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L'état de l'environnement dans
la Hague
La presqu'île de la Hague est située
au Nord du Cotentin, à l'Ouest de Cherbourg, dans le département
de la Manche. Elle abrite l'usine de retraitement de la Hague
mais également des zones de stockage de déchets
radioactifs. Depuis 1986, l'ACRO, association pour le contrôle
de la radioactivité dans l'Ouest, fait un suivi de l'état
de l'environnement. Pas rassurant.
L'ACRO (Association pour le Contrôle de la Radioactivité
dans l'Ouest), née à suite de la catastrophe de
Tchernobyl en 1986, vient de publier un rapport (1)
alarmant sur la contamination autour de l'usine de retraitement
des déchets nucléaires, gérée par
la COGEMA (2) , et le Centre de Stockage de la Manche (CSM),
géré par l'ANDRA (3) . Perdue tout au
bout de la presqu'île du Cotentin, à la pointe de
La Hague, l'usine COGEMA (4) extrait le plutonium des
déchets nucléaires français et étrangers.
Parmi ses clients, elle compte le Japon, l'Allemagne, la Suisse
et la Hollande. Attenant, le Centre de Stockage de la Manche (5)
accueillait tous les déchets faiblement radioactifs, mais
déjà plein, il doit être fermé pour
300 ans, ce qui correspond à un stockage de courte durée (6).
L'ACRO, équipée d'un laboratoire d'analyse, surveille
de façon régulière l'environnement dans cette
région et tente d'informer la population sur la situation.
C'est qu'il y a fort à faire car une véritable politique
du secret est menée par les exploitants, et les autorités
locales ne jouent pas leur rôle de contre-pouvoir. Qu'ont-ils
de honteux à cacher ?
Dans des documents à diffusion restreinte, contenant des
tables de contamination des nappes phréatiques, on trouve
des résultats intéressants pourtant. De février
1982 à février 1986, les teneurs en tritium (7)
varient entre 140 000 Bq/l et 440 000 Bq/l (8) selon les
piézomètres (9) les plus marquants, où
les prélèvements ont été faits. A
titre de comparaison, on trouve habituellement moins de 1 Bq/l
de tritium dans l'eau ; il provient des essais nucléaires
atmosphériques. Il est déjà notoire
que l'usine COGEMA de la Hague soit l'usine nucléaire la
plus polluante d'Europe par ses rejets autorisés dans la
mer. Avec un total de 38 920 TBq (38,9 1015 Bq) d'effluents liquides
par an, principalement du tritium, la COGEMA rejette dans la mer
environ 1 400 fois plus que la centrale de Gravelines en fonctionnement
normal (10). Apparemment cela ne suffit pas car les
nappes et les rivières, pour lesquelles ni l'ANDRA ni la
COGEMA n'ont d'autorisations de rejets, servent aussi d'exutoire.
Secret nucléaire
Jusqu'en mars 1986, les mesures de contamination au niveau des
piézomètres étaient régulièrement
communiquées aux membres de la Commission Hague (11)
; soudainement une partie de ces informations est devenue
secrète : tous les résultats internes aux sites
COGEMA et ANDRA disparaissent sans aucune explication. Sur 70
piézomètres, 31 deviennent classés "secret
nucléaire". Que s'est-il passé, à cette
époque, qui pourrait expliquer un tel comportement
? Tchernobyl, bien-sûr, est une hypothèse vraisemblable.
Il semblerait que les exploitants aient eu peur que les Français,
découvrant l'état de l'industrie nucléaire
à l'Est, aient commencé à se poser des questions
sur ce qui se passait chez nous. C'est vrai qu'il n'y a
pas de quoi être fier au vu des contaminations ! L'image
de marque du nucléaire français, sûr et propre,
risquait d'en prendre un coup. A partir de janvier 1988,
les résultats au niveau du piézomètre 702,
sur la commune de Digulleville disparaissent aussi, pour ne réapparaître
qu'en avril 1991, après demande insistante de la Commission
Hague. Comme par hasard, c'était le piézomètre
le plus contaminé en dehors du site et sa contamination
ne cessait d'augmenter depuis 1987.
La limite sanitaire, à savoir la limite entre "l'inacceptable"
et le "tolérable" (12) et non la limite
d'inoffensivité (13), est de 270 000 Bq/l. Cette limite
est parfois dépassée au niveau des nappes phréatiques
; il y a donc de quoi être inquiet. Il serait intéressant
d'étudier ce que l'on trouve dans l'eau du robinet des
villages des alentours, "rien" affirment en chúur
les exploitants. Peut-on avoir confiance ? Aussi bien la COGEMA
que l'ANDRA, publient des bulletins d'information qui contiennent
les résultats de leur surveillance. Ainsi, dans le numéro
de décembre 1989 de la COGEMA, on peut noter que du lait
est légèrement contaminé en tritium, avec
une valeur maximale pour le mois, de 20 Bq/l. Cet effort de transparence
est louable, car la population des environs est en droit de protester,
arguant qu'elle aimerait du lait non contaminé. Cependant,
si on va fouiller dans les résultats de surveillance laitière
remis à la Commission Hague pour ce même mois, on
y trouve une valeur de 180 Bq/l de tritium dans le lait. Une erreur
de frappe, sûrement ? Pas du tout ! l'ACRO a relevé
29 erreurs en cinq ans qui vont toutes dans le même sens
: sousestimer la pollution. Quant à l'ANDRA, avec un tout
nouveau bulletin trimestriel, elle semble suivre la même
voie ; on relève déjà une erreur sur les
contaminations des nappes phréatiques. De quoi perdre toute
confiance en ce que peuvent prétendre les exploitants.
