Usines occupées et gestion ouvrière en Argentine
Occuper, résister, produire

Par Eduardo Lucita, Socialisme Sans Frontières, septembre 2002.

Comme résultat direct de la combinaison, extraordinaire et inédite, d’une crise sociale et politique, aussi profonde que prolongée, accompagnée d’un processus étendu d’auto-organisation sociale, l’Argentine est aujourd’hui un formidable laboratoire d’expériences sociales.

Ces expériences acquièrent une forme concrète dans la création et recréation de formes de lutte et d’organisation qui correspondent aux changements opérés dans le capitalisme mondial, particulièrement avec les transformations rapides et profondes du capitalisme local dans les années ‘90 et leurs impacts sur notre formation sociale.

Il est clair que cette corrélation entre changement structurel et réponse sociale peut être vérifiée à différentes époques historiques du pays. Cependant, actuellement, elle a lieu dans un cadre politique dans lequel l’offensive du Capital – dans sa phase néo-libérale - a mené à la limite de l’illégitimité le système de représentation politico-sociale et a dilué le rôle intégrateur que jouent les institutions de la démocratie représentative.

Dans ce contexte, le mouvement social ne trouve pas de canaux institutionnels et tend à se radicaliser. Une radicalisation dans la forme et le fond, qui prend une expression concrète dans l’organisation autonome et autogestionnaire des travailleurs sans emploi, dans l’inédite expansion des clubs de troc, dans la persistance des assemblées de quartier.

La solidarité, la coopération, l’égalité, la résistance, le mise en cause des choses existantes, la démocratie directe sous forme d’assemblées et l’action directe sont des attributs qui paraissent se généraliser à mesure que la crise s’approfondit et que se préfigurent des valeurs constituantes d’une nouvelle société.

A cette tendance générale s’ajoute maintenant le mouvement d’occupation d’usine et de gestion ouvrière, que nous tentons d’expliquer et de conceptualiser dans ce bref article.

Crise du Capital et réponse ouvrière

Depuis plus de deux ans, un formidable et croissant mouvement d’occupation d’entreprises et de production sous gestion ouvrière se développe dans le pays.

La base matérielle de ce mouvement n’est rien d’autre que l’intense processus de destruction des forces productives ayant provoqué la crise. Plus de quatre ans de récession ont fini par faire entrer l’économie dans un cycle de dépression et de stagnation.

Dans une gigantesque faillite, des centaines d’entreprises ferment leurs portes, ce qui provoque la perte de centaines de milliers de postes de travail, une phénoménale chute du taux d’occupation et l’installation de la peur et de l’insécurité de l’emploi parmi ceux qui conservent encore leur travail et ceux qui le perdent.

Ces derniers, face à l’abandon des capitalistes, se " retranchent " sur leur lieu de travail : ils occupent d’abord les usines, ils résistent ensuite aux délogements – au moyen de batailles légales et physiques - et gèrent finalement leur production.

Il s’agit alors d’un processus objectif, il n’y a ici aucune prédétermination idéologique. Au contraire, c’est la propre mécanique de la crise du Capital qui a déplacé le centre de la lutte, en la sortant de l’orbite de la distribution de la richesse pour la replacer sur le plan des propres rapports de production. Avec sa conséquence inévitable : le questionnement du sacro-saint principe de la propriété privée.

C’est un processus objectif mais qui se rattache à la tendance historique qui montre comment, à des étapes et des périodes distinctes, avec une force et une intensité distinctes, le Travail a essayé de suppléer au Capital, en le remplaçant par l’organisation ouvrière, en cherchant à prendre en mains le contrôle des entreprises.

Echec au patron, tout le pouvoir au travailleur!

Ernest Mandel, dans son anthologie classique " Conseils ouvriers, contrôle ouvrier et autogestion ", signale qu’en 1819 déjà " des ouvriers anglais du tabac, après 11 mois de grève, commencèrent à produire pour leur propre compte ", ou qu’en 1833, " les ouvriers français du vêtement s’accordèrent ‘pour travailler seulement en association’, en éliminant les patrons."

En plus d’un siècle et demi de luttes, les travailleurs du monde entier ont prouvé que cette tendance est permanente et résiste au temps. Les exemples sont si nombreux qu’il n’est pas possible de les citer tous ici, mais il y en a un plus emblématique que les autres, celui de l’usine d’horloges Lip, en 1973, en France, qui commotionna toute l’Europe. " Les patrons licencient … Licencions les patrons! " ; " on travaille, on vend, on se paie ", des consignes qui résument parfaitement le caractère des actions développées par ces travailleurs et qui démontrent le contenu universel qu’ils donnèrent à leur lutte (Gilbert Marquis, Il y a vingt ans... Lip! Rev. Utopie Critique nº1, París, 1973).

