Lettre (25.09.02):

Madame Kiesel,

Après lecture de vos articles sur l'intensification du conflit en Colombie (Le Soir, 25 septembre), je vous écris pour vous faire part de quelques remarques.

Quand vous écrivez: "Ecœurés par une guérilla multipliant attentats, enlèvements et assassinats, les Colombiens ont à une large majorité (53% dès le premier tour) choisi de lui faire confiance. " (à Uribe)

Ne serait-il pas important de préciser à ce propos que les paramilitaires et l'armée sont responsables, ensemble, à en croire les rapports de grandes organisations de droits de l'homme, de 80% des violations des droits de l'homme. Et surtout que M. Alvaro Uribe, même s'il est passé au premier tour des élections, n'a été élu que par un peu plus de 20% des Colombiens, le taux d'abstention, les votes nuls et blancs représentant presque 60% de l'électorat. Et puis il serait aussi utile de dire, à propos de ces élections, par exemple, que (Newsweek 27.03.02), "les paramilitaires ont maintenu un profil relativement bas depuis qu'Uribe a commencé à monter dans les sondages" et que dans des petites villes les Autodéfenses sont allés jusqu'à "recenser les votants maison par maison, quitte à les tuer ensuite si les votes ne correspondaient pas" (Inprecor, Juillet 2002).

Je vous rapporte aussi des propos de Maurice Lemoine (Monde Diplomatique) tenus à Bruxelles lors d'une conférence: pour comprendre entre autres la victoire de la mano dura, une partie de la réponse se situe sans doute dans la perception de la guerre par la classe moyenne et dans le divorce total entre la ville et la campagne. "Longtemps, les citadins des classes moyennes ne se sont pas rendus compte qu'il existait un conflit en Colombie car il se déroulait dans les campagnes lointaines et que les victimes étaient des guérilleros, des soldats ou des paysans. Les villes n'étaient pas touchées. Et, en fait, il y eut une prise de conscience de l'existence de cette guerre avec cette affaire des enlèvements. Là, les classes moyennes ont très sincèrement l'impression d'avoir à faire à des bandes de gangsters."

Quand vous dites: "Si son prédécesseur, Andres Pastrana, avait multiplié les concessions face à ce mouvement de guérilla, tentant sans grand résultat de mener des négociations politiques".

J'aimerais vraiment que vous précisiez ce que furent les concessions de la présidence de Pastrana. Il est facile de faire passer les FARC pour intransigeantes, et , c'est clair, qu'il y a des choses à leur reprocher, mais dites-moi quelles furent ces fameuses concessions?

La zone démilitarisée? Elle était déjà et le reste en partie (sauf dans les municipios) sous le contrôle des FARC.

Le gouvernement a-t-il combattu les paramilitaires? Les accrochages sont rares (ou mis en scène)... Il suffit de connaître la ville de Barrancabermeja, de se rendre compte combien de policiers et de militaires il y a dans cette capitale du pétrole et comment les AUC agissent en totale impunité pour comprendre que les discours de paix de Pastrana ne furent que de la poudre aux yeux ...

Des réformes économiques et sociales? Rien du tout, depuis le gouvernement Gaviria et la fameuse "ouverture" économique, la situation économique s'empire chaque jour, avec l'aide du FMI et ses formules miracles qui ont conduit l'Argentine là où elle est aujourd'hui.

Les FARC et l'ELN connaissent la situation de l'Amérique centrale, les processus de paix qui y ont eu lieu. Et au vu de la situation actuelle là-bas, il est compréhensible qu'on ne signe pas la paix sans que soient obtenues de véritables réformes. C'est une donnée essentielle.

Madame, j'aimerais vous conseiller la lecture de la biographie non officielle de M. Uribe (écrite par J.Contreras de Newsweek) où sont détaillés ses liens avec le cartel de Medellin, sa politique de promotion du paramilitarisme (avec les CONVIVIR notamment), etc.

Si vous désirez une copie, dites-le-moi!

Je suis un des premiers à critiquer les FARC, politiquement, quant à leur stratégie vis-à-vis, entre autres, d'autres mouvements sociaux, indiens, paysans, ouvriers. Mais je n'accepte guère qu'on les traite de terroristes "sans foi ni loi" comme vous dites, effaçant ainsi près de 40 ans d'histoire, et sans faire référence aux massacres qui ont touché l'Union patriotique, sans parler de la question agraire, de ces quelques 5.000 terratenientes qui possèdent plus de 50% des terres cultivables (et les meilleures!), sans parler de la légalisation des groupes paramilitaires dans les années 60 dans le cadre de la doctrine de sécurité nationale.

On n'explique pas un tel conflit par la seule violence de ses acteurs mais par les CAUSES.

Merci de m'avoir lu, mes meilleures salutations.