Qu'ont-ils à gagner à tricher ? Ont-ils peur de
la réaction des consommateurs qui auraient pu découvrir
jusqu'à 480 Bq/l de tritium dans le lait ?
Pollutions radioactives
Pour savoir ce qui se passe maintenant, il faut donc se tourner
vers le seul laboratoire indépendant qui surveille régulièrement
ce site, à savoir l'ACRO. Le bilan publié dernièrement
ne nous permet malheureusement pas d'être optimiste. On
y retrouve pêle-mêle, du tritium, encore, mais aussi
d'autres pollutions radioactives dans des lieux où la COGEMA
et l'ANDRA n'ont aucune autorisation de rejet.
La rivière Ste Hélène, déjà
célèbre pour sa pollution, est toujours aussi
contaminée. Cette rivière prend sa source sur le
site de stockage et va directement se jeter dans la mer.
En 1991, l'ACRO avait tiré la sonnette d'alarme après
avoir détecté du césium (Cs137) à
des taux atteignant près de 4 000 Bq/kg de sédiments
secs (on trouve habituellement moins de 10 Bq/kg, dus aux essais
nucléaires et à Tchernobyl) et la COGEMA lui avait
publiquement ri au nez : "comme toujours l'ACRO multiplie
tous ses résultats par dix pour se faire de la publicité".
Il a fallu un essai inter-laboratoires (14) pour que la COGEMA
mesure les mêmes taux, admette la pollution et s'engage
à faire des travaux. Une canalisation oubliée entre
le site de la COGEMA et celui de l'ANDRA serait la cause
de cette pollution (il est inquiétant de noter que le site
de l'ANDRA est là pour 300 ans et qu'après 20 ans
les exploitants ont déjà des trous de mémoire...).
Aujourd'hui, avec des contaminations en Cs137 atteignant 2 000
Bq/kg, force est de constater que la pollution de la Ste
Hélène est toujours aussi alarmante. On trouve aussi
dans les sédiments d'autres radioéléments
artificiels tels que le césium134, le cobalt 60 et le rhodium
106, qui ne sont pas présents dans d'autres ruisseaux de
la région, le Grand Bel ou la rivière du Moulin
entre autres. Qu'a fait la COGEMA pour remédier à
cette pollution ? remué un peu de terre, bétonné
la source du ruisseau... et rien de plus.
Des mesures sur les mousses aquatiques montrent que l'eau de la
Ste Hélène est contaminée en césium
et cobalt. L'ACRO y détecte aussi systématiquement
du tritium, à des taux voisins de 500 à 600 Bq/l.
A titre de comparaison, dans le Rhône, en aval de toutes
les installations nucléaires, dont le centre de Marcoule
qui a des autorisations de rejet, on trouve entre 11 et 26 Bq/l
en tritium (15). Dans la Hague, l'origine du tritium est
incertaine, mais il est fort probable qu'il vienne directement
des nappes phréatiques que l'on sait très polluées.
Il est ensuite rejeté dans la mer (10 à 20 Ci par
an, selon les estimations de l'ACRO), après avoir traversé
villages et pâturages.
Les risques dans la chaîne alimentaire
L'impact sanitaire de cette pollution persistante est difficile
à évaluer. Des mesures faites par l'ACRO chez des
particuliers tendent à montrer qu'il y a de quoi être
inquiet. Ainsi, dans le puits et le lavoir d'une ferme de Digulleville,
on trouve du Cs137 dans les sédiments à des taux
qui dépassent les valeurs habituelles et du tritium dans
l'eau à des teneurs atteignant 500 Bq/l. L'abreuvoir d'un
champ proche est autant exposé à la pollution et
le tritium de l'eau bue par les vaches se retrouve dans le lait
avec un taux de transfert de l'ordre de 80 %, commençant
là son voyage dans la chaine alimentaire. Même la
COGEMA est forcée d'avouer que le lait peut être
aussi contaminé. Le tritium est retrouvé dans l'eau
du lait, mais aussi dans les graisses, le lactose et la caséïne
avec des périodes biologiques variant de 4 à 300
jours. Sachant qu'aucune dose d'irradiation n'est inoffensive,
il parait important qu'une étude sanitaire de grande envergure
soit menée sur toute la Hague.
