UNE
AUTRE VOIE ETAIT POSSIBLE
***
De l'église et du pouvoir
Ce texte, premier de
cinq, est tiré du dernier livre de Roger Garaudy, L'avenir: mode d'emploi .
Garaudy est un personnage hors du commun. Né en Hôte malgré lui d'un camp de
travail hitlérien, il trouve à la libération dans le marxisme la méthode pour
analiser les contradictions d'une société, et, à partir de cette analyse, de
découvrir le projet capable de les surmonter. Il entre alors au parti communiste
car c'était alors, le moins mauvais. Il fut un des artisans du renouveau de ce
parti pendant de quarante ans, en fut renvoyé pour avoir dénoncé le dogmatisme
russe lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie et le fait que "l'union
soviétique n'est pas un pays socialiste".
Marxiste et protestant, il se convertit à l'Islam. Il est l'auteur de
plus de 50 livres, dont Karl Marx, La Liberté, Défataliser l'histoire, Grandeur
et décadence de l'Islam, Pour un réalisme du vingtième siècle, Pour un dialogue
des civilisations, Promesses de l'Islam, l'Antiaméricanisme et Appel aux
vivants. Son livre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne a défrayé
la chronique en France, où il fut condamné, et en Suisse où un libraire le
diffusant fut également condamné. Garaudy devient une curiosité honteuse pour
l'établissement français, et un héros dans le monde arabe. Ce livre, traduit en
14 langues, dont même le chinois, est peut-être celui qui, malgré les
condamnations, connu le plus de succès. Trajectoire peu banale et beaucoup de
défauts selon ses ennemis pour un français moyen.
Garaudy est également le fondateur d'une fondation
pour le dialogue des civilisations. Il a milité et continue de militer
activement pour ce dialogue qu'il définit comme un échange où chacun est prêt à
reconnaître qu'il peut manquer quelque chose à sa propre vérité, qu'il est donc
prêt à se remettre en question. Promoteur convaincu d'une philosophie de
l'acte, à l'opposé de la philosophie grecque de l'être adoptée par l'Occident comme modèle, il
souhaite la venue d'une nouvelle société qui ne soit plus une jungle
d'individus s'entre-dévorant, mais une société symphonique où chacun soit
responsable du bonheur de tous.
Le christianisme, comme l'islam et le marxisme ont besoin d'une
théologie de la libération. L'Occident a besoin d'une véritable Perestroïka qui
soit autre chose que la restauration du capitalisme et de son économie de
marché.
Dans son dernier livre, L'Avenir: mode d'emploi,
oeuvre autobiographique et de synthèse, il se livre à un bilan de sa vie, et
surtout, à un bilan de notre sociéte par une critique sans concession du
système et de son histoire. Il a de plus le mérite de proposer des solutions
pour réaliser ce dont, autant les élites corrompues du monde capitaliste, que
les religions complices de ces élites, nous privent: un monde meilleur, ici
et aujourd'hui, permettant à tous de vivre une vie digne et enrichissante.
La philosophie, fraternelle et responsable, de l'acte,
dont Garaudy se fait l'apôtre, est l'antithèse de celle de l'être, raciste et irresponsable, propagée par
Huntington, apôtre du choc des civilisations et de toutes les guerres et
désolations qui l'accompagnent, et théologien officiel de la doctrine de la
maison blanche et du gang des anciens colonisateurs. Il ne faut pas chercher
plus loin la hargne des adversaires de Garaudy, prêts à tout pour le
ridiculiser aux yeux de l'opinion, d'autant plus que, comme nous allons le
voir, il propose des solutions aux problèmes de notre société, solutions
permettant de rompre le cercle vicieux pervers dans laquelle elle est plongée.
Par la publication de ce premier texte, qui parle de la foi et de
religion, je ne cherche aucunement à provoquer des conversions, dans un sens ou
dans l'autre. Je veux montrer la collusion à travers l'histoire des églises
occidentales et du pouvoir, collusion qui a amené à une séparation de l'état et
de l'église suite aux révolutions européennes et qui a ouvert la porte à
d'autres excès: ceux de notre monde actuels, qui au nom d'un individualisme
forcené et de son corollaire, l'économie libérale, prive l'humanité d'un projet
constructeur issu de la contribution de chacun au service de tous.
