Criminalisation des luttes Isabelle
Stengers, professeur de philosophie à l'ULB : C'est là à la Ligue des Droits de l'Homme que, en tant que citoyenne, j'ai rencontré la manière dont la justice peut servir à faire taire un problème. La justice, dont le droit, que je sache, a été constitué par des luttes, des luttes sociales, des luttes politiques, est amnésique de ce qui l'a constituée, devient l'instrument d'un silence imposé sur les nouvelles luttes. J'ai toujours été frappée quand je lis des exposés de droit, par la manière dont l'histoire est racontée. Tout se passe comme si l'histoire du droit, résultat du déploiement anonyme d'une rationalité du droit, pas du tout des luttes qui ont fait que certaines causes sont devenues inscrites dans le droit et légitimes en elles-mêmes. Donc, je crois qu'il y a vraiment, et y compris dans les universités, de luttes à mener sur la manière dont on enseigne le droit ou sur la manière dont on parle du sujet de droit qui se rend compte de ceci, qui se rend compte de cela. ( ) Pour résister au désespoir, pour le possible, il faut se souvenir, il faut se nourrir du souvenir de luttes qui ont fait cette démocratie. Tout ce que nous avons conquis, nous le devons aux luttes. Et le seul honneur que je revendique pour la démocratie, c'est d'avoir rendu ces luttes possibles. C'est ce combat-là, alors que les luttes se renouvellent sans cesse, qu'il faut prolonger. Si les luttes s'arrêtent, la démocratie change de nature immédiatement. Je
crois véritablement qu'une démocratie se juge à
la manière dont elle admet que la réussite démocratique
par excellence, ce sont les mouvements de citoyens intéressés.
Pas la citoyenneté en général, mais les mouvements
activistes qui rendent perceptibles de nouveaux problèmes, qui
compliquent les calculs que l'on peut dire idéalistes du "
ça s'arrangera de soi-même si on tient bon ". Ce sont
ces luttes qui fabriquent du savoir, qui fabriquent du sens à
partir de ce qui devait s'arranger par soi-même. Les luttes sociales
donnent lieu à la production de savoirs populaires, de savoirs
véritablement démocratiques. Le rôle de ces luttes
multiples est de rendre sensible, rendre perceptible, et au fond, de
produire de la réalité. |