi. L’objectif de son intervention était-il
légitime ?
Tout au long des manifestations, les forces de l’ordre ne sont jamais intervenues
au moment où des dégradations se commettaient.
Le vendredi 14 décembre 2001, ce n’est que lorsque l’ensemble des manifestants
a rejoint le site de Tour et Taxis, dans le calme, qu’un déploiement impressionnant
des forces de l’ordre a pu être constaté.
Un gradé de la police justifie le positionnement de l'autopompe devant l'entrée
du site de Tour et Taxis de la manière suivante: "On veut attraper le noyau
dur qui a cassé les vitres. Si vous voulez quitter les lieux, vous n'avez
qu'à nous donner les casseurs" (cf. Le Soir du 15 décembre 2001).
Pour Freddy THIELEMANS, bourgmestre de Bruxelles, les opérations de la police
se justifient comme suit: "Pour Tour et Taxis, il s'agissait d'une poignée
de casseurs que nous étions parvenus à isoler" (Le Soir du 18 décembre 2001).
Les autorités expliquent n’avoir pas agi auparavant afin d’éviter des affrontements
dans la rue.
Elles justifient les contrôles opérés par la police par la volonté de ficher
les "casseurs" au niveau européen afin de leur interdire l'accès au territoire.
A cet égard, Philippe CLOSE, chef de cabinet du Bourgmestre de Bruxelles,
déclarait déjà le 28 juillet 2001 dans Le Soir: "Nos grosses demandes sont
déjà lancées depuis longtemps. Elles concernent essentiellement l'identification
des casseurs potentiels aux Etats membres".
Cette explication justifie-t-elle que durant la manifestation, quelques
personnes ont pu agir en toute impunité, alors que le déploiement démesuré
des forces de l’ordre sur le site de Tour et Taxis a eu pour unique conséquence
de provoquer les débordements prétendument non souhaités.
La poursuite de quelques manifestants ne peut justifier le contrôle et la
fouille systématiques de chaque manifestant. Mais n’était-ce pas le but initialement
recherché ?
De même, lors du rassemblement devant les casernes d’Etterbeek dans la soirée
du vendredi, il ne pouvait plus être question de rechercher certaines personnes
considérées comme indésirables. Les forces de l’ordre n’ont pourtant pas
hésité à déployer les mêmes moyens démesurés pour procéder à l’arrestation
d’un avocat membre des Legal Teams et maîtriser les personnes venues soutenir
pacifiquement les manifestants détenus.
Pourtant, le bourgmestre THIELEMANS s'est félicité: "Les forces de l'ordre
ont protégé le public, permis la libre expression et appréhendé les casseurs"
(Le Soir du 15 décembre 2001).
La liberté d’expression est-elle toujours possible si chaque citoyen se
voit contrôlé, filmé, fiché lorsqu’il désire s’exprimer, sous le prétexte
fallacieux de la recherche de casseurs ?
On peut s’interroger sur la proportionnalité et sur l'opportunité des mesures
d’encerclement de manifestants pacifiques et de charges policières lors des
événements des 14 et 15 décembre. L’objectif n’était-il pas de provoquer
une tension, une réaction agressive de personnes se sentant prises au piège
?
La liberté d'expression semble avoir ses limites même dans nos pays démocratiques.
Ainsi, le Ministre de l'Intérieur Antoine DUQUESNE a jugé "évident que la
Sûreté de l'Etat surveille les organisations qui ont appelé à manifester
lors du Sommet de Laeken" (Le Soir du 20 juin 2001). De même, le Ministre
de l'Intérieur a pris des mesures afin de dissuader les jeunes de certains
quartiers de participer aux manifestations: "[s]i la prévention de la violence
lors des sommets européens est avant tout un problème de maintien de l'ordre,
un volet préventif non policier y sera toutefois adjoint. D'abord, il sera
demandé aux communes concernées, qui toutes bénéficient d'un contrat de sécurité
et de prévention, d'accorder dans ce cadre une attention particulière aux
jeunes des quartiers sensibles afin que ceux-ci ne viennent pas grossir les
rangs des groupes extrémistes et autres casseurs qui tenteront de perturber
les manifestations pacifiques" (document Chambre 1448/012 du 6 novembre,
page 18).
