Forum International : Colombie, laboratoire de la mondialisation
Bruxelles, 11 octobre 2002.
"Plan Colombie, Initiative andine, ALCA, l'engrenage de la violence"
Par Maurice Lemoine*
Mes chers amis, bonjour,
Il y a quasiment dix ans, à quelques jours près, le 7 novembre 1992, le président colombien César Guaviria décrétait l’état d’alerte maximum qui transformait juridiquement les guérilleros, opposants politiques, en malfaiteurs. Guaviria, qui est aujourd’hui secrétaire général de l’Organisation des Etats Américains (OEA), décrétait une guerre intégrale contre les "chiens enragés" de l’opposition interne, décrétait l’état de commotion intérieure en réveillant les secteurs les plus militaristes de la société colombienne, ceux qui n’ont jamais accepté l’idée d’un dialogue avec l’opposition armée.
Avec un entêtement stupéfiant à l’époque, le gouvernement de Guaviria déclarait la guerre, doublait les dépenses militaires, triplait les rémunérations des militaires, affirmait qu’il en finirait avec la guérilla avant la fin de son mandat et on a constaté évidemment qu’à la fin de son mandat, l’opposition armée était plus forte que jamais.
De cet épisode qui date de dix ans, aucune leçon n’a été apprise, aucune leçon n’a été retenue.
L’opposition armée qui, il y a dix ans, fut transformée en malfaiteur, est transformée aujourd’hui en terroriste et, sous la conduite du nouveau président colombien, Alvaro Uribe Velez, et avec l’appui des Etats-Unis, la guerre repart de plus belle en Colombie dans des conditions qui, malheureusement, vont enfoncer le pays dans une tragédie – on peut le supposer!
Dialogues de paix
Pourtant il y avait eu un espoir lorsque le dialogue de paix avait été entamé le 7 janvier 1999 par le président Andrès Pastrana.
Quand le dialogue avait été entamé, et alors que les Etats-Unis fronçaient les sourcils, pas très emballés à l’idée d’une négociation avec l’opposition armée, le président Pastrana niait à l’époque, de manière répétée, que la Colombie soit une menace hémisphérique et exigeait qu’elle puisse trouver son propre chemin vers la paix.
Par ailleurs, il reconnaissait implicitement que les révolutionnaires avaient pris les armes pour des raisons politiques. Et dans l’agenda des négociations entre le gouvernement colombien et la guérilla, il était appelé à la fin des cultures de drogues illicites et demandé également aux forces armées de lutter contre les paramilitaires dont tout le monde sait qu’ils sont le facteur le plus grave de violation des droits de l’homme en Colombie puisque 70 à 75% de ces violations sont commises par les paramilitaires qui, par ailleurs, - là aussi tout le monde le sait - sont les principaux narcotrafiquants du pays.
Mais, alors que Pastrana lançait des négociations de paix, dont tout le monde attendait beaucoup, et en particulier les Colombiens harassés par cette guerre, le 23 septembre 1999, il revenait de Washington après avoir obtenu une promesse d’ 1,6 millions de dollars du gouvernement des Etats-Unis pour un Plan Colombie qui relançait la guerre.
Moyennant quoi il n’y a pas matière à s’interroger beaucoup sur le pourquoi de l’échec des négociations dans la mesure où l’on n’est jamais sorti en Colombie de la logique de guerre.
Ce Plan Colombie a été refondu en mai 2001 et est devenu l’Initiative Régionale Andine avec une nouvelle dotation de 700 millions de dollars pour généraliser le Plan Colombie à la région.
Le rôle qui m’a été attribué – je vous le lis car je suis très obéissant! – c’est "Plan Colombie, Initiative Régionale Andine, ALCA & engrenage de la violence". Donc, je vais vous resituer le conflit colombien dans un contexte plus général.
Réorganisation de la politique étasunienne
On est, en ce moment, dans une période de réorganisation de la politique étasunienne. Réorganisation dans ses dimensions économique, politique & institutionnelle, et militaire.
A) Réorganisation économique: de l’ALENA à la ZLEA.