Dans notre pays [l’Argentine], au début de la seconde moitié du siècle, ces tendances réapparaissairent de temps en temps. Au début des années 50, avec la crise du secteur exportateur et son impact sur le marché local, les occupations, spécialement dans le secteur textile, furent nombreuses (1). Dans la période 1958-1962, avec la crise du modèle d’accumulation de capitaux par l’investissement étranger, une nouvelle vague d’occupations se développa.

Dans la plupart de ces cas, l’occupation d’entreprise s’est vue immédiatement suivie par la mise en route fonctionnement et la commercialisation de la production. Le niveau qu'ont atteint ces actions montre la profondeur et l'orientation des réflexions politiques de cette époque qui ont été synthétisées dans les programmes historiques "la Poitrine" (1957) et le "Grand Potager" (1962) (2).

Plus récemment, au début des années 70, les cas de l’entreprise pétrochimique PASSE, à Rosario, et de la usine à papier Mancusso & Rossi, à La Matanza, ainsi que l'occupation et le développement de la production de l’entreprise de véhicules à moteur FORD, à Pacheco en 1985, sont les antécédents immédiats du processus en cours actuellement.

Désorganisation patronale & gestion ouvrière

Telle est l'ampleur de la crise dans le pays où - au moment où est écrit cet article - quelque 120 entreprises, la majorité d’entre elles abandonnées par les capitalistes, occupant quelques 10.000 travailleurs et couvrant une gamme variée de branches industrielles, ont été récupérées par leurs travailleurs et ont repris la production – ou vont la reprendre -; la majorité sous le régime de la coopérative, une minorité sous gestion ouvrière directe, et en exigeant l'étatisation sous contrôle ouvrier.

Cette réalité a réintroduit avec force au sein des secteurs les plus avancés du mouvement ouvrier et populaire le débat historique entre contrôle ouvrier et coopératisme.

Ce débat trouve dans le pays une base matérielle concrète avec une centaine d'usines occupées, mais il renferme toutefois une question plus profonde.

Comme tout le monde le sait, sous le régime de production capitaliste, les travailleurs, comme producteurs collectifs, sont formellement privés de la connaissance intégrale et de toute autorité sur le processus productif, sur ce qui est produit par leur travail et sur le résultat de la vente de ce produit. Le monopole de cette connaissance et de cette autorité est formellement hors de sa portée, entre les mains du Capital.

De fait, et au-delà duquel ces faits sont rendus conscients, l'action autonome d'occuper, de résister, de produire, de commercialiser par les travailleurs eux-mêmes questionne le monopole de l'autorité et celui du savoir (3). De fait, et encore de manière larvée ou embryonnaire, un pouvoir différent commence à s'opposer au pouvoir constitué.

Sous la loi du Capital, le Travail devient virtuel, le produit de ce travail apparaît comme une chose extérieure au travailleur, comme quelque chose qui a une existence hors de lui. Ce n'est pas autre chose que l'aliénation du travail ouvrier, que l’appropriation du Travail par le Capital. Base idéologique sur laquelle s'appuient, ainsi que cela se confirme tous les jours, les relations sociales sous le mode de production capitaliste présentées comme "naturelles". Cela est présenté comme un fait assuré et définitif, que ces relations résultent de rapports d’exploitation et de domination, qui dans le meilleur des cas, peuvent s'améliorer ou être modifiés pour les rendre simplement plus humaines, mais pas pour les éliminer.

Que les travailleurs se chargent des entreprises que les patrons abandonnent met en lumière une des grandes mystifications sur lesquelles fonctionne le système : " que ce n'est pas un produit de la nature ni d'un fait divin inévitable que le patron soit celui qui commande ", ni " que la machine appartienne à un autre et non à celui qui la fait fonctionner et produire tous les jours ". De là, le caractère universel des consignes qu'a universalisées la lutte de Lip : "Nous produisons, nous vendons, nous nous payons" ; " les patrons licencient … Licencions les patrons", parce qu'elles portent implicitement une solution de classe à la crise nationale.

Dans le débat entre coopératisme ou contrôle ouvrier, une question est sous-jacente, celle de l'opposition entre la rupture avec la logique du Capital ou la réintégration à cette même logique.