Le bilan des trois jours de manifestation annoncé par la presse (Le Soir
du 18 décembre 2001) est le suivant : 120.000 manifestants, 4.400 policiers
par jour, 194 arrestations administratives, 18 arrestations judiciaires, 5
blessés légers parmi les forces de l'ordre, 2 blessés légers parmi les manifestants
(les témoignages recueillis par les Legal Teams font état de beaucoup plus
de blessés parmi les manifestants), vitrines brisées de 6 banques et d'un
commissariat, 15 voitures endommagées et un coût qui serait de près de 1.000.000
francs.
3. Les liens entre le pouvoir administratif et les corps de police
A deux reprises de graves problèmes de contrôle des autorités administratives
sur la police fédérale se sont présentés.
En principe les bourgmestres sont responsables du maintien de l’ordre sur
le territoire de leur commune.
A deux reprises au cours des manifestations, il s’est avéré que le police
fédérale agissait de façon autonome et ne donnait aucune suite aux instructions
de bourgmestres compétents qui étaient descendus sur le terrain.
Vendredi 14 décembre 2001, devant les casernes d’Etterbeek, la police fédérale
a obligé les personnes venues soutenir les manifestants encore détenus à
s’asseoir par terre. Comme la température était très basse et que cette scène
a duré plus d’une heure, plusieurs manifestants se plaignaient de douleurs.
Le Bourgmestre d’Etterbeek, monsieur DE WOLF, est arrivé sur place à la demande
de l’avocat BEAUTHIER. Il a demandé aux policiers fédéraux de rompre l’encerclement
du groupe assis par terre et de permettre aux manifestants de partir. Les
policiers fédéraux ont catégoriquement refusé arguant « qu’ils n’avaient pas
d’ordres à recevoir ».
Le samedi 15 décembre 2001, au cours de la Street Party des manifestants
furent bloqués par des policiers fédéraux aux environs de la rue de Prague.
Une autopompe bloquait la manifestation et des policiers fédéraux bloquaient
toutes les rues empêchant les manifestants d’avancer, de reculer et même
de quitter les lieux. Monsieur SIMONET, bourgmestre d’Anderlecht et chef
de la zone de police était sur place. La télévision a diffusé des images
de Monsieur SIMONET, en théorie responsable du maintien de l’ordre à cet
endroit, qui essayait vainement par téléphone portable d’intervenir auprès
de la hiérarchie de la police fédérale pour faire cesser cette situation.
Monsieur SIMONET a qualifié la situation, dans une interview qu'il a donné
ultérieurement, d’hérésie en termes de maintien de l’ordre. Monsieur SIMONET
n'a pas plus été écouté que son collègue DE WOLF.
Ces deux incidents montrent une tendance inquiétante d’autonomisation de
la Police Fédérale et/ou des disfonctionnements graves au niveau du contrôle
exercé par les autorités politiques et administratives sur les forces de
police.
4. Application de la loi sur la fonction de police
4.1. Arrestations administratives
Conformément à l'article 31 de la loi sur la fonction de police, les fonctionnaires
de police ne peuvent procéder à des arrestations administratives qu'en cas
d'absolue nécessité. Selon les auteurs de la loi, « il ne sera donc permis
d'y recourir que pour autant que les faits le requièrent (proportionnalité)
et qu'il n'a pas été possible d'atteindre le même résultat par d'autres moyens
(dernier recours) » .
Les 14 et 15 décembre, de nombreuses arrestations administratives arbitraires
ont été observées, tant par des agents en uniforme qu’en civil.
La plupart de ces arrestations n’étaient aucunement justifiées par l’absolue
nécessité.
De nombreux témoignages de personnes arrêtées administrativement font état
de pratiques policières pour le moins douteuses. Beaucoup de manifestants
ont été fortement encouragés à signer des procès-verbaux rédigés à l’avance,
dans une langue qui leur était parfois inconnue. Dans ces procès-verbaux
pouvaient figurer des autorisations de prises de photos, d’empreintes digitales,
voire même des aveux de dégradations et d’autres méfaits commis durant les
manifestations. Une remise en liberté plus rapide leur était promise s’ils
acceptaient de signer. En cas de refus, certains policiers n’hésitaient pas
à menacer d’arrestation prolongée ou de poursuites judiciaires, ceci sans
aucun contrôle d’un magistrat.