Au vu de cette pollution et de la politique d'information des
exploitants, c'est à un véritable travail d'investigation
que l'ACRO doit se livrer. Jouant un rôle de détective,
l'association a eu accès à des documents internes
faisant état d'accidents sur le site de la Hague. L'ANDRA
a reconnu du bout des lèvres l'accident de 1976 qui aurait
conduit à une fuite dans le sous-sol de 1 850 000 GBq (50
000 Ci) de tritium mais refuse d'admettre celui de 1980 lors duquel,
selon une note intérieure ANDRA, l'activité bêta
des eaux de drainage a été multipliée par
5 000 (principalement du Cs137 semble-t-il). Combien d'autres
accidents de ce type n'ont jamais été révélés
publiquement par les exploitants ? Difficile de le savoir
avec des exploitants refusant la transparence. Quant aux populations
des environs, pas de problème vu que les installations
nucléaires sont sûres !
Pour une commission d'enquête indépendante
L'ACRO somme donc les exploitants de publier les résultats
de toutes les mesures effectuées, y compris sur le site.
Une fois l'état des lieux établi, il conviendra
de mener une étude de faisabilité sur la décontamination
active des nappes phréatiques. Pour ce qui est du Centrede
stockage en particulier, elle somme les autorités de sûreté
et l'autorité publique d'assumer leur rôle de surveillance
en mettant sur pied une commission d'enquête indépendante
incluant des membres de la Commission Hague dont la mission sera
de faire toute la lumière sur le passé du site et
de faire un bilan de l'état actuel. Cette commission devra
rendre son rapport avant la fermeture du site (16). Pour
le moment, mise à part une reconnaissance tacite des résultats
de l'ACRO et une dénonciation publique, les exploitants
se renferment dans leur mutisme. Les autorités locales
ne semblent pas réagir et la presse nationale, susceptible
d'aider à changer les choses, ne semble pas très
intéressée par ce qui se passe là-haut, tout
au bout de la presqu'île du Cotentin. Donc en attendant,
pour pouvoir faire pression, il faut continuer le travail de surveillance
autour des sites entrepris par les laboratoires indépendants.
L'ACRO, dotée d'un détecteur gamma et d'un détecteur
bêta a besoin de renouveler son matériel et de le
complèter avec un équipement plus performant, afin
de pouvoir continuer son travail de surveillance et d'information.
Une souscription (17) est donc lancée.
David Boilley
Silence n°197, novembre1995
A
C R O
138, rue de l'Eglise
14 200 Hérouville St Clair
tél. 02.31.94.35.34
fax. 02.31.94.85.31
(1) rapport publié dans l'ACROnique du nucléaire
numéro 28 ; ce rapport est aussi disponible en anglais.
(retour)
(2) COGEMA : Compagnie Générale de Matières
Nucléaires (retour)
(3) ANDRA : Agence Nationale des Déchets Radio-Actifs (retour)
(4) pour en savoir plus, cf rapport WISE-Paris, COGEMA La Hague
: les techniques de production des déchets, déc.
94. (retour)
(5) Pour en savoir plus cf l'ACROnique du nucléaire numéros
23 et 24. (retour)
(6) D'après le contenu radiologique du site, nous avons
calculé qu'il faudra attendre au moins 800 ans. (retour)
(7) Le tritium (H3), est issu de la fission ternaire de l'uranium
235 au sein des réacteurs nucléaires. C'est un émetteur
bêta pur. (retour)
(8) Le béquerel (Bq) correspond à une désintégration
par seconde. Compter le nombre de désintégrations
par seconde dans un litre d'eau dues au tritium permet de connaitre
la quantité de tritium dans cette eau. Le curie (Ci) est
l'ancienne unité, il correspond à l'actvité
d'un gramme de radium et vaut 37 milliards de Bq. (retour)
(9) Appareils servant à mesurer la pression qui plongent
dans les nappes phréatiques et au niveau desquels sont
faits des prélèvements d'eau. (retour)
(10) rapport WISE, op. cit. (retour)
(11) Commission Spéciale et Permanente d'Information (CSPI),
dite aussi "Commission Hague''. Elle est composée
d'élus, de syndicalistes, d'associatifs et de scientifiques.
(retour)
(12) Martine Deguillaume, La dignité antinucléaire,
éd. Lucien Souny (retour)
(13) Pour tout savoir sur les effets biologiques des radiations,
voir l'ACROnique du nucléaire numéro 27 (retour)
(article disponible en ligne)
(14) cf l'ACROnique du nucléaire numéro 16. (retour)
(15) Lambrechts, Foulquier, Pally, Synthèse des connaissances
sur la radioécologie du Rhône, rapport de l'IPSN
(retour)
(16) Une enquête publique a eu lieu du 2 octobre au
30 novembre en vue du passage en phase de surveillance. (retour)
(17) 800 000 F doivent être réunis pour remplacer
le détecteur à scintillation liquide trop ancien
et non adapté aux mesures dans l'environnement par un nouveau
à bas bruit de fond. Vos dons, à envoyer à
l'ordre de l'ACRO-souscription, peuvent être déduits
des impôts.