Pourquoi
faut-il être absent d?Evian?
réflexion
autocritique sur les mobilisations anti-globalisation,
et leur
rôle dans les démocraties occidentales.
?
Le rituel
Aller
à Evian ; plus encore qu?aller à Gênes ou Barcelone la question est devenue un
rituel dans les milieux réformistes, gauchistes, anarchistes, ou
anti-globalisation. Plusieurs mois avant le déroulement du sommet du G8 à
Evian, elle se fait de plus en plus lancinante . La question même, sa
récurrence, indique déjà le vide de cette éventuelle présence. Qu?importe de
décrire quelle action on va y mener, dans quel objectif, ni surtout en quoi
cela s?inscrit dans une continuité de comportement ou d?action, l?important est
d?être à Evian, ou pas. La question se suffit à elle-même et devient vite
accusatrice, voire agressive, provenant d?un militant, si l?interlocuteur ne
répond sobrement et par l?affirmative.
Pour
l?essentiel des participants à cette mobilisation, cette présence devra
répondre à un refus romantique de l?ordre du monde, dont le sommet du
G8 symboliserait l?un des piliers. Romantique parce que ce refus provient d?un
raisonnement intellectuel, d?une séduction de l?idée avant tout, d?une
réduction des enjeux et des actions à une confrontation idéale. J?y reviendrai.
On
ne peut guère douter de la sincérité de chacun en la matière, d?une réelle
volonté de compassion avec les premières victimes de cet ordre du monde. Mais
il reste que cette sincérité n?amène qu?à une confrontation rituelle avec la
symbolique du G8. Rituelle parce qu?elle obéit à des codes très établis,
différents pour chaque groupe. Rituelle y compris dans les risques pris par les
manifestants au cours des rencontres avec les forces de l?ordre. Rituelle parce
qu?elle revient à intervalle régulier - quelle déception ce serait à la fin
d?un sommet de ne pas se donner rendez-vous au prochain. Rituelle parce qu?il y
a une véritable délectation, un profond plaisir à se retrouver quelques heures,
quelques jours au plus, entre communiants d?une même utopie, et je connais bien
ce plaisir.
?
La valse des icônes
La
force et la présence du rituel permet d?occulter toutes les autres questions. A
rechercher le rôle et l?impact d?un sommet du G8, quelle devrait en être alors
la réponse la plus appropriée ? Mais surtout qu?est-ce qui, dans l?impact du
G8, nous impose le rituel de la confrontation idéale 1 à 2 fois par an ? De
quoi nous détourne-t-il ?
Le
G8, l?OMC, les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale), les
méchantes multinationales sont devenues nos cibles. Mais surtout nous en avons
fait nos cibles. Il y a une photo prise à Seattle pendant le blocus de l?OMC en
novembre 99. Cadrée en plongée, on y voit un flic américain caparaçonné des
pieds à la tête, matraque et masque à gaz, immobile et le regard froid, à ses
pieds une jeune femme est assise en tailleur, les mains jointes, elle évoque le
courage d?une résistance non-violente. Cette photo peut raconter une situation,
un avant et un après. Mais nous ne voulons plus voir le hors-champ. Nous
recherchons ce qui n?est plus qu?une icône, une figure idéale. Un robocop froid,
bras armé de l?OMC, protecteur de l?ordre du monde. Nous lui enlevons
sa réalité pour construire l?iconographie d?un combat idéal, pour nous
construire un ennemi rassurant parce que conforme à nos fantasmes. Je le
regrette d?autant plus que j?ai pris cette photo et que je connais, là, le
hors-champ. A reproduire les rassemblements nous ne construisons plus que ce
rituel romantique et il n?y a rien à gagner ainsi contre des icônes, contre des
photos, contre nous-mêmes.
Ce
besoin d?icônes, de figures simples du mal, de confrontation idéale, cette
photo de Seattle nous détourne de l?essentiel : Quel est l?état du monde qui
permet la domination des institutions de Bretton Woods ? Quel est l?état du monde
qui permet l?émergence des multinationales ? Quel est l?état du monde qui ouvre
à l?invention des OGM ? Quel est l?état de la société qui crée la nécessité du
G8 ? Qu?est-ce qui fonde ces figures, quel est le hors-champ, qu?est-ce
qui est derrière le spectacle et lui donne sa raison d?être ? Nous ne sommes
même plus à nous poser ces questions. Nous en sommes à reconstruire
régulièrement la figure de nos ennemis, à faire valser les icônes, un coup le
G8, un coup l?UNICE, un coup Davos.