La réorganisation économique, c’est dans un premier temps la mise en place de l’Accord de Libre Echange Nord-Américain (ALENA) entre le Mexique, le Canada et les Etats-Unis qui doit préfigurer la Zone de Libre Echange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol): un immense marché de 800 millions d’habitants sur tout le continent américain, destiné à modifier les rapports de forces dans le monde et qui n’est pas étranger à la montée en puissance de l’Union européenne. Il s’agit pour les Etats-Unis d’assurer leur hégémonie sur le sous-continent latino-américain.
Des efforts financiers considérables sont effectués pour mettre en place, en principe pour 2005, cette Zone de Libre Echange des Amériques.
Neuf groupes de travail sont actuellement à l’œuvre pour préparer l’ALCA. L’Organisation des Etats Américains (OEA) et la Banque Interaméricaine de Développement (BID) sont présents. Et puis, on a prévu un strapontin pour la société civile latino-américaine représentée par l’American Business Forum. (sic)
Trois sommets ont déjà eu lieu et le prochain aura lieu en 2003.
Cependant, il y a certains obstacles par rapport à la création de l’ALCA, des obstacles en Amérique latine: parmi les opposants les plus résolus et farouches, on retrouve Cuba, mais cela ce n’est pas grave car Cuba en est de toute façon exclue. On retrouve aussi le Brésil sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso, et peut-être encore plus avec Lula si demain il arrive au pouvoir. Et puis il y a le Venezuela d’Hugo Chavez.
L’ALCA pose évidemment un problème: dans le cadre de ce nouveau marché, tous les Etats seraient égaux. On met sur le même plan les Etats-Unis, le Brésil mais aussi le Nicaragua, le Salvador, la Guatemala, c’est-à-dire des pays qui n’ont pas la même puissance et donc pas la possibilité de résister de la même manière à la mainmise du marché sur les économies.
Et on est amené à se demander comment, par exemple, les agricultures latino-américaines vont pouvoir résister dans la mesure où, on l’a vu, depuis la mise en place de l’Accord de Libre Echange Nord-Américain (ALENA), l’agriculture mexicaine a été totalement déstructurée par l’arrivée massive au Mexique de maïs venant des Etats-Unis, c’est un exemple très rapide, très simple des effets de l’ALENA.
Le résultat au Mexique, on l’a vu aussi, depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA qui a d’ailleurs, en partie, provoqué le soulèvement zapatiste: on a assisté à une augmentation des migrations rurales vers les villes et à une insécurité grandissante – ceci entraînant cela!
Il faut noter qu’il y a aussi des résistances du côté nord-américain: les syndicats résistent d’abord parce qu’ils sont inquiets des délocalisations que ce grand marché va entraîner et sur le fait que les pays latino-américains ne soient pas soumis aux mêmes normes environnementales que les Etats-Unis. Mais les gouvernements successifs, aussi bien celui de Clinton que celui de Bush ont trouvé une parade en multipliant les accords bilatéraux.
Donc, l’ALCA est une extension du modèle de l’ALENA.
Prenons l’exemple du chapitre 11 de l’ALENA qui permet aux investisseurs étrangers de poursuivre les Etats nationaux en cas de perte provoquée par l’application de normes publiques comme la protection de l’environnement. Son application pratique, c’est, par exemple, le gouvernement mexicain qui a dû récemment payé 16 millions de dollars à une entreprise californienne parce qu’une municipalité mexicaine lui avait refusé l’installation d’une décharge dangereuse pour la santé et contre laquelle la population s’était soulevée.
C’est donc là le type de modèle qui va être étendu à travers l’ALCA.
Et lorsque l’on observe les présupposés, la philosophie de l’ALCA, on se rend compte que ces accords ne concerneront en aucun cas le maintien et le développement des services publics dans des secteurs aussi essentiels que l’eau, la santé, la sécurité sociale, l’éducation, la culture, l’audiovisuel, les services de communication, le logement. Cela ne prend en compte en aucun cas le respect du principe de précaution en ce qui concerne l’écologie, la santé publique et l’alimentation, et notamment en matière de production et de distribution des organismes génétiquement modifiés (OGM). Cela ne concerne en aucun cas la reconnaissance et le droit à la préservation des activités agricoles de subsistance, qui concerne évidemment la petite paysannerie. Et cela ne prend nullement en compte –je l’ai dit tout à l’heure! – les énormes différences de productivité entre zones géographiques totalement différentes. Et le tout, bien sûr, en l’absence d’information, de consultation et de participation des citoyens et de leurs organisations: tout se passant dans la plus grande opacité.