La quasi-totalité des personnes arrêtées, qui n'avaient commis aucun délit,
ont été photographiées, de gré ou de force, probablement dans le but de constituer
des fichiers préventifs. Ces pratiques constituent incontestablement une
atteinte au droit à la vie privée et au droit à l’image.
En ce qui concerne les conditions de détention, il y a lieu de relever de
nombreuses violations des droits fondamentaux. La plupart des manifestants
ont passé de longues heures dans des locaux non chauffés alors que les vêtements
chauds avaient, pour certains d’entre eux, été confisqués. Certains ont passés
douze heures sans recevoir ni à boire ni à manger malgré leurs demandes répétées.
De telles conditions confinent au traitement dégradant prohibé par la Convention
européenne des droits de l’homme.
Certaines personnes ont été arrêtées administrativement sans qu’aucune mention
ne figure dans les registres d’arrestation prévus par la loi. Certains ont
été emmenés dans des camionnettes de police qui ont circulé pendant plusieurs
heures (certains témoignages font état de huit heures) avant d’être relâchés
sans même être passés par le commissariat. Dans cette situation, les agents
de police semblent avoir agi de façon autonome sans aucun contrôle ni du
bourgmestre, ni du pouvoir judiciaire. De tels phénomènes rappellent, mutatis
mutandis, certaines observations faites à Gènes, ce qui est pour le moins
inquiétant.
4.2. Fouilles et contrôles
La police a pratiqué de nombreux contrôles et fouilles systématiques totalement
injustifiés. En effet, ceux-ci ne sont autorisés par la loi qu'au respect
de conditions strictes. Conformément à l'article 28 de la loi sur la fonction
de police, la police ne peut fouiller les personnes participant à un rassemblement
public que s'il présente une menace réelle pour l'ordre public et les personnes
qui accèdent à des lieux où l'ordre public est menacé.
Au cours des travaux préparatoires, le Ministre a fait remarquer que le
texte de cette loi impose clairement aux services de police de prouver, en
cas de litige, qu'il y avait des éléments objectifs pour procéder à une fouille
.
De nombreux contrôles et fouilles systématiques illégaux ont été observés
vendredi 14 aux abords de Tour et Taxis et le lendemain autour de la Street
Party.
Le 14 décembre, des cordons de policiers bloquaient la rue Picard et l'Avenue
du Port dans les deux sens après la dislocation de la manifestation. Toute
personne souhaitant quitter les lieux était soumise à une fouille, à un moment
où celle-ci ne présentait plus aucune menace réelle pour l'ordre public.
L'ordre public a indubitablement été troublé par quelques dégradations commises
sur le parcours de la manifestation. Mais ce n'est que longtemps après ces
troubles que ces contrôles ont été mis en place, prenant en tenaille les
personnes qui se trouvaient paisiblement devant Tour et Taxis et dont certaines
souhaitaient quitter les lieux.
Le samedi 15 décembre, des cordons de policiers locaux et fédéraux se sont
déployés notamment dans les rues Th. Verhaegen, De Thy, …, encerclant à distance
les participants à la Street Party. Des personnes souhaitant passer les barrages
pour reprendre leur train ou rentrer chez elles ont été fouillées et contrôlées
alors qu'elles revenaient d'une fête certes bruyante mais jusque là fort
"bon enfant", selon les mots du bourgmestre d'Anderlecht Jacques SIMONET.
Lors de la discussion de la loi sur la fonction de police, plusieurs parlementaires
ont, à juste titre, exprimé leur crainte quant au caractère provocateur des
contrôles d’identité systématiques ou orientés vers certains lieux ou vers
certaines catégories de personnes. Le ministre leur répondit que la loi ne
donne pas à la police le droit de contrôler sans restriction l’identité de
toute personne ayant l’air quelque peu suspecte. C’est pourtant ce qui a
été observé à de nombreuses reprises pendant ces trois jours de manifestations.