Je le publie, et j'espère qu'il n'irritera pas les athées, de même que
j'espère qu'il invitera les croyants à une réflexion sur les valeurs qu'ils
donnent personnellement à leur foi par rapport aux dogmes et valeurs propagées
par les religions. Il y a une continuité entre ces cinq textes, continuité
autant historique que propre à la nature de l'homme. L'homme a en effet
toujours eu une foi, laquelle a trop souvent été dévoyée dans des religions
basées sur des dogmes. Cette foi peut être aussi une foi un l'homme ou une foi
dans ce l'homme fait, son nom n'a pas d'importance car une foi est toujours
quelque chose d'absolu que les mots ne peuvent pas caractériser convenablement,
tout comme ils ne peuvent pas caractériser convenablement l'infini.
Dans une société telle que la nôtre, qui fait de l'économie sauvage et
de l'accumulation des richesses un but en soi, alors que ce n'est que le moyen
utilisé par les élites pour réaliser leur main-mise sur les richesses de
l'humanité, cette humanité se retrouve coupée en deux. La plus grande partie en
est réduite à lutter pour sa survie immédiate tandis que l'autre partie n'a
aucun but. Seule une révolution des pensées peut permettre de réaliser un monde
meilleur, un monde où la foi, c'est à dire ce qui nous permet de dépasser les
frontières, retrouve sa place véritable par une symbiose symphonique des
cultures, au coté de la raison qui est la recherche des buts et de la science
qui est la recherche des moyens.
Ce premier texte parle de la foi et il montre comment cette foi fut
dévoyée en Occident, qu'elles étaient les alternatives et comment nous en
sommes arrivés à une société privée de but où seul compte l'accumulation des
moyens.
De trés large extraits de ce livre figurent ici.
a -- Les précurseurs: de Joachim de Flore au cardinal de Cues
Joachim de
Flore (1135-1202), moine calabrais du XIIe siècle, aborde le problème en sa
racine même: l'interprétation du christianisme qui avait régné en Europe, de
saint Paul à Constantin, des querelles du sacerdoce et de l'Empire pour la
primauté du pouvoir (Le pape ou l'empereur), jusqu'aux Croisades dont il connut
les fausses victoires (il rencontre Richard Coeur de Lion) et les plus dures
défaites (il avait 52 ans lorsqu'en 1187 Saladin reprend Jérusalem.)
Il fut éduqué
en Sicile à la cour de Roger II, où l'influence de la culture musulmane se
prolongeait après la fin de la domination arabe de l'île (1071) et où les
invasions byzantines n'étaient pas rares après le schisme de 1054 qui séparait
de Rome l'orthodoxie orientale.
En cet age d'or
de la Sicile, où se fécondaient les spiritualités de l'Orient, Joachim de Flore
eut pour premier mérite de dénoncer l'alliance millénaire de l'Eglise et du
pouvoir.
"
L'exégèse joachimite, écrit son biographe Henry Mottu, a tendance à renverser
la perspective paulinienne." En effet, Joachim de Flore met radicalement
en question:
1/ -- la continuité entre l'Ancien
Testament et le message inédit de Jésus: Jésus n'est pas " venu pour clore
l'histoire du salut mais pour l'ouvrir à son accomplissement." (id.
p. 326)
2/-
la prétention de faire de Jésus le Messie (Christ) attendu par les juifs, et,
par conséquent de faire de ce Christ le fondateur d'une Eglise qui, dira Saint
Thomas (Somme théologique I a, 2 ae. qu. 106) "durera jusqu'a la
fin des temps."
Joachim de
Flore n'accepte pas ce christianisme judaïsé par Paul. Il écrit même, pour marquer
les ruptures, un Adversus judeos.
Il souligne, au
contraire les étapes du salut: "Si la lettre de l'Ancien Testament a été
confiée au peuple juif, la lettre du Nouveau Testament le fut au peuple romain,
tandis que l'intelligence spirituelle qui procède des deux est confiée aux hommes
spirituels." (Concordia II, 1,7,9b).