Il y a évidemment des résistances en Amérique latine à ce modèle que l’on veut imposer. Qui plus est, les Latino-américains sont de plus en plus échaudés par le modèle économique qu’on leur a imposé et qu’on entend leur imposer. Il suffit de voir la crise actuelle en Argentine, un pays qui a été un modèle pour le Fonds Monétaire International (FMI), qui a appliqué toutes les règles de l’économie néo-libérale, qui a privatisé tout ce qui avait à privatiser et qui se retrouve aujourd’hui quasiment en état de faillite. Il y a des résistances au Mexique. La plus connue est celle des Zapatistes. En Colombie, à travers les mouvements paysans, les syndicats et aussi l’opposition armée. Au Venezuela, avec le gouvernement d’Hugo Chavez. Au Pérou, il y a une résistance qui a récemment obtenu le départ de Fujimori, une résistance civile. En Equateur, on a une forte résistance indienne, populaire et en partie militaire puisque de jeunes militaires progressistes ont pris le parti de ce que je vais appeler la société civile pour aller vite. On a une résistance très forte en Bolivie, on l’a vu lors des dernières élections avec la montée en puissance de Evo Morales, dirigeant indigène et populaire. On a une résistance au Brésil avec le Mouvement des Sans Terre (MST) et avec, également, la montée en puissance du Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Résistance au Paraguay. Résistance en Argentine où la population est quasiment dans une situation de pré-insurrection.
B) Réorganisation politique & institutionnelle : la charte démocratique.
Là, nous entrons dans la deuxième phase de la réorganisation politique étasunienne. C’est la dimension politique et institutionnelle.
Vous savez que ces dernières années, l’Organisation des Etats Américaines (OEA) était quasiment tombée en désuétude, de même que le Traité Interaméricain d’Assistance Réciproque (TIAR), sérieusement mis à mal en 1982 lorsque l’Angleterre attaqua l’Argentine et que les Etats-Unis soutinrent l’Angleterre, c’est-à-dire une puissance extra-continentale. De fait, le TIAR avait quasiment disparu.
Puis, est arrivé le 11 septembre (2001) et la promotion au sein de l’OEA d’une nouvelle charte, la charte démocratique dont on peut dire, en quelques mots, qu’elle a été votée par acclamation à la demande de Colin Powell le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats sur le World Trade Center, dans l’émotion, sans vote secret. On a donc acquiescé aux demandes étasuniennes simplement en levant la main.
Cette nouvelle charte démocratique de l’OEA légitime quasiment le droit d’ingérence, permet la création d’une force multilatérale – et là, on pense évidemment à la Colombie! -, condamne les tentatives de coups d’Etat – à la limite, on ne peut être que d’accord sauf que le 11 avril, on a vu les Etats-Unis reconnaître immédiatement le coup d’Etat au Venezuela, on aura donc affaire à un instrument à géométrie variable – et condamne la rupture de l’ordre institutionnel au nom de la défense de la démocratie.
B) Réorganisation militaire: le "triangle radical" en ligne de mire
En fait, les Etats-Unis sont actuellement confrontés à une difficulté, celle de reprendre en main ce qu’on appelle le "triangle radical" formé au nord de l’Amérique du Sud par la Colombie, le Venezuela et l’Equateur.
Vous noterez que ces trois pays sont tous les trois producteurs de pétrole. Ce n’est pas par hasard que les Etats-Unis veulent reprendre le contrôle de cette région. Il y a un problème du pétrole, évidemment!
Je m’arrête un instant sur le plan énergétique de George W.Bush l’an dernier.