4.3. L’usage de la force
La notion de force doit être interprétée largement et comprend tous les
procédés par lesquels une personne est neutralisée, depuis la simple empoignade,
la clé de bras, jusqu’à l'homicide. Cet article vaut également pour tout
recours aux armes, à des moyens spéciaux tels les gaz lacrymogènes, les autopompes,
…
La police ne peut recourir à la force dans son sens large que pour poursuivre
un objectif légitime qui ne peut être atteint autrement. Tout recours à la
force doit être raisonnable et proportionné à l’objectif poursuivi.
On peut s’interroger sur l’utilisation des autopompes, la nécessité des
charges policières sur des manifestants pacifiques.
On doit également constater la violation manifeste du principe de proportionnalité
lors des nombreuses arrestations administratives. Notamment, lorsque des
policiers font irruption, pistolets au poings, au petit matin dans un squat
occupé pacifiquement par des personnes dépourvues d’armes.
5. Tentatives d'intimidation et de criminalisation des Legal Teams
A plusieurs reprises durant les manifestations, les membres des Legal Teams
ont subi diverses intimidations de la part des forces de l’ordre :
- Des policiers en civil, se présentant comme étant membres du "Stress
Team" de la police fédérale, ont apostrophé des groupes de Legal Teams afin
de les photographier. Ces policiers les y ont contraints au moyen de la force
: clé de bras, gaz lacrymogène, …
- D'autres ont été obligés de décliner leur identité. Il semble que les
policiers avaient en réalité l'intention d'arrêter une partie des Legal Teams
mais en ont été empêchés par les autres manifestants venus les soutenir.
Un de ces manifestants a été arrêté et frappé.
- Les membres des Legal Teams ont été tenus à l’écart des manifestants
confrontés aux forces de l’ordre.
- Tant des policiers en uniformes que des membres de la BSR habillés
en casseurs ont tenu un discours très agressif à l’égard des membres des
Legal Teams, tentant de les intimider aux moyens de
· menaces d’arrestation, de poursuites judiciaires, allégations mensongères
quant à des preuves de faits délictueux à leur égard, …
· coups : matraques, coups de bouclier, clé de bras, gaz lacrymogène,
…
· vexations : inutilité de leur présence, remarques moqueuses, …
- Des GSM et cartes SIM des membres des Legal Teams ont été confisqués
afin de couper tout contact entre eux et les permanences juridiques. De même,
des policiers ont arraché les autocollants reprenant les numéros de téléphone
des permanences juridiques apposés sur les vestes des Legal Teams.
- Maître DE SIMEONE, a été arrêté pendant 17 heures sans que son Bâtonnier
n'ait été averti. Il a comparu devant un magistrat du Parquet qui a clairement
fait référence à son activité comme membre des Legal Teams. Une information
a été ouverte notamment pour actes de rébellion en bande.
6. Les problèmes d’accès au territoire
6.1. Entrées en Belgique
La colonne « frontière » des Legal Teams a posé, plusieurs semaines avant
le sommet de Laeken, à la Commission européenne la question si la Belgique
avait demandé la suspension des accords de Schengen.
Les accords de Schengen visent notamment à supprimer tous les contrôles aux
frontières entre les Etats suivants : Belgique, Pays Bas, Luxembourg, France,
Italie, Espagne, Portugal, Allemagne , Grèce, Suède, Autriche, Finlande,
Norvège et Islande. Lorsqu’un Etat a l’intention de rétablir ce contrôle,
sauf urgence, il doit en référer aux autres Etats membres et justifier la
raison pour laquelle cette demande est faite.
La réponse de la Commission fut négative, la Belgique n’ayant fait aucune
demande en ce sens.
Des questions parlementaires ont été posées au Ministre de l’Intérieur quant
à ses intentions de suspendre les accords de Schengen. La réponse du Ministre
a également été claire : aucune suspension des accords de Schengen n’a été
introduite, mais le Ministre se réservait la possibilité de le faire, en
cas d’urgence.
Finalement, les accords de Schengen n'ont pas été suspendus, même en fait.
Un groupe de manifestants allemands, apparemment fichés dans le cadre de
manifestations organisées dans le cadre d’autres sommets européens, ont reçu
des décisions d’assignation à résidence. Certaines décisions de tribunaux
allemands ont levé ces assignations.