Sous la forme coopérative, qui présuppose une adhésion volontaire et une gestion autonome, la récupération des postes de travail, une distribution plus égalitaire des revenus à l'intérieur de chaque unité de production, y compris la possibilité d’un plus grand rendement produit d'une rationalité administrative différente sont obtenus.

Il est clair que ce sont des conditions infiniment meilleures de celles existantes, - qu’elles soient sous la domination patronale et encore plus quand le patron abandonne l’entreprise -, mais on ne peut toutefois échapper à la logique du système: la concurrence sur le marché. Ce qui implique que les niveaux de salaire, les conditions de travail et les niveaux de productivités soient toujours en jeu. Parce que tant les rémunérations, les conditions de vente de la force de travail et le temps et les rythmes de la production influencent les coûts finaux du produit, et c’est fondamental pour la concurrence inter capitaliste.

Dans les cas concrets du pays, il faut ajouter que beaucoup de ces expériences sont soumises au fait que les législateurs provinciaux ou municipaux puissent déclarer ces entreprises sujettes à une expropriation qui peut être totale ou se limiter aux machines, à des équipements, à des marques et des brevets pour un temps limité, deux ou quatre années. Au bout de la période, les biens expropriés sont vendus au rabais et les travailleurs se retrouvent face au dilemme de capitaliser leur part par des indemnisations et/ou de sortir à la recherche de capitaux.

Il s’agit ici de réformes que le système peut réintégrer.

Au contraire, le contrôle ouvrier, qui suppose aussi une adhésion volontaire et une autonomie, maintient l'entreprise sous la responsabilité du Capital, qu’elle soit privé ou public, mais les travailleurs assument le contrôle de tout le processus, ainsi que des registres comptables.

Il s'agit "d'une réforme non réformiste", propre à une période d’accentuation de la lutte de classes, qui ne puisse être intégrée par le Capital et dont le futur dépend d'une généralisation et d’une modification profonde du rapport de forces sociales.

En Argentine, depuis les 19 et 20 décembre passés [2001], il y a une modification de la situation générale, une chance de virement à gauche de secteurs de la société. Mais ce changement est-il aussi profond qu’il permette une généralisation de ces caractéristiques?

La conjoncture argentine actuelle présente des particularités propres, puisque face à la fuite des capitalistes et au refus de l'État d'assumer des responsabilités, il y a des entreprises qui fonctionnent sous une forme de contrôle ouvrier sui generis puisqu’il n’y a plus de patrons, qu’ils soient capitalistes ou étatiques, que l’on puisse. D'autre part, dans ces entreprises où les travailleurs ont choisi la forme coopérative et sont en attente de la déclaration d’expropriation par les législateurs, cela a l’habitude d’être tellement lent qu'ils passent de nombreux mois à produire et à commercialiser les produits de fait, sans légalisation de la situation.

Dans ce contexte, ce qui prédomine est la gestion ouvrière directe, où les travailleurs se chargent de l'administration intégrale de l'entreprise, dans un processus qui possède des traits évidents d’autogestion.

Cette solution de classe est le résultat direct du caractère de la crise que traverse le pays. Il ne s'agit pas d'une crise révolutionnaire mais c’est une situation où le haut degré de concentration du capital ne paraît pas laisser d’espaces, au moins pour le moment, à des sorties de type réformiste généralisées. Il s’agit à la rigueur d'une crise organique latente qui n’arrive pas à trouver un terme, et dont l'extension dans le temps est impossible à prédire.

Dans ces conditions, quel est le cours à suivre par l'intervention politique? Est-il nécessaire de s’affirmer dans l’idée du contrôle ouvrier indépendamment de ses réelles possibilités futures? Ou les formes coopératives sont-elles les seuls viables, celles qui ont un avenir mais qui ne questionnent pas la logique ultime du Capital? (4)

Une réponse plus adaptée paraîtrait surgir de la crise elle-même, des efforts et des aspirations des travailleurs. Et cette réponse - conditionnée par la priorité des travailleurs de conserver leurs sources de travail - est la tendance à la gestion ouvrière, indépendamment de la manière dont celle-ci est assumée, qui implique de prendre la place des patrons.

C’est une conclusion objective, qui renferme un conflit, non explicite , le conflit au terme duquel seule une classe en tant que telle pourra sortir le pays du marasme dans lequel il est plongé. Et il est nécessaire de soutenir cette conclusion, parce que même si ces expériences sont limitées ou conditionnées par la situation générale, elles constituent néanmoins des actions pratiques concrètes dans le maniement et le contrôle des entreprises, un exercice indispensable pour la maturation de la conscience collective.