La Trinité est
ainsi déployée dans l'histoire:
-- l'âge du Père est celui de la
Loi.
-- l'âge du Fils est celui de la Grâce.
-- l'âge de l'Esprit sera celui de la liberté. (C.V.84, 112 b c)
Cette conception de la Trinité fut condamnée en
1215 par le concile de Latran, car la troisième alliance constituait une
subversion de l'Eglise romaine et du pouvoir de son clergé; elle disparaissait
à l'âge de l'Evangile éternel (Apocalypse XIV, 6), où, Dieu étant tout en tous,
devenaient caduques les autorités antérieures: si l'Evangile se transformait en
Loi, même nouvelle, c'est tout le christianisme qui sombrerait dans un nouveau
judaïsme. (Tractatus
197. 2-3)
Contre le
paulinisme constantinien, Joachim de Flore représente le pôle apocalyptique des
Evangiles.
A ce titre il
est le précurseur d'une double ouverture du christianisme traditionnel.
1/ -- Non seulement celle du grand
refus de la théologie romaine de la domination qui s'exprima par la Réforme de
Luther, mais aussi par la révolution de Thomas Münzer, se réclamant de lui pour
ouvrir la perspective d'un monde sans Eglise, sans propriété et sans Etat,
projet si prémonitoire que Marx et Engels y verront le programme communiste le
plus radical jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'est à dire jusqu'à leur propre Manifeste
communiste (Engels: La guerre des paysans. Conclusion)
2/
-- La visée d'un universalisme de la foi. Joachim de Flore voyage à
Constantinople et rêve de rétablir l'unité de la foi après le schisme des
Eglises d'Orient.
Il pouvait trouver, chez les pères d'Orient, une première ébauche de sa propre vision: "Dans l'histoire de l'univers il y a eu deux grandes mutations, qu'on appelle les deux Testaments, l'un fait passer les hommes de l'idolâtrie à la foi, l'autre de la Loi à l'Evangile, un troisième séisme est prédit... " (Saint Grégoire de Nysse. Discours théologiques V, 15) qui pouvait se fonder sur l'Evangile de Saint Jean, fréquemment évoqué par Joachim de Flore, Jésus y prévient ses disciples:
"
J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter
maintenant. Quand viendra l'ESPRIT DE VERITE, il vous conduira vers la vérité
tout entière.... il vous annoncera les choses à venir. " (Jean XVI, 12-13)
Joachim de
Flore visite la Palestine, et imprégné, par son éducation première, en Sicile,
par la culture arabo-islamique, il retient l'idée maîtresses de cette
philosophie: Dieu n'a pas créé le monde une fois pour toutes et figé ainsi
l'histoire dans l'acceptation de l'être de droit divin, mais au
contraire dans un acte fondé sur la dignité de l'homme, sur sa
participation à l'acte créateur d'un Dieu qui "ne cesse de créer."
(Coran XXXV, 81). " Il commence la création et la recommence. "
(Coran X,4)
Ce dynamisme de
la création continuée et de la participation de l'homme habité par Dieu sera le
dénominateur commun, de Ramon Lull au Cardinal Nicolas de Cues, des théologies
de l'espérance aux théologies de la libération, de toutes les tentatives
d'oecuménisme véritable, c'est à dire total, unissant la foi de toutes les
familles de la terre.
Dante place
Joachim de Flore au quatrième ciel de son Paradis et y salue son esprit
prophétique.
* * *
Cette grande
espérance d'universalité véritable et d'unité de la foi revit, un demi-siècle
après la mort de Joachim de Flore, dans une autre île de la Méditerranée,
Majorque, où, malgré la reconquista, l'influence de la culture
arabo-islamique demeurait vivante.