En Belgique, il s’avère que les autorités ont finalement exercé des contrôles
d’identités sur le territoire belge et non à la frontière, et ce afin d’éviter
de faire les démarches nécessaires à l'introduction d'une demande d'autorisation
de suspension des accords de Schengen évoquée ci-dessus.
Un problème s’est ainsi posé le vendredi 14 décembre, lorsqu’un car de manifestants
allemands a été arrêté à Liège et bloqué pendant une dizaine d’heures afin
de contrôler l’identité de chacun des passagers. Le car a finalement été
autorisé à repartir vers Bruxelles.
6.2. Remises à la frontière et expulsions
La première expulsion fut celle d’un manifestant Suédois qui collait une
affiche pour appeler à manifestation du 14 décembre. Ses amis n’ont pas prévenu
les Legal Teams. Ce n’est que le lendemain, après son retour en Suède, que
l’ordre de quitter le territoire est parvenu aux Legal Teams
La deuxième expulsion, collective celle-là, a visé de jeunes militants écologistes
hollandais qui avaient occupé le CEFIC.
La troisième expulsion, collective elle aussi, a concerné les militants,
français en majorité, qui avaient décidé d’ouvrir un squat rue du Trône pour
offrir des logements aux manifestants. Pour les Français, une demande en
révision a été adressée par recommandé au Ministre de l’Intérieur mais malheureusement
trop tard pour empêcher leur remise à la frontière. Pour les deux Australiens
et le Slovaque arrêtés le 13 décembre au squat de la rue du Trône, des recours
ont été introduits avec succès en extrême urgence au Conseil d’Etat.
La remise d’un ordre de quitter le territoire et la reconduction à la frontière
n’a juridiquement aucun sens pour des ressortissants français, si on considère
que les accords de Schengen ne sont pas suspendus. Le contrôle des frontières
n’étant pas instauré, ils pouvaient revenir en Belgique l’instant qui suivait
leur remise à la frontière, ce que beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs fait.
La colonne frontière a concentré son intervention sur le cas du groupe d’une
quarantaine de ressortissants étrangers arrêtés le 13 décembre à 8 heures
du matin alors qu’ils occupaient un immeuble inhabité de la rue du Trône.
Les quarante autres personnes ont été arrêtées administrativement et emmenées
aux casernes de l’ancienne gendarmerie, situées à Etterbeek.
Un dossier pénal a été ouvert à leur nom pour dégradations de biens. La
plupart d’entre eux n’ont toutefois pas été auditionnés. Le parquet a averti
le Ministre de l’Intérieur et plus précisément l’Office des Etrangers afin
d'envisager les mesures à prendre à leur égard. La décision de leur délivrer
un ordre de quitter le territoire, tant pour les étrangers européens que
pour les non européens a ainsi été prise.
La colonne frontière, en collaboration avec la permanence de deuxième ligne,
a entamé des démarches auprès du parquet afin de savoir ce qu’il advenait
de ces personnes. Des contacts ont été également pris avec l’Office des étrangers
(Ministère de l’Intérieur). Ceux-ci ont, pendant de longues heures, donné
l’impression aux avocats interlocuteurs qu’une négociation s’opérait et qu’un
arrangement était trouvé. Les contacts se faisaient sur le GSM des avocats
eux-mêmes. Cela n’a pas empêché l’Office des étrangers de n’avertir la colonne
frontière de la notification d’ordres de quitter le territoire qu’au moment
où l’expulsion était déjà en cours et que certains avaient déjà été ramenés
à la frontière.
La colonne frontière a introduit une demande en révision pour tous les étrangers
européens dont elle avait reçu le nom par leurs amis. Ces recours ont été
faxés et l’Office des étrangers averti par téléphone. Ces recours n'ont eu
aucune influence sur l’expulsion.
Il est à remarquer que les ressortissants des pays de l’Union bénéficient
d’un recours suspensif contre toute décision d’éloignement, cela tant en
vertu des directives européennes que de la législation belge du 15.12.1980
(articles 44 et 67 : « pendant la durée de l’examen de la demande en révision
aucune mesure d’éloignement du territoire ne peut être exécutée… »). Ce recours
est la demande en révision. L’Office des étrangers, alors même qu’il était
averti de l’introduction de ce recours suspensif, a poursuivi la procédure
d’éloignement.
