Droits des victimes - Affaire "Dutroux, Nihoul & consorts" Un discours public cadenassé Au début, l'affaire Dutroux n'était pas une affaire, tout au plus un gros fait divers. Toutes les petites filles et jeunes filles disparues en Belgique, et dont les visages étaient reproduits à des milliers d'exemplaires sur des avis de recherche, avaient donc été enlevées par un même pervers, aidé d'une poignée de complices. Surprenant, d'accord, mais rien de polémique là-dedans. Au fur et à mesure que l'enquête avance, cependant, il apparaît de plus en plus clairement que le fait divers risque de prendre une ampleur insoupçonnée. La petite bande à Dutroux ne serait que la partie émergée d'un iceberg pédocriminel constitué en réseaux et rassemblant du beau monde. La presse fait ses choux gras de cette perspective, la presse à sensation fait son boulot (elle exagère), et le pays est en émoi. La première vraie polémique intervient avec le dessaisissement du juge Connerotte, qui donne lieu à la Marche blanche. C'est là que naît la division factice entre le camp de la raison et celui de l'émotion. Des centaines de milliers de gens défilent dans les rues de Bruxelles, dans un climat où l'émotion est effectivement très présente, pour exprimer leur incompréhension, toute rationnelle pourtant : voilà un homme qui obtient des résultats là où tout l'appareil judiciaire pataugeait depuis des années, et c'est lui que l'on sanctionne ? Certains chuchotent même que c'est précisément parce qu'il a obtenu des résultats qu'il est mis à l'écart. Rien de tout cela, réplique le camp autoproclamé de la "raison", qui applaudit dans le dessaisissement de Connerotte la décision d'une justice sereine qui ne se laisse pas influencer par la populace échauffée. Les choses se tassent un peu pendant les travaux de la commission parlementaire "Dutroux, Nihoul et consorts", censée calmer le jeu et dégager des responsabilités. Plusieurs intellectuels critiquent déjà ce qu'ils perçoivent comme une mise en spectacle des rouages démocratiques, mais leurs voix se perdent dans le tumulte des découvertes parfois ahurissantes de ladite commission. Ce n'est que début 1998, un an et demi après l'arrestation de "Dutroux, Nihoul et consorts", que la bombe éclate réellement. Lorsque le quotidien De Morgen révèle que les enquêtes sur les déclarations des témoins X ont été stoppées net en été 1997, une guerre s'installe dans l'espace médiatique belge. D'une part, De Morgen et Télémoustique, qui affirment avec force documents et témoignages à l'appui que les enquêtes sur les témoignages sous X ont été stoppées net lorsqu'elles se mettaient à avancer trop bien. Dans l'autre camp, à peu près tous les autres médias, Le Soir illustré et Au Nom de la Loi (RTBF) en tête, qui estiment que les enquêtes sont menées correctement, que les témoins X délirent, et que ceux qui les croient sont des tenants du "grand complot" qui se laissent malencontreusement guider par des émotions exacerbées. Au passage, encombrés par leur grande rationalité, ces tenants de la raison oublient de réfuter adéquatement les indices concrets de sabotage des enquêtes avancés par les "croyants", ils exagèrent les témoignages les plus sensationnels des témoins X, voire en inventent certains pour montrer à quel point il s'agit de "délires pornographiques". Pour décrédibiliser les accusations des témoins X, parfois trop horribles pour être entendues, tous les moyens semblent bons, y compris le mensonge. A
la longue, la loi du nombre aidant, le discours sur cette affaire commence
à être complètement verrouillé. Dans l'espace
public belge, médiatique comme intellectuel, une seule version
de l'affaire semble prévaloir : celle de Dutroux comme pervers
isolé, et de Nihoul comme escroc fanfaron qui passait par là
et qui a failli être la victime innocente de circonstances malheureuses.