Ramon Lull
(1232-1316), lui aussi, dut combattre intégrisme et répression: il naquit
l'année même où l'Inquisition était confiée aux Dominicains. Il avait 12 ans
lorsque les derniers Cathares étaient brûlés sur les bûchers de Montségur. Il a
42 ans lorsqu'en 1274 Thomas d'Aquin publie sa Somme théologique. Il a
59 ans lorsque les derniers croisés sont contraints à se rembarquer pour
l'Europe à Saint-Jean d'Acre, en 1294, après l'échec de la huitième Croisade.
Il meurt en
1316, mais sa pensée est condamnée comme hérétique en 1376 par le pape Grégoire
XI pour n'être réhabilitée qu'en 1419, par le Pape Martin V.
Son oeuvre est
dominée par un esprit missionnaire: il fait serment, dès sa propre conversion,
de "ne se donner ni repos ni consolation tant que le monde entier ne
louerait pas le Dieu trine et un." (Libre de contemplació, ch.358,
30). Et ceci, non par contrainte et violence mais au contraire en se faisant le
procurateur des Infidèles.
C'est pour
convaincre mieux qu'il inventa, en son Ars Magna, une méthode de pensée
universelle, sans rapport avec la logique d'Aristote et de saint Thomas, mais
qui constitue une première ébauche de la combinatoire de Leibniz poursuivant le
rêve d'une langue universelle.
De même que
Leibniz s'intéressait, pour atteindre ce but, à la langue chinoise et aux hexagones
du Yi-King, Ramon Lull traduit, en 1276, la logique du philosophe musulman Al
Ghazali, et, s'inspirant de la mystique des soufis écrit le Livre d'Evast et
de Blaquerne, à la fois roman et utopie, évoquant le cheminement spirituel
de l'homme mais aussi l'image d'une société idéale, englobant l'humanité tout
entière et assurant la paix de tous.
A partir de là,
l'homme va pouvoir se consacrer à la méditation et découvrir Dieu dans l'amour.
C'est le Livre de l'ami et de l'aimé. L'aimé c'est Dieu fait homme
et crucifié.
Pour convaincre
les musulmans, en 1307, à Bougie, il emprunte à ses interlocuteurs leurs
méthodes et leur langage comme l'ont montré les plus grands arabisants
espagnols, Julian Ribeira et Asin Palacios.
Il use même de
leur langue, écrivant en arabe, en 1270, son Livre du gentil et des trois
sages. Les trois sages sont un rabbin, un prêtre chrétien et un Sarrazin.
Le gentil est un athée qu'ils essaient de conduire à la foi.
Désespéré
d'abord par leurs divergences, l'athée les rejoint finalement dans une foi
commune lorsque l'un d'eux reconnaît: "Les hommes sont tellement enracinés
dans la foi qu'ont choisie pour eux leurs parents et leurs maîtres qu'il est
impossible de les en arracher." Par contre il existe une foi fondamentale
et première, à travers la diversité des cultures, et celle-ci est accueillie
par le gentil sans que les trois sages veuillent connaître laquelle des trois
religions il avait choisie. L'un d'eux dit en conclusion: "Nous devons
tirer profit de l'aventure que nous venons de vivre. Nous nous rencontrerons
jusqu'à ce que nous ayions tous les trois une seule foi." Ils font
ensemble le serment de porter cette vérité au monde "dès qu'ils seraient
unis par une même foi."
Au principe et au
terme de la vision de Ramon Lull, il y a l'amour par lequel l'être fini prend
conscience de son insuffisance par rapport à l'infinité à laquelle il aspire.
C'est le moteur de sa vie: être c'est agir pour dépasser sa
finitude, c'est à dire pour travailler à l'harmonie du monde en découvrant que
Dieu est en nous ce qu'il y a de plus intime et nous appelle à poursuivre son
oeuvre de création de cette unité de soi- même, du monde et de Dieu.
* * *
Le dernier
grand rêve d'universalité fondé sur la fécondation réciproque des cultures et
des religions, d'unité symphonique du monde et non pas d'unité impériale de
domination, en rupture donc avec l'ethnocentrisme romain puis occidental, fut
celui du cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) dans son livre: La Paix de la
foi, publié en 1453, l'année même de la prise, par les Turcs, de
Constantinople, capitale d'une monarchie de tradition romaine, dans un cadre
grec.