Les ressortissants étrangers qui ne pouvaient matériellement pas être expulsés
immédiatement par la route ont été placés dans des centres fermés en attente
de leur expulsion.
Ce fut le cas notamment pour des manifestants grecs dont la colonne frontière
n’a pu obtenir les noms. Seules leurs arrestations ont été relevées par les
autres manifestants, mais leurs identités est restées inconnues. Le peu de
collaboration avec l’Office des étrangers ne se faisait que sur base de l’identité
complète de la personne arrêtée qui était donnée par l’avocat.
Seuls trois ressortissants non européens, dont la colonne frontière avait
été informée de l’identité, ont pu être libérés à la suite de recours en
suspension en extrême urgence introduits devant le Conseil d’Etat. Il s’agit
d’un manifestant slovaque enfermé au centre Inad à Zaventem et de deux touristes
australiens enfermés au centre fermé de Vottem (Liège).
Dans les attendus de son arrêt concernant le ressortissant slovaque, le
Conseil d’Etat a retenu que l’Etat belge avait violé la liberté d’expression
consacrée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Le Conseil d’Etat a ainsi considéré qu’il était reproché à l’Etat belge d’avoir
pris une mesure particulière, qui a pour effet d’empêcher le requérant d’exercer
les droits fondamentaux protégés par l’article 10, dont elle ne peut justifier
qu’elle est nécessaire, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre
public.
Dans son arrêt relatif aux deux ressortissants australiens, le Conseil d’Etat
a décidé que le motif invoqué par l’Office des Etrangers pour justifier l’expulsion,
à savoir une menace pour l’ordre public, ne reposait pas sur les éléments
du dossier. Au contraire, le Conseil d’Etat note que les manifestants, parmi
lesquels se trouvaient les requérants, étaient rassemblés pacifiquement.
Le Conseil d’Etat note encore que, même si le Ministre de l’Intérieur, et
à travers lui, l’Office des Etrangers, est particulièrement et légitimement
attentif à la prévention, encore faut-il qu’il agisse avec « discernement
et raison », ce qui n’avait pas été le cas en l’espèce.
Le Conseil d’Etat estime encore que l’Office des Etrangers n’a manifestement
pas fait la balance des intérêts entre d’une part le respect des droits fondamentaux
des requérants, et plus particulièrement de la liberté d’aller et venir et
d’autre part, la nécessité d’assurer l’ordre public.
Les conclusions tirées par la Colonne frontière de cette expérience de trois
jours sont triples :
1° L’Office des Etrangers a, de façon systématique, tenté de communiquer
un minimum d’informations en vue de rendre plus difficile l’intervention
de la Colonne frontière. Les informations, lorsqu’elles ont été communiquées,
l’ont été alors que des démarches en vue de l’expulsion étaient déjà mises
en place, ce qui rendaient extrêmement difficile toute réaction de la Colonne
frontière.
2° L’Office des étrangers a de manière illégale expulsé des étrangers UE,
alors que des recours suspensif (demande en révision) avaient été introduits.
L’Office des étrangers en avaient été avertis tant oralement que par fax.
3° Chaque fois qu'il a été amené à se prononcer sur les décisions prises
par le Ministre de l’Intérieur, le Conseil d'Etat a considéré que celles-ci
étaient illégales et que le Ministre n’avait pas agi avec discernement et
raison.
7. Le rôle de la deuxième ligne pénale
7.1. Description générale
Une dizaine d’avocats pénalistes du barreau de Bruxelles ont tenu, en rotation,
une permanence pendant les trois jours de 8 à 20 heures. La permanence s’est
tenue dans un lieu inconnu du public (un cabinet d’avocats). Le nom et les
GSM de ces avocats avaient été communiqués au préalable aux membres du parquet
de Bruxelles de permanence ces jours là.
La permanence avait pour objet de:
- s’informer de l’endroit précis où se trouvaient des personnes appréhendées
par les forces de l’ordre,
- prendre contact avec les autorités judiciaires et de police,
- connaître le type d’arrestation opérée et faciliter l’intervention
de la colonne « frontière » (arrestation administrative, judiciaire),
- relayer l’information vers la première ligne,
- alerter les autorités judiciaires de l’évolution de la situation en
cas d’événement majeur,
- permettre la désignation immédiate d’avocats chargés d’assurer la défense
des personnes appréhendées, notamment dans le cadre de la procédure de comparution
immédiate ou d’expulsion décidée par l’Office des étrangers.