Frédéric Lévêque

Réponse (26.09.02):

Bonjour,


Merci de lire avec attention notre journal et de nous communiquer vos réactions. Je suis globalement d'accord avec toutes les remarques que vous venez de me communiquer, et nous avons d'ailleurs déjà fait écho à la plupart de vos informations en mai dernier, au moment de l'élection d'Uribe. Je ne sais pas si vous aviez lu le reportage consacré précisément aux danger des paramilitaires que j'avais réalisé à Medellin. Notre correspondante à Bogota avait elle tracé un portrait sans concession du futur président.


Le problème, c'est qu'un article n'est pas un livre, et que l'on n'a pas l'espace pour reprendre des informations déjà publiées précédemment.

Les crimes trop souvent méconnus commis par les paramilitaires, nous en avons donc parlé à de nombreuses reprises, y compris, chaque lundi de cet été, via une opération spéciale menée avec Amnesty International, en publiant des actions urgentes expliquant le cas de ces journalistes, syndicalistes et autres en danger de mort. En juillet de l'an dernier, j'avais aussi enquêté à Bogota sur le massacre permanent des syndicalistes.


Ces horreurs ne justifient évidemment pas, à nos yeux, les crimes commis par la guérilla que nous entendons dénoncer de la même manière.


Enfin, nous sommes loin de donner un blanc-seing à Alvaro Uribe: l'ensemble que nous avons publié mercredi était précisément conçu pour dénoncer la violence et les dangers de cette politique.


Le dossier colombien reste pour moi une priorité en ce qui concerne l'Amérique latine, et il est évidemment extrêmement complexe. Je ne veux, moi, choisir aucun camp, sauf celui d'une population qui ne cesse de souffrir et voit chaque jour la paix s'éloigner un peu plus.


Bien à vous
Véronique Kiesel

Réponse (07.10.02):

Bonjour,

Merci pour votre réponse.


En effet, j'ai déjà lu des articles intéressants dans Le Soir sur le nouveau président colombien. En effet, également, quand on traite, quand on étudie de très près et tout le temps la situation colombienne, que l'on connaît bien la vie d'Uribe, on sera toujours frustré de lire un article qui la survole uniquement. Un article n'est pas un livre, vous avez raison!

Vous avez raison aussi de dénoncer les crimes, qu'ils soient commis par l'Etat et les paramilitaires, ou par la guérilla. Cela fait partie de votre travail de dénoncer les violations du droit humanitaire international. Mais j'ai personnellement l'impression que la guérilla est largement plus critiquée que l'Etat ou les A.U.C. Le fait d'utiliser le terme 'terroristes' ou 'narcoterroristes', c'est un choix idéologique. Vous le savez, les mots sont importants et à travers eux, leur utilisation, c'est une lutte idéologique qui est menée.


Pourquoi ne pas qualifier l'Etat colombien de terroriste? La lecture des rapports d'organisations des droits de l'homme le justifie à mon avis.


Prenons l'exemple de la campagne en Europe pour Ingrid Betancourt. Il est normal de parler des séquestrations ou des campagnes de solidarité avec les personnes kidnappées, mais le faire de manière répétée donne toujours plus d'arguments, renforce l'extrême droite oligarchique colombienne comme l'Union des éleveurs, une organisation ultra-réactionnaire complètement mouillée dans le paramilitarisme et qui avait accueilli Uribe en 2000 avec le signe phalangiste. Ce type de groupe ou les associations de façade d'extrême droite veulent faire passer le conflit colombien pour de la pure violence due au caractère profondément criminel de ces acteurs en armes.


Jamais, je n'ai lu dans vos pages une véritable explication des causes du conflit: la question agraire en tout premier. L'an dernier, vous aviez interviewé sur place Hector Mondragon, du Conseil national paysan, et vous aviez - il avait écrit une lettre pour se plaindre - détourner ses propos.


On ne peut traiter les paras et les insurgés (FARC et ELN) de la même manière même si des violations du DIH on lieu. Même entre les insurgés, il y a aussi des différences.

Mais bon, je crois que j'en resterai là pour maintenant. J'attendrai de lire vos prochains articles et vous ferai part de mes remarques si je l'estime nécessaire. Sinon, j'espère que vous participerez ce jeudi et vendredi 10 et 11 octobre au Forum international "Colombie: laboratoire de la mondialisation" organisé par la Coordination belge pour la Colombie.

Le premier jour sera consacré à une audition publique sur les pratiques de Coca-Cola en Colombie et le second, plus généralement sur le conflit, la militarisation, etc. Vous y retrouverez H. Mondragon, Lucho Garzon (FSP), des représentants de mouvements paysans et syndicaux, Maurice Lemoine, etc. (plus d'info sur http://www.collectifs.net/cbc)

Merci de m'avoir lu,

Frédéric Lévêque