Entre
"lungos" et "señoritos" Par Héctor Mondragón, 23.12.02. * Dans la raffinerie de pétrole de Barrancabermeja, on appelle lungos les ouvriers destinés au travail manuel difficile. Quasi tous sont intérimaires et vivent dans les bas quartiers. Quand ils font grève, les systèmes automatisés garantissent une production minimum, même si la majorité des ouvriers qualifiés se joignent à la protestation, car, durant ce temps, l’usine ne s’arrête pas, les directeurs, ingénieurs et superviseurs maintenant les opérations pour quelques semaines moyennant des "plans de contingence".
Actuellement, le syndicat des travailleurs du secteur pétrolier de Colombie, la USO, prépare une grève pour répondre à l’offensive du gouvernement Uribe et d’Isaac Yanovich, le banquier des investissements privés nommé président de l’entreprise publique ECOPETROL. Les ouvriers, qui, moyennant leur lutte, obligèrent à créer l’entreprise nationale ECOPETROL, ont résisté durant ces 25 dernières années à sa privatisation, en payant un lourd tribut: 100 dirigeants et activistes syndicaux assassinés (4 en 2002, année durant laquelle furent assassinés 160 syndicalistes en Colombie), 2 disparus, 10 séquestrés, 31 détenus (6 d’entre eux encore en prison) et 250 licenciés (dont 11 il y a peu). Dans des conditions aussi difficiles, les ouvriers du pétrole colombiens préparent leur grève pour début 2003. La victoire du mouvement dépendra de leur capacité à stopper la production. Pour cette raison, grande est l’activité du syndicat et du gouvernement pour gagner à leurs côtés les ingénieurs et les superviseurs. Si ces derniers ne font pas grève, les ouvriers n’auront pas d’autres choix que de bloquer les usines, une action qui implique d’affronter la répression militaire qui en 1971 – tous s’en souviennent – élimina d’une balle l’ouvrier Fermín Amaya quand il allait stopper la raffinerie de Barranca. Dans le pays voisin, au Venezuela, c’est le monde à l’envers. Là-bas, les lungos travaillent intensément alors que l’appel à la grève est suivi avec ferveur et sans vaciller par les directeurs. Le 2 décembre, la direction de la raffinerie de PdVSA [l’entreprise nationale du pétrole vénézuélienne, NdT], dès les premières heures, bloqua l’entrée de la raffinerie empêchant, avec des véhicules, le passage des travailleurs, des lungos, de ceux qui massivement se présentèrent à leur poste de travail. La même direction générale de la raffinerie fut rejointe par le personnel exécutif en charge des relations du travail pour empêcher le passage. Mais ce sont les ordinateurs contrôlant la gigantesque industrie pétrolière automatisée qui ont été la force de la grève au Venezuela. Bien qu’officiellement PdVSA soit une entreprise publique, ses ordinateurs sont dans les mains de l’entreprise mixte (privé-public), Intesa, où une grosse partie du savoir-faire technique est en possession de son associée privée, la Science Aplications International Corporation S.A.I.C., une transnationale informatique qui compte parmi ses administrateurs les ex-secrétaires d’Etat étasuniens à la Défense William Perry y Melvin Laird, les ex-directeurs de la CIA John Deutch, Robert Gates et l’Amiral Boby Ray Inman (ex-directeur de la National Security Agency) et des militaires retraités comme les généraux Wayne Downing (ancien commandant en chef des Forces spéciales des Etats-Unis) et Jasper Welch (ex-coordinateur du Conseil de Sécurité Nationale). C’est depuis les centres informatiques que le hold-up des bateaux pétroliers a été dirigé. Plusieurs capitaines de bateaux l’appuyèrent, même si, de toute façon, les embarcations étaient obligées d'accoster, étant donné qu’aucun ne bouge s’il n’est pas dirigé depuis les centres informatiques de commandement. Les ordinateurs arrêtèrent des opérations clés des raffineries et les fournitures de gaz vital pour l’industrie métallurgique de l’Est. Ce sont des lungos de Guayana qui durent récupérer le gaz. Le personnel à gros salaires, privilégiés et commissions de managers, chefs du personnel, ingénieurs et capitaines de bateau se sont convertis en une arme efficace de contrôle politique des transnationales qui veulent privatiser l’industrie pétrolière du Venezuela (et en Colombie et en Equateur et au Brésil …). Une telle classe moyenne, ayant un pouvoir d’achat, est aujourd’hui la base de la droite en Colombie et au Venezuela (et vote pour Bush, pour Aznar ou Berlusconi). C’est la force électorale d’Uribe Vélez et du coup d’Etat de Fedecamaras [la fédération patronale vénézuélienne, NdT]. Si Washington utilise la manière forte en Colombie et un gant de velours au Venezuela, dans les deux cas, cette politique est soutenue par cette classe "moyenne", qui, comme Bush, est sourde à entendre les meurtres de syndicalistes en Colombie, mais crie si on touche à un cheveu d’un directeur ou d’un capitaine vénézuélien, cette classe "moyenne" qui se tait si on enlève la terre aux deux millions de déplacés en Colombie, mais hurle si la loi des Terres menace les fincas improductives des propriétaires fonciers vénézuéliens. Le 16 septembre, les paysans colombiens furent cruellement traités quand ils se mobilisèrent sur le bord des routes: nourriture brûlée, eau potable refusée, encerclements par les militaires, leaders arrêtés, trois disparus, des délégués internationaux solidaires déportés. Sept des dirigeants de la mobilisation ont été assassinés depuis, un autre disparu et plusieurs harcelés ou menacés de mort. L’accusation … "bloquer les routes". Au Venezuela, les blocages ("trancazos") réalisés avec leurs Mercedes Benz ou leur BMW par les classes moyenne et supérieure, ont été respectés. A Cali, en Colombie, les travailleurs des entreprises publiques luttent contre la privatisation. Les jeunes travailleurs, apprentis du SENA, se battent pour que cet institut reste public. Leurs marches et manifestations sont sans cesse et brutalement attaquées. De cela, les grands médias internationaux ne disent rien, ils ne parlent pas non plus des affrontements quotidiens qui se produisent sur la côte des Caraïbes, quand une entreprise électrique privatisée essaie de couper l’électricité de milliers d’endettés. Ni les protestations populaires, ni la répression d’Etat ne sont relayés par les médias internationaux car l’image que les médias projettent de la Colombie est celle d’un pays de terrorisme et de drogue. Le classe "moyenne" devrait cependant regarder ailleurs. Car elle peut devenir la victime de ses héros. Ça a été le cas en Argentine avec le corralito. Quand tout le peuple s’est mobilisé, uni, contre les banquiers et a été dénoncé pour cela par les médias. Mais tant que ceci ne se produira pas, nous verrons les señoritos de l'Est de Caracas, du Chicó de Bogota et de Miami, être les chéris des médias. * Héctor Mondragón
est économiste et activiste colombien. |