J?imagine
que les membres des communautés noires de Colombie qui sont venus en Europe de
janvier à mars 2001 pour témoigner n?ont guère le besoin d?iconographier leurs
oppresseurs. L?oppression existe parce qu?elle s?oppose fondamentalement à eux,
parce qu?elle détruit leur mode de vie. S?ils luttent contre les
multinationales pétrolières américaines, c?est qu?elles sont chaque jour
criminogènes de leur existence. Ce n?est pas notre cas. Notre vie quotidienne,
largement hors sol, s?accommode assez bien de ces
multinationales. Prétendre le contraire est profondément hypocrite. Et pour les
combattre, par compassion avec les colombiens, dans une résistance hors sol, nous
avons besoin de réduire les enjeux à de simples figures, d?en faire des icônes,
de nous inscrire dans une confrontation idéale, sans réalité.
?
Les trois sommets
Se
retrouver à Evian, dans cette seule définition, est le rouage bien huilé d?une
démocratie médiatique, en aucun cas le grain de sable qu?espèrent certains.
Outre le sommet du G8, on y trouvera donc le contre-sommet in, celui
d?ATTAC et des grandes ONG, des réformistes, des verts et des communistes
lorsqu?ils sont dans l?opposition. Ce sera celui des propositionnels, que le
véritable sommet commence à écouter dans ses requêtes les plus acceptables, c?est-à-dire
les plus inoffensives. Il est certain qu?une grande porosité existe entre le
sommet et le contre-sommet in, permettant aux uns d?apprendre le
vocabulaire nécessaire à la soumission ultérieure de l?opinion, permettant aux
autres d?approcher les antichambres du pouvoir, de se préparer à la cogestion.
On
trouvera également à Evian le contre-sommet off, celui des
radicaux, des vrais gauchistes, des anarchistes, des autonomes. Le sommet leur
laissera un bac à sable, pour jouer. Ils feront un village, ou même des
villages, pendant trois jours ou une semaine pour montrer que l?on peut vivre
autrement. Il n?y aura pourtant aucune réalité à Evian. Ce sera pour beaucoup
une projection artificielle pendant trois jours de ce qui restera toute l?année
un fantasme. Ce sera pour quelques uns la reproduction artificielle - parce que
face aux G8 et autres propositionnels, sourds à ce témoignage - d?un équilibre
de vie attaché à d?autres lieux qu?Evian. La plupart manifesteront leur
opposition, radicale et non-violente. Ils montreront malgré eux que la
démocratie fonctionne, qu?elle accepte la présence des opposants, même les plus
turbulents, et qu?elle sait aussi les réprimer lorsque les limites, communément
admises,
sont dépassées. Ils seront utilisés comme caution médiatique d?un système
démocratique, que le G8 représente, qui a besoin d?opposants fussent-ils
énervés dans un bac à sable, pour valider complètement ses décisions.
Anticipant
sur les manifestations du 15 février contre la guerre en Irak, Tony Blair
annonçait le 14 qu?elles seraient preuve d?une véritable démocratie, libre
et juste jusque dans sa décision de faire la guerre ! Il précisait que les
manifestants pouvaient être un million, ils seraient toujours moins nombreux
que les victimes de Saddam. Il a tristement raison. C?est une profonde erreur
d?attendre une quelconque légitimité du nombre de personnes rassemblées dans un
cortège ou un village de trois jours. C?est reprendre à son compte les règles
d?un système politique versé dans la manipulation médiatique, le contrôle de
l?opinion et le progrès des intérêts militaro-industriels.
Je
n?irai pas au sommet du G8 d?Evian, parce que je n?y suis pas invitée. Je
n?irai pas au contre-sommet in - je n?y suis pas invitée non plus
- parce que je me méfie presque autant de celui-ci que du premier tant il
travaille à l?accompagnement de la catastrophe et donc à son acceptation. Je
n?irai pas enfin au contre-sommet off, même si je suis
sûre d?y retrouver une forte illusion de liberté, de combat juste et de fraternité.
J?aurais participé au village, qui reste à ce jour pour moi un fantasme, pour
essayer qu?il ne devienne un folklore bio éthique alternatives et bignou.
?