Vous savez que l’administration étasunienne est complètement noyautée par les pétroliers. Dick Cheney, le vice-président, est lié au secteur du pétrole. Condoleeza Rice est liée à l’entreprise Chevron. Bush lui-même vient d’une famille texane complètement impliquée dans le pétrole. Or, les Etats-Unis vont avoir un problème dans les années qui viennent.
Aujourd’hui déjà, la consommation est supérieure à la production. C’est-à-dire que la production des Etats-Unis ne couvrent actuellement que 50 à 52% de la consommation. Mais dans les années qui viennent, 70% de la consommation étasunienne de pétrole seront couverts par les importations. Il est donc indispensable pour les Etats-Unis de contrôler à la fois le Moyen-Orient mais également quatre pays d’Amérique latine: le Mexique, le Venezuela, la Colombie et l’Equateur. On a là, évidemment, l’une des grandes explications de la situation en Colombie, au Venezuela et en Equateur.
La conduite de la politique latino-américaine de l’administration Bush a été confiée à des représentants de l’aile radicale de l’exil anti-castriste. Le symbole de cette politique, c’est le cubano-américain Otto Reich, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires latino-américaines. Il a été impliqué dans le scandale de l’Iran-Contragate en Amérique centrale dans les années 70. C’est également – je vous le cite au passage – un ancien ambassadeur au Venezuela. C’est donc la continuation des politiques de Reagan et de Bush Sr.
En mai 2002, on a pu entendre le sous-secrétaire d’Etat américain John Bulton accuser Cuba de parrainer le terrorisme et de fabriquer des armes biologiques. Les Etats-Unis sont en conflit avec Cuba depuis 1959 et il a fallu attendre 2002, et l’après-11 septembre, pour qu’ils découvrent que Cuba fabriquent des armes biologiques. Le signal est clair! Les cercles du pouvoir à Washington entendent diriger une offensive anti-terroriste contre tous ceux qui, dans l’hémisphère, ne partagent pas les vues économiques et politiques des Etats-Unis.
Les arguments contre Cuba paraissent tirés de la Guerre froide. L’hostilité contre Chavez est vraiment une décalque de celle manifestée par le gouvernement de Richard Nixon contre Salvador Allende en 1973. Et les partisans de l’intervention en Colombie évoquent les mêmes prétextes que ceux invoqués au début des années 80 pour intervenir en Amérique centrale. Je rappelle qu’au début des années 80, il y avait 200 conseillers militaires étasuniens au Salvador. Aujourd’hui, en Colombie, il y a entre 400 et 500 personnels civils et militaires étasuniens. On est donc dans la même configuration!
La Colombie se retrouve plongée, indépendamment d’un conflit qui dure, lui, depuis longtemps et sur lequel il faudrait des heures pour saisir les tenants et aboutissants, dans les vicissitudes de la redéfinition de la sécurité en passant de ce qui était théoriquement l’objectif du Plan Colombie, à savoir la lutte contre la drogue à la lutte contre le terrorisme.
Il est évident que, quel que soit le jugement que l’on ait sur les mouvements d’opposition armés colombiens - les FARC, l’ELN ou l’EPL -, l’assimilation de ces guérillas avec Al-Qaeda est une aberration totale. Cela n’a aucun sens! Ces guérillas n’ont pas pour projet de déstabiliser la région et l’on n’a jamais vu aucun attentat d’aucun mouvement armé colombien sur le territoire des Etats-Unis. Donc le parallèle ne tient absolument pas.
Cela étant, les réserves pétrolières colombiennes, sans être comparables à celle du Venezuela, sont très importantes. Et, au cours des années 90, de multiples contrats ont été signés répartissant le territoire national colombien entre des transnationales américaines Chevron, Occidental Petroleum (OXY); des anglaises Shell, British Petroleum ; des canadiennes Canadian Oxy, Alberta, ? ? ? et des espagnoles Rhepsol et ? ? ?.
Cela étant, il ne faut pas s’en tenir qu’au pétrole. La Colombie, tout comme le Venezuela ou le Brésil, c’est l’ouverture sur le territoire amazonien.