A la suite de contacts préalables avec la magistrature, la deuxième ligne
disposait de liaisons directes par GSM avec les magistrats sur le terrain.
Ceux-ci se sont engagés, dans la mesure de leurs possibilités, à communiquer
des informations.
7.2. Interventions
· La deuxième ligne pénale a été informée de 69 arrestations administratives
et judiciaires par la permanence de première ligne. Pour chacune de ces arrestations,
la deuxième ligne communiquait par télécopie avec le magistrat responsable
de la réaction judiciaire. Neuf télécopies ont été envoyées à celui-ci, avec
les listes actualisées des personnes dont nous connaissions les noms et les
circonstances de l’arrestation. Environ une demi heure, une heure après cet
envoi, nous contactions le magistrat par téléphone afin qu’il nous confirme
l’arrestation et nous signale le type d’arrestation (administrative, judiciaire,
ou en vue de l’éloignement). Les informations reçues étaient transmises à
la première ligne, qui pouvait alors les relayer vers les manifestants.
· Une intervention dans les bureaux du parquet. Le procureur du Roi a
autorisé une avocate de la deuxième ligne à rencontrer trois détenus. Le
procureur du Roi souhaitait les placer sous mandat d’arrêt à la prison de
Forest. Après l’intervention de l’avocat, le procureur a choisi de les citer
en procédure accélérée (à ne pas confondre avec la comparution immédiate
!) et les a relâchés.
· Aux deux moments les plus houleux des manifestations de vendredi et
samedi (Tour et Taxis / Street Party), les avocats de la deuxième ligne ont
personnellement, via GSM, attiré l’attention des plus hautes autorités sur
le risque réel de voir la situation dégénérer et sur l’absurdité de certaines
interventions policières ressenties comme provocatrices.
7.3. Appréciation
212 arrestations administratives et judiciaires ont été rapportées officiellement
par la police (De Standaard, 18/12/2001, p. 3). Nous avons eu connaissance
de 33 % de ces arrestations. L'on peut considérer que c’est peu, mais cela
a déjà représenté un travail considérable. Toutes les informations reçues
étaient discutées « en ligne » par les avocats présents, afin d’en faire
une courte analyse juridique et de pouvoir réagir adéquatement. Ainsi, les
télécopies envoyées aux procureurs du Roi contiennent des demandes précises
et parfois complexes concernant certains cas individuels ayant particulièrement
attiré notre attention. Le fait que nous ayons eu connaissance de seulement
un tiers de ces arrestations signifie que les informations sur le terrain
ne suffisent pas. A cet égard, mais cela ne faisait pas partie de l’accord
conclu avec la magistrature, l'on pourrait à l’avenir souhaiter que le parquet
nous communique également des listes de personnes arrêtées, ainsi que le
type d’arrestations.
La collaboration avec la magistrature a bien fonctionné. Il faut rappeler
que la procédure pénale belge ne prévoit pas l’intervention de l’avocat avant
que la personne poursuivie entre en contact avec un juge. Dans l’expérience
de la deuxième ligne pénale, les interventions nombreuses des avocats montrent
qu’une évolution a vu le jour à cet égard. Il faut également rappeler que
c’est le magistrat qui a télécopié les décisions de l’office des étrangers
qui ont permis à la colonne frontière d’introduire les recours au Conseil
d’Etat avec le succès qu’on sait. En revanche, la deuxième ligne n'a obtenu
aucune information concernant les nombreuses autres explusions.
Pour l’avenir, une meilleure collaboration, dans les limites respectives
de nos propres tâches, peut s’envisager avec la magistrature. La concertation
préalable devrait être approfondie. Les magistrats, lors d’une réunion d’évaluation
tenue quelques jours après les manifestations, nous ont également signalé
qu’un procès-verbal d’information avait été établi par la police de Bruxelles,
concernant les Legal Teams. Nous avons convenu de nous revoir quelques mois
plus tard, à froid, afin d’évaluer la situation et de leur communiquer notre
rapport. Enfin, la deuxième ligne, de concert avec le Bureau d’Aide Juridique
du Barreau de Bruxelles a organisé et mis en place la défense de trois Allemands
poursuivis devant le tribunal correctionnel pour rébellion et rébellion armée,
préméditée et en armes. Il s’agit d’une partie des événements de Tour et
Taxis.
