Turbulences Brésiliennes
Le Parti des travailleurs (PT) du Brésil a développé depuis vingt ans une politique d’indépendance de classe tout en accumulant quantité d’expériences dans les luttes sociales et dans la gestion municipale, notamment à travers la"démocratie participative". Ces principes fondateurs viennent d’être bafoués à l’approche de l’élection présidentielle.
Daniel Bensaïd, 01.08.02.
Le Parti des travailleurs (PT) est né au Brésil de la vague des grandes grèves des métallurgistes de 1979-1980. Il est le résultat combiné de l’industrialisation massive des années 1970 qui a créé l’une des classes ouvrières industrielles les plus concentrées au monde (notamment dans la banlieue de São Paulo) et de la résistance démocratique à la dictature (notamment à l’encadrement du mouvement syndical par un code du travail inspiré de la législation mussolinienne). La constitution du Parti des travailleurs marque une rupture culturelle et historique par rapport aux traditions politiques d’un pays largement dominé par l’Eglise, les militaires et le populisme.
Indépendance de classe
Lors de ses premières participations électorales, au début des années 1980, alors que s’organisait la sortie négociée de la dictature instaurée à la fin des années 1960, le PT n’obtint que 3 % des suffrages en moyenne nationale, avec une pointe de 10 % dans l’Etat de São Paulo, liée à la force particulière du mouvement ouvrier et au rayonnement de son leader Luiz Inacio da Silva, dit"Lula". Ce fut cependant le point de départ d’une expérience d’indépendance de classe à l’échelle nationale dans un pays grand comme un continent, où l’armée et l’Eglise ont longtemps constitué les deux seules forces réellement centralisées, les partis politiques se réduisant à des coalitions de caciques, de potentats, et de clientèles à base locale ou régionale.
Né d’une montée impétueuse du mouvement de masse urbain et rural, le PT s’est implanté et développé tout au long des années 1980 au point d’être en situation d’emporter l’élection présidentielle de 1989. Cette progression s’est faite sur la base d’un engagement énergique du parti dans les luttes populaires. Sa plate-forme constitutive, sans définir un programme ni un projet stratégique précis, reflétait en effet les expériences des luttes récentes et exprimait un fort sentiment de classe ("travailleur, vote pour un travailleur") et un ferme attachement à l’indépendance politique de classe contre tous les compromis populistes d’association capital-travail au nom de l’intérêt national. D’autre part, ce parti, de masse mais pluraliste, était traversé de débats sur les questions ouvertes de la conception du socialisme, débats nourris d’expériences internationales (l’influence de la révolution cubaine) et portés par les différents courants de la gauche radicale (d’origine maoïste, trotskyste, castriste) partie prenante dès l’origine de la formation du PT.
(...) La reconnaissance des courants, la présentation de motions et résolutions contradictoires dans les congrès, la représentation des minorités dans les instances dirigeantes ont permis, jusqu’à ce jour, fût-ce bien sûr au prix de tensions et de conflits, le maintien de l’unité du parti, la légitimité du noyau historique des dirigeants syndicaux évitant une fragmentation en chapelles doctrinaires.
Démocratie directe et dualité de pouvoir
Au cours de ces vingt années d’existence, le PT a accumulé quantité d’expériences dans les luttes sociales, dans les institutions, et dans la gestion municipale. Il a notamment remporté à deux reprises les élections municipales de la principale ville (São Paulo) et dirige depuis plus de quatre mandats la capitale du Rio Grande do Sul, Porto Alegre. Dans un pays où les inégalités sociales sont brutales, le PT n’a pas échappé aux phénomènes de cooptation ou de corruption (ce qui lui avait valu de perdre la municipalité de São Paulo après un premier mandat). Il est donc intéressant de souligner que, contrairement à l’image que veulent donner les courants réformistes, c’est à Porto Alegre, où le parti est le plus à gauche et le plus radical, que sa légitimité est restée la plus solide. Non seulement, le parti y flirte depuis une quinzaine d’années avec la majorité absolue, mais c’est en outre le seul Etat où il a remporté l’élection au poste de gouverneur et conquis le gouvernement local. L’expérience du"budget participatif"visant à développer des formes de démocratie directe et une sorte de dualité de pouvoir entre les institutions légales et le pouvoir citoyen est devenue une référence largement étudiée et commentée. Enfin, en organisant les deux premiers Forum sociaux mondiaux (en 2001 et 2002), Porto Alegre est en quelque sorte devenu la capitale mondiale des résistances à la mondialisation capitaliste.
Dérive droitière de la direction
Avec les élections de l’automne prochain, le PT aborde probablement l’épreuve la plus périlleuse de son histoire. L’usure des élites, la crise que connaît le continent latino-américain, la réorganisation à l’ordre du jour entre le Mercosur1 et l’Uruguay (dans lequel le Brésil joue le premier rôle) et le projet de grand marché des Amériques (Zléa ou Alca), ouvrent une période de turbulences. A quelque mois des élections, Lula caracole en tête
des sondages avec environ 40 % des intentions de vote, alors que la candidate de droite fabriquée par les médias a sombré dans un scandale financier. Dans ces conditions, les classes dirigeantes mettent plusieurs fers au feu.
Fascinée par la possible victoire, la direction du PT s’emploie déjà à rassurer la bourgeoisie en passant une alliance contre les principes fondateurs du parti avec le Parti libéral, en donnant des garanties à l’organisation patronale, en rassurant le FMI sur la question de la dette, en renforçant ses liens avec la social-démocratie internationale2. Nul doute que ce cours, contraire aux principes constitutifs du parti, va provoquer de profonds mécontentements et déboucher sur une polarisation interne accrue, ainsi que l’annoncent d’ores et déjà les débats engagés.
Notes:
(2) En faisant de José Alencar, grand entrepreneur du textile et chef de file du Parti libéral, son candidat à la vice-présidence, Lula ne calmera certainement pas des classes dominantes pressées d’imposer au pays un nouveau tour de vis libéral, au moment où la crise socio-économique partie d’Argentine menace de s’étendre au Brésil et à l’Uruguay. Mais il prend le risque de désarmer les classes populaires face aux attaques du patronat et des propriétaires terriens.