Lorsque la fête est finie
Si
je devais réagir à la tenue du G8 à Evian - mais dois-je vraiment répondre au
G8 - si je devais répondre à la violence inouïe des membres de ce sommet, je
quitterai ma famille, ma maison, j?irai brûler Evian ou plus précisément le G8.
Je ferais le choix de l?action directe, certainement violente. Je n?ai pas ce courage,
je n?ai pas non plus le désespoir des vraies victimes qui m?amènerait à prendre
les armes, non par choix mais par survie.
Mais
je ne participerai pas pour autant à un rassemblement qui se fonde sur le
rituel et la nostalgie de résistances passées. La non-violence de Gandhi, les
rassemblements contre la guerre du Vietnam, le blocus de Seattle, sont utilisés
en vrac et parmi d?autres pour légitimer les mobilisations actuelles. Est-ce
pourtant possible de comprendre les différences et les spécificités entre
chacune de ces résistances et qu?elles répondaient précisément à des
oppressions et des situations distinctes ?
Les
rassemblements sont clonés les uns derrière les autres et lorsque la fête est
finie chacun reprend ses habitudes. C?est quelque chose de traverser la France,
brûler du pétrole, prendre tout un week end, pour aller crier ?tous ensemble?,
agiter des masques, à gaz ou pas, sous le nez des flics, pendant trois jours.
Pourquoi aller à Evian ? Pour réclamer d?être entendu du G8 et intégré aux
inflexions sociales, ou pour retrouver le plaisir romantique d?une résistance
non-violente et radicale, debout face aux puissants ? Le sommet du G8 ne
tombera pas face au village anticapitaliste, il sait désormais jouer de cette
opposition pour renforcer son argumentaire démocratique. Tomberait-il qu?il
serait remodelé en une institution plus fine, plus présentable, un G8 durable.
L?évolution de ces institutions et de leur vocabulaire depuis cinq ans, depuis
la reproduction régulière des contre-sommets anti-globalisation, devient
significative de souplesse et d?adaptation. Cela indique que le G8 est aussi
une cape rouge qui s?agite sous nos yeux, remplaçable au besoin. Mais surtout,
s?il devait réellement être la cible, le G8 ne pourrait tomber que sous les
coups de personnes déjà, ou encore, prêtes à vivre sans ce système, et pour qui
il constitue véritablement un obstacle. Je ne crois pas que cela soit
profondément notre cas. Avant d?aller sur le gazon d?Evian, posons-nous la
question de savoir ce que le G8 détruit de si indispensable dans nos vies,
aujourd?hui. Cela supposerait de savoir répondre à une autre question : Que
voudrions-nous conserver de ce monde-ci ?
?
Enrayer la catastrophe
Bien
sûr, la réponse à apporter à Evian est de se soustraire à l?emprise de la
catastrophe, et pas seulement durant trois jours. Cela demande d?en comprendre
la nature même, de comprendre notre rôle fondamental dans sa progression. Cette
catastrophe, technologique, industrielle, se nourrit de notre acceptation
quotidienne bien plus qu?elle ne freine face à notre opposition rituelle. Si
nous avons un rôle à jouer pour enrayer l?artificialisation du monde, cela ne
peut être en jouant au chat et à la souris avec les membres du G8, mais en
comprenant combien notre quotidien nourrit cette artificialisation, en
commençant par enrayer ce lien. Chaque action, si action il doit y avoir, menée
directement contre les piliers de la catastrophe ne sera alors qu?une
conséquence, un geste logique dans une survie quotidienne. Ces actions auront
alors un sens.
Si
nous travaillons chacun sur l?état du monde, sur le hors-champ, sur ce qui
fonde la catastrophe, si nous ré-ancrons profondément nos vies dans le sol, si
nous savons retrouver ce qui partout dans les pays en développement disparaît
chaque jour, produire et échanger localement notre nourriture, nos vêtements,
nos maisons, nous reconnecter avec les autres et notre environnement,
ré-apprendre des gestes et des métiers nécessaires à notre survie, à notre
autonomie, nous réorganiser politiquement, casser localement les institutions,
alors je ne doute pas que des actions quotidiennes harcèleront le G8 et
consorts qui ne seront plus des icônes mais de véritables menaces. Nous ne
répondrons plus alors au spectacle, au jeu des sommets et contres-sommets. Nous
agirons directement là où la catastrophe progresse contre nous, où elle détruit
nos vies. Evian est une scène, un théâtre, certainement pas un de ces lieux de
lutte.
Zoé
Wasc, février 2003