8. Conclusions générales
A ce stade, il est prématuré de tirer des conclusions définitives. Actuellement,
notre ambition est de lancer une réflexion qui permette de formuler les bonnes
questions. Le présent rapport vise à être le point de départ du débat. En
effet, quelques questions et pistes de réflexions résultent de l'expérience.
On peut affirmer que les Legal Teams ont rempli leurs rôles de manière satisfaisante
(diffusion de l’information / soutien juridique aux manifestants / observation
et médiation / défense). Les interventions ont eu des fortunes diverses,
certaines ont été une réussite, d’autres n’ont pas abouti. Le nombre de
personnes ayant participé au projet, la diversité de celui-ci ainsi que son
impact médiatique sont les preuves de son succès. Cela n’a d’ailleurs pas
échappé à la police qui semble avoir assez mal supporté le contrôle démocratique
original que les Legal Teams ont organisé.
Les Legal Teams apportent une ébauche de réponse démocratique et citoyenne
efficace à la criminalisation des groupes de manifestants de tous bords.
Depuis les sommets de Nice, Göteborg et Gênes, une stratégie de la tension
et de la provocation soutenait l’approche policière du maintien de l’ordre
lors des manifestations. A Bruxelles, on a pu constater que cette approche
était toujours de mise. Pourtant, ainsi qu'il a été dit, il n’y a pas eu
de débordements policiers aussi terribles que ceux qui s’étaient produits
dans d’autres pays. Néanmoins, des questions et de graves problèmes démocratiques
subsistent et de multiples violations de la loi sur la fonction de police
peuvent être dénoncées.
Les Legal Teams seront très attentifs au déroulement des procédures en cours,
notamment celle qui concerne trois Allemands et est fixée devant la 50ème
chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, ou celle initiée contre les
Legal Teams eux-mêmes. Par ailleurs, un groupe de suivi particulier observera
l’affaire de Me DE SIMONE. De plus, un groupe de travail a été créé pour
organiser une réaction juridique et/ou politique au fichage, mais aussi pour
faire le point sur les plaintes déposées contre la police, et en assurer
la coordination et le suivi.
En tout état de cause, les Legal Teams continueront leur tâche de contrôle
démocratique de la police. En effet, l’attitude des forces de l’ordre nous
a semblé assez loin de la « stratégie de la fraternisation » avec les manifestants
vantée par le Premier Ministre et le Bourgmestre de la ville de Bruxelles.
Si certaines manifestations se sont bien déroulées, d’autres ont été l’occasion
d’une démonstration superflue de force, au mépris de la liberté d’expression
et de l’intégrité physique de citoyens pacifiques, et cela est inacceptable.
Ainsi que le Conseil d’Etat l’a dit à l’occasion des recours introduits par
les Legal Teams, « il faut que l’autorité justifie que [les mesures de répression
ou de prévention] sont nécessaires au regard des valeurs et droits fondamentaux
d’une société démocratique » et « il n’est pas reproché à l’autorité de poursuivre
les auteurs d’infraction […] mais bien d’avoir pris une mesure particulière
[…] dont elle ne peut justifier qu’elle est nécessaire, dans une société
démocratique, à la défense de l’ordre public » (C.E., n° 101.887, 14 décembre
2001 et C.E., n° 101.888, 15 décembre 2001, Journal des Procès, n° 430, 8
février 2002, pp. 25-29). C’est bien de cela qu’il s’agit : non pas une crispation
autour de valeurs démocratiques en danger mais une stigmatisation du comportement
disproportionné de l’autorité quand il s’agit de réprimer les associations
anarchistes, les gauches radicales ou les mouvements pour une autre mondialisation.
Il faut dès lors que l’autorité se départisse de son approche policière basée
sur une vision « holliganiste » des mouvements politiques.