L’Amazonie, c’est 50% des bois tropicaux de la planète, c’est le cinquième des ressources en eau – or, l’eau, dans les années qui viennent, va devenir un objectif stratégique. Et les études scientifiques montrent que quelques 3.000 plantes amazoniennes sont essentielles pour la fabrication de médicaments, de pesticides, de colorants, d’aliments, de fibres, d’huiles, etc. Il y a donc là un objectif économique et stratégique tout à fait essentiel.
Guérillas & narcotrafic
Sur la question de savoir si les guérillas colombiennes sont des narco-guérillas. Là encore, c’est un débat qui demanderait beaucoup plus de temps.
Je vais partir d’un événement qui est survenu l’an dernier, en avril 2001, lorsqu’un narcotrafiquant, un vrai narcotrafiquant, Luis Fernando Da Costa, un Brésilien, a été arrêté en Colombie dans un territoire contrôlé par les FARC, ce qui a permis de relancer les liens faits entre guérilla et narcotrafic.
J’ai suivi l’affaire d’assez près et ce que je vais vous donner comme éléments, je les tire des presses colombienne, étasuniennes et brésilienne.
Luis Fernando Da Costa a fait des déclarations après son arrestation et a avoué payer aux FARC 500 dollars par kilo de cocaïne embarqué et 15.000 dollars par avion.
Arrêtons-nous un instant sur les 500 dollars par kilo de cocaïne! Un kilo de cocaïne arrivant dans un port américain veut 30.000 dollars. Les FARC touchent 500 dollars. On a deux hypothèses:
Je ne suis pas en train d’essayer de défendre la guérilla. Je prends des éléments qui ont été publiés partout. Les FARC perçoivent un impôt sur la coca, ce qui explique en partie leur puissance financière et militaire. Quant à L’ELN, pour des raisons éthiques, elle se refuse à toucher à l’argent de la coca.
Mais, en même temps, on me permettra de faire remarquer que les chercheurs de l’ONU estiment le marché mondial des drogues à 500 milliards de dollars et que sur ces 500 milliards, 200 milliards sont blanchis par le système financier international.
Lutte contre la drogue ou contre les paysans?
En ce qui concerne la Colombie, on est dans une configuration où la lutte contre le narcotrafic consiste à s’en prendre aux mouvements d’opposition armés, aux paysans producteurs de coca, qui bien souvent n’ont pas d’autre alternative, et oublie assez facilement les paradis fiscaux, le système financier international.
Les paysans sont ceux qui paient le prix le plus fort dans cette lutte supposée contre le narcotrafic. Ce sont des producteurs de coca, des petits paysans. Et c’est Washington qui finance, avec 17 millions de dollars par an, les fumigations, avec des produits chimiques, qui ont lieu en Colombie.
Est-ce que la militarisation de la lutte contre la drogue, et donc la militarisation de la lutte contre les petits paysans a donné, jusqu’à présent, des résultats? Parce qu’après tout, c’est aussi la question que l’on peut se poser.
Décembre 2000 se met en place le Plan Colombie. En 2001, avec des fumigations record de 84.000 hectares, c’est-à-dire les épandages de produits chimiques, , la production de coca passe de 136.000 hectares à 169.000 hectares. Plus on détruit des plantations, plus il en pousse ailleurs! Manifestement, la solution du problème de la drogue, des cultures illicites ne passent pas par la militarisation de la lutte. C’est à un problème social que l’on a à faire fondamentalement et qui ne peut être résolu que par une politique beaucoup plus globale entre pays consommateurs, que sont les Etats-Unis et l’Europe, et pays producteurs, qu’est entre autres la Colombie.
Le 4 septembre 2002, le département d’Etat nord-américain a certifié que les fumigations des cultures illicites en Colombie n’affectaient ni les personnes ni l’écosystème. Cette certification avait été exigée l’an dernier par le Congrès américain comme préalable au versement des fonds destinés à l’achat des produits chimiques pour les fumigations. D’après, - là, il faudrait vraiment entrer dans le détail - de nombreux spécialistes et organisations non gouvernementales, cette demande n’est en aucun cas respectée. Les fumigations ont des effets extrêmement nocifs et sur l’écosystème et sur la santé des paysans colombiens.