Tout ce qui va à l'encontre de ce dogme est dans un premier temps
ridiculisé, puis ignoré dans un silence assourdissant. C'est dans ce contexte de plomb que resurgit de temps en temps une information judiciaire sur une affaire qu'on avait déjà presque oublié. Nihoul dispensé de Cour d'assises, Carine Russo renvoyée devant un tribunal pour une colère légitime ? Les juristes applaudissent, une nouvelle fois, la sérénité de l'institution judiciaire, heureux que l'émotion lui soit étrangère. Et gare à ceux qui osent critiquer ses sacro-saintes décisions : on ne remet pas en cause une décision de justice, c'est contraire à l'Etat de droit ! " Au contraire, " s'insurge Anne-Marie Roviello, " c'est un droit et même une obligation démocratique de critiquer les décisions de justice si des éléments factuels le permettent. Surtout pour les journalistes, qui sont censés dire le vrai. On confond à tort le fait de critiquer une décision et le fait de s'y opposer dans la pratique, de ne pas la respecter dans les faits. " Anne-Marie
Roviello est professeur de philosophie à l'ULB, où elle
enseigne notamment l'éthique et la philosophie de la communication.
Elle est l'auteur d'un livre au sujet de la désolation de l'espace
public dans le cadre de l'affaire Dutroux. Dans cet ouvrage, elle analyse
avec précision tous les mécanismes de la désinformation
et de la marginalisation de ceux qui continuent de poser des questions
gênantes. " Il est évidemment légitime de
faire preuve de prudence a priori, surtout lorsqu'on entend des accusations
aussi terribles que celles que portaient les témoins X. Mais
à l'épreuve des faits, il faut être capable de changer
d'avis. Au début, comme tous les intellectuels, je mettais en
garde autour de moi contre le populisme qui semblait émerger
dans le cadre de l'affaire Dutroux. Apparemment, l'étouffement de cette affaire n'empêche pas grand-monde de dormir. Dans un pays qui ne brille déjà pas par la richesse de son paysage intellectuel et de ses débats d'idées, l'affaire Dutroux n'existe carrément plus, elle est retournée à son statut de fait divers, une histoire sordide qui ne mérite pas que des intellectuels se penchent sur elle. Ceux qui s'y risquent s'exposent au discrédit. " Les intellectuels susceptibles de se positionner dans ce genre d'affaire sont en général des gens de gauche, plutôt libertaires, " explique Anne-Marie Roviello. " S'ils s'engagent dans cette affaire, on a vite fait de les assimiler aux tenants d'un retour de l'ordre moral, chose qu'ils veulent éviter à tout prix. C'est une forme d'intimidation, comme lorsqu'on accuse de populisme toute personne publique qui ose faire une déclaration qui va dans le sens de l'hypothèse d'un réseau pédocriminel. Même chose avec le "grand complot": du moment qu'on met en doute la version officielle, on est par définition un tenant du grand complot, qui inclurait tout ce que le pays compte de beau monde. " Mais, justement, sans grand complot, comment expliquer cette unanimité dans le dogme du "prédateur isolé"? " Un complot ne doit pas du tout être grand pour fonctionner. Il suffit que quelques médias et institutions soient infiltrés par le crime organisé, à quelques endroits stratégiques, pour que le système fonctionne. Pas question de fantasme à ce propos : tous les spécialistes du monde judiciaire, notamment au niveau européen, s'accordent à dire que la criminalité organisée infiltre les institutions, c'est un tout simplement fait. Pourquoi en serait-il autrement dans cette affaire ? Ces quelques points stratégiques peuvent faire suivre tout le reste. Dans les médias, ce n'est pas très compliqué à comprendre. L'affaire est devenue trop complexe et elle a duré trop longtemps. Rares sont les journalistes qui la maîtrisent encore, surtout dans un contexte d'urgence permanente. De plus, ils ne restent pas éternellement sur cette affaire. Il arrive que, suite à un coup de fil au rédacteur en chef, on demande à un journaliste de s'occuper d'autre chose. Donc, difficile pour eux de faire leur travail. Alors, il répètent ce qu'écrivent les autres, ils hurlent avec les loups. Ou plutôt, en l'occurrence, ils se taisent avec les loups. " En attendant, les jeux semblent faits. Il paraît peu probable que Nihoul soit renvoyé, en appel, devant les assises et que Marc Dutroux se mette soudain à faire des révélations fracassantes. L'affaire qui porte leur nom finira donc, comme tant d'autres, en fantôme qui continuera de hanter l'histoire politico-judiciaire de ce pays. Mais combien de fantômes peut abriter un si petit royaume ? |