La victoire
turque eut, dans toute l'Europe, un retentissement considérable, car elle
apparut comme une victoire de l'Islam sur la chrétienté.
Au lieu de
faire appel à de nouvelles Croisades, le cardinal Nicolas de Cues eut l'audace
de répondre par la Paix de la foi, fondée sur deux principes
fondamentaux de tout véritable dialogue énoncés au chapitre 5 du livre:
1/ -- "aucune créature ne peut
embrasser le concept de l'unité de Dieu"
2/
-- "il n'y a qu'une seule religion dans la variété des pratiques
religieuses."
Il tend ainsi à
définir une foi fondamentale et universelle, dont l'unité est masquée par la
diversité des cultures dans lesquelles elle s'exprime: "Ce n'est pas une
autre foi, mais la même et unique foi que vous trouverez sous jacente chez tous
les peuples." (chap. 4)
Ce n'était pas
seulement l'exclusion de la Croisade, mais un changement même du rôle de la
mission: au lieu de pratiquer une colonisation culturelle de l'autre, le
missionnaire chrétien doit d'abord reconnaître Jésus vivant, présent et
agissant dans la diversité des cultes et des cultures.
De là le projet
de ce Concile universel de toutes les religions du monde fondant une paix
durable entre les peuples par la prise de conscience d'une foi commune
respectueuse de la diversité de ses approches, car "avant toute pluralité
on trouve l'unité" (ch. 4).
Et d'abord
l'unité profonde de l'homme et de Dieu, telle que l'avait conçue l'Eglise
d'Orient que Nicolas de Cues avait connue, non seulement par la lecture des
Pères grecs mais par l'expérience vécue qu'il avait de la foi orthodoxe lors de
son voyage à Constantinople en 1437.
Le premier
intervenant, après le grec, dans ce Concile, est un non- chrétien: un indien
qui proclame que les hommes "ne sont pas Dieu absolument mais Dieux par
participation." (ch.VII).
Le chaldéen souligne: "l'on voit dans l'essence de l'amour comment l'aimé unit l'amant à l'aimable." (ch. VIII).
Dès lors, dit Le Verbe dans La Paix de la foi. (ch.IX) les Arabes comprendront "qu'admettre la Trinité c'est nier la pluralité des Dieux."
Sur quoi, le Persan ajoute (ch.XI) que "de
tous les prophètes Jésus est le plus grand, il lui convient donc... d'être
appelé "Verbe de Dieu". C'est ainsi d'ailleurs que l'appelle le Coran"
(ch.XII).
Dans sa lettre
à Jean de Ségovie, archevêque de Césarée, du 28 décembre 1453, Nicolas de Cues
le félicite de se livrer à "l'étude critique du Coran": "il faut
plutôt dialoguer que guerroyer avec eux", et lui-même écrira en 1461, une Cribratio
Alchorani, étude critique du Coran où il recherche, sous les formules
conflictuelles, ce qui est en accord avec sa propre foi.
Il n'y a dans
cette recherche d'une foi fondamentale et première à travers la diversité des
religions, nul éclectisme: le cardinal Nicolas de Cues aborde ce dialogue à
partir d'une méditation profonde, (dans son livre sur La docte ignorance,
1440), sur la connaissance qui s'oppose à la philosophie grecque de l'être
et à la logique d'Aristote, car elle est fondée à la fois sur une conception de
l'UN qui n'exclut ni le multiple ni la contradiction, et une conscience aiguë
des rapports du fini et de l'infini, de l'homme et de Dieu, dont il avait eu,
dit-il, la révélation philosophique au cours de son voyage en Orient en 1437 et
1438.
Contre
l'aristotélisme et la logique de l'école, qui règnait de son temps, il formule
le principe de la coincidence des contraires.
La pensée n'est
pas pour lui un reflet de l'être, elle est un acte: celui de
l'être fini qui s'efforce de penser la totalité de ses relations avec les
autres, de prendre conscience qu'il n'est pas, en dehors de ces
relations avec les autres et avec Dieu.