Toutefois il est nécessaire d’être prudent. Quelles que soient les formes qu’elles acquièrent, si les travailleurs qui gèrent ces entreprises leurs efforts et leur créativité exclusivement vers l'intérieur de leurs établissements, s'ils abandonnent toute tentative de coordination et de solidarité avec d'autres usines et expériences, elles sont indéfectiblement condamnées à retomber dans la concurrence capitaliste et dans l'auto-exploitation.

Si le mouvement d’occupation d’usines et de gestion ouvrière est capable de dépasser les limites étroites des usines en question, si le caractère social de sa production est affirmé - différenciée pour autant de la logique du profit - et s’il avance dans la coordination et la planification de ses productions – en les différenciant pour autant du capitalisme anarchique -, il sera prouvé à la société, qui fait preuve d’une adhésion et d’une sympathie envers le mouvement rarement vues, que d’autres formes de produire et de planifier sont possibles, et que d'autres rapports de production sont nécessaires pour résoudre la crise du pays.

Bien qu’encore de manière contradictoire, la situation actuelle présente des conditions favorables. Le mouvement d’occupation d’entreprises et de gestion ouvrière a des contacts avec les autres mouvements. Il partage avec eux le caractère d’organisation en assemblées, c’est-à-dire la discussion pour savoir qui décide et comment c’est décidé. Avec le mouvement piquetero, il partage les pratiques d’autogestion des initiatives qu'ils effectuent, c’est-à-dire prendre en mains la résolution des problèmes, un aspect qu'ont aussi commencé à adopter les assemblées. Dans l'ensemble, ils coïncident dans le caractère démocratique et de pluralisme politique qui doit prévaloir, une caractéristique indispensable pour maintenir l'unité du mouvement.

Bien au-delà du temps durant lequel ces expériences formidables peuvent subsister et de la profondeur qu'elles atteignent, elles montrent objectivement qu'il y a des secteurs de travailleurs qui, poussés par la crise, ont pris la parole, ont cessé d'être seulement des ouvriers, des employés, des techniciens, des professionnels, des intellectuels … pour commencer à devenir des sujets collectifs, des sujets sociaux conscients.

C’est de la capacité dont font preuve les travailleurs pour tirer leurs propres conclusions du processus en cours, et aussi du caractère qu’aura notre intervention politique pour les soutenir, que dépendra l’engagement de ces sujets sociaux conscients dans la modification des rapports de force et dans la construction d’un autre modèle de société.

* Eduardo Lucita est directeur de la revue Cuardenos del Sur.

Traduction : Frédéric Lévêque.

** "Jaque al patrón, todo el poder al peón" repris d’une pancarte dans la fabrique occupée Grissinopoli.


Notes :
(1) L’occupation des entreprises de textile Produtex, Royaltex & Medias Paris fait partie de cette expérience historique. Dans le premier cas, les travailleurs parcourraient les quartiers avec les camions de l’entreprise en vendant la production. A Medias Paris, une assemblée de travailleurs décida, face à la chute de la demande sur le marché local, envoyer une délégation en Uruguay pour arranger la vente de leur produit.

(2) Ces contrôles furent le résultat de la combinaison d’une récession économique aiguë avec des conflits à l'intérieur de la CGT entre les différentes fractions du mouvement syndical. Ceci a mené "à un virement à gauche" de la centrale ouvrière qui a facilité particulièrement l'influence de secteurs de gauche, des courants trotskistes, qui furent ceux qui, entre autres consignes relatives au programme, ont promu le contrôle ouvrier de la production.

(3) C’est plus qu’une mise en question, il s'agit de la ré-appropriation du savoir ouvrier, que le Capital exproprie cycliquement avec la rationalisation et la systématisation des processus productifs, l'implantation de nouvelles technologies et le remplacement du travail "vivant" par le travail "mort".

(4) Dans l'actuelle conjoncture, deux tendances contestent l'orientation générale du mouvement. D'une part, le Mouvement National d'Entreprises Récupérées (MNER), où se regroupe la majorité des entreprises occupées sous la forme coopérative, clairement orienté par l'Église, des membres du Parti justicialiste (péroniste) et la Centrale des Travailleurs Argentins (CTA). D'autre part, un pôle d'entreprises sous gestion ouvrière directe (GOD) ayant comme axe l’entreprise de textile Brukman, de céramique Zanón et minière re-étatisée Rio Turbio, gérées sous contrôle ouvrier et qui rassemble en outre un important nombre d'entreprises autogérées comme coopératives, et comptant sur l'appui des mouvements de travailleurs sans emploi, de quelques assemblées populaires et des partis de gauche.