On assiste, qui plus est,– je l’ai constaté il y a deux ans dans le département du Cauca – que, sous prétexte d’éradiquer la coca, les fumigations s’en prennent en plus aux cultures de subsistance des paysans, les mènent quasiment à la famine et les obligent à se déplacer pour aller replanter ailleurs de la coca puisque vous savez que les prix du café se sont effondrés, que toutes les productions classiques ne permettent pas à un paysan latino-américain de survivre. Et on a, actuellement, une campagne de fumigations extrêmement dure sur le département du Putumayo, dans le sud de la Colombie. Les fonctionnaires locaux, les leaders paysans ont dénoncé la destruction de 10.500 hectares de coca et de 15.000 hectares de cultures licites. Toujours dans le Putumayo, les fumigations auraient – je n’ai pas vérifié personnellement cette information! –, selon le Défenseur du Peuple local, affecté 43.000 des 78.000 hectares de terres fertiles du municipe de La Hormiga, ce qui veut dire qu’en fait, cette militarisation de la lutte conte la coca mène les paysans colombiens à la famine.
Le réseau d’informateurs: l’expérience du Guatemala
On s’est beaucoup attaché dans les médias occidentaux, en particulier, à parler du dictateur Chavez, du danger représenté par Chavez. Or, l’élection du président Alvaro Uribe Velez s’est passé dans un silence et une complaisance totale alors que, sans entrer dans le détail, on sait que son passé est extrêmement suspect et en employant le mot ‘suspect’, je suis extrêmement gentil.
Cela étant, Alvaro Uribe Velez est président de la Colombie. Il met en place une politique qui ne va faire que dramatiser encore plus la situation puisqu’on parle de la création d’un million d’informantes, d’informateurs, c’est-à-dire de mouchards dans la population, la création de 20.000 soldats paysans, l’intensification de la guerre.
Sur cette affaire d’impliquer la population civile dans le conflit, je voudrais rappeler l’expérience guatémaltèque: le Guatemala a été le pays, en Amérique centrale, le plus affecté par la guerre, qui a fait 200.000 morts et disparus selon la Commission d’enquête de l’ONU. Lors le conflit qui a déchiré le pays durant trente ans, presqu’autant que la Colombie, des patrouilles d’autodéfense civile (PAC), qui rappelle beaucoup ce qui est en train de se mettre en place en Colombie, ont été formées en 1981 à la demande de l’armée. Elles opéraient sous les ordres de cette dernière pour protéger les communautés civiles des exactions de l’opposition armée. C’est le même discours que celui développé aujourd’hui en Colombie. Ces PAC étaient théoriquement volontaires, mais dans la pratique obligatoires car quiconque refusait, dans la campagne, d’y participer était considérer comme un allié potentiel de la guérilla et donc menacé de mort.
Et cela a donné lieu à deux phénomènes: dans certaines zones, l’autorité acquise par les membres de ces patrouilles d’autodéfense civile, grâce à l’appui de l’armée, a permis à ses membres de régler des problèmes qui n’avaient strictement rien à voir avec le conflit militaire. Ces gens ont reçu des armes, la protection de l’armée et ont réglé des problèmes de terre avec leur voisin, des problèmes de voisinage, etc. On entre donc dans un processus extrêmement dangereux.
Ces patrouilles d’autodéfense civile regroupaient plus de 500.000 individus. Les études, réalisées par le projet Récupération de la mémoire historique menée par l’Eglise guatémaltèque – et dont l’auteur, Monseigneur Gerardi, a été assassiné – donne des chiffres estimant que l’armée a été responsable de 90,52% des crimes commis pendant cette guerre et que les PAC étaient responsables de 12% de ces crimes.
Ce qui veut dire que l’entrée de la Colombie dans ce type de phénomène va évidemment avoir les mêmes conséquences.
* Maurice Lemoine est rédacteur en chef adjoint et journaliste au Monde Diplomatique. Grand spécialiste de l’Amérique latine, il est notamment l’auteur de "Sucre amer", des "Cent Portes de l'Amérique latine", de "La dette, roman de la paysannerie brésilienne" et récemment d
’"Amérique centrale, les naufragés d'Esquipulas ".Retranscription:
Frédéric Lévêque