Cette méditation
spirituelle s'enracine dans une réflexion mathématique sur la notion d'infini:
un triangle dont un côté serait infini, serait identique à une ligne droite, de
même que dans un cercle qui serait de diamètre infini, chaque segment de la
circonférence, courbe dans une figure finie, serait une ligne droite (I,§ 13).
De même un polygone dont on diviserait indéfiniment les côtés deviendrait un
cercle.
Ainsi toute
choses, pensées en fonction de l'Infini, de Dieu qui est "en acte tout ce
qui peut être", sont une dans leur altérité et leur multiplicité.
"Les
choses visibles sont des images de choses invisibles" (I, § 11) et la Docte
ignorance n'est autre que la foi, la vision de toute chose en Dieu, c'est à
dire dans la plénitude de ses relations avec le tout, et la conscience de son
rapport à l'infini. C'est de cette manière que, rejoignant Maître Eckhart, il
considère le temps: là encore, si l'on contemple l'histoire du point de vue de
l'infini: si l'on voit les choses en Dieu (qui est au delà du temps) le passé
et le futur ne sont que des extrapolations du présent; si bien que, comme
disait Maître Eckhart, "du point de vue de Dieu, le moment de la création
du monde, le moment où je vous parle, et celui du Jugement dernier sont un seul
et même instant." (Sermon 9)
En regard de
l'infini, l'instant est identique à l'éternité "car l'infini nous fait
dépasser complètement toute opposition" (chap. 16), comme la courbure du
cercle devient, à l'infini, ligne droite, comme le triangle. Il en est de même
pour toute forme et toute ligne: "l'infini est en acte tout ce que
le fini est en puissance." (I, chap. 13)
"L'infini
nous fait dépasser toute opposition" (chap. 16). "Tout est en Dieu et
Dieu est en Tout." (II, chap. 3) toute chose est dans toutes les autres et
n'existe que par elles. Tel est "le mouvement de connexion amoureuse qui
porte toutes les choses vers l'unité pour former, à elles toutes, un
univers" (II, chap. 10).
Nicolas de
Cues, dans une formule dont on attribue faussement la paternité à Pascal, dit
que "l'organisme du monde a son centre partout et sa circonférence nulle
part, parce que Dieu est circonférence et centre, lui qui est partout et nulle
part." (II, 12).
Dans la
perspective de cette unité des contraires, la mort du Christ est le gage de
l'immortalité.
Mais pour nous,
dans notre finitude, cette unité du multiple n'est accessible que par images:
toute figuration ou définition de Dieu le réduit à nos dimensions de créature
finie. Toute théologie est nécessairement négative: tout ce que je peux dire de
Dieu est inévitablement une idole. Je ne puis dire que ce qu'il n'est pas: rien
de fini au regard de l'infini.
Je ne puis le
saisir par concepts. Ainsi "la foi est le commencement de la connaissance
intellectuelle" (III, chap. 11) et aussi sa fin puisque la prise de
conscience de cette inaccessibilité en fait un postulat (à la fois nécessaire
et intellectuellement indémontrable). "Telles sont les vérités qui se
révèlent par degrés à celui qui s'élève à Jésus par la foi. Foi dont la divine
efficacité ne s'explique pas." (III, chap. 11)
La Docte
ignorance s'oppose à l'l'ignorance arrogante, comme le fut la
philosophie de l'être d'Aristote et comme le seront les philosophies de l'être
de Descartes et d'Auguste Comte.
Elle fonde la
Paix de la foi, avec sa compréhension de toutes les idolâtries: "les
gentils nommaient Dieu de diverses manières, du point de vue de la création
finie... tous ces noms sont des perfections particulières... ils le voyaient là
où ils voyaient ses oeuvres divines." (I.chap. 25)
Cet
universalisme sera détruit, un siècle plus tard, par la deuxième sécession de
l'Occident: après la philosophie de l'être qui s'exprimait chez Platon
et Aristote, celle qui s'exprima dans la raison technicienne de la renaissance.
L'Occident conçut alors une science ne visant que l'accroissement quantitatif
des moyens, et oublieuse de la recherche des fins.