Antoine Basbous, politologue, est le fondateur de l'Observatoire des pays arabes. Il publie aux éditions Perrin « L'Arabie Saoudite en question », berceau du wahhabisme, dont Ben Laden s'est nourri. Il analyse la progression de cette idéologie à travers le monde, le rôle évidemment essentiel des oulémas au sein de la société arabe, leur puissante implantation dans le monde entier. Et met en avant le divorce saoudo-américain. Voir également l'extrait du livre intitulé « Le paradis des dévôts et des princes » qui relate la vie quotidienne des Saoudiens soumis aux interdits des fanatiques religieux lesquels, comme le dit l'auteur, quadrillent la société avec autant d'efficacité que le Big Brother d'Orwell Nicole Leibowitz Quel a été votre objectif en faisant ce livre sur l'Arabie saoudite, qui sort à la veille du 11 septembre ? Antoine Basbous Le séisme intervenu le 11 septembre 2001 méritait qu'on s'interroge sur ses origines idéologiques pour le replacer dans son contexte. Le wahhabisme étant la matrice de tous les mouvements islamistes sunnites, j'ai voulu expliquer comment cette idéologie, conçue en 1744, s'est emballée avec l'arrivée en abondance du pétrodollar, au lendemain du choc pétrolier et grâce à la bénédiction des États-Unis, tout au long de la Guerre froide. N.L C'est donc un travail d'alerte auquel vous vous êtes attelé. A.B. J'ai surtout voulu répondre à la question que se posent nos sociétés sur la perspective du « choc des civilisations » voulu par Ben Laden et sa vision d'un islam belliqueux et offensif. N.L Dans « L'Arabie saoudite en question », vous écrivez qu'il n'existe pas une seule mosquée bâtie en Occident sans une contribution de l'Arabie à son financement. Vraiment ? A.B. Peut-être y en a-t-il une dont j'ignore l'existence ? En tous cas, une publication gouvernementale saoudienne nous apprend que, depuis trente ans, l'Arabie a construit, sous sa seule houlette, 2.000 écoles religieuses, 1.500 mosquées, 210 centres culturels islamiques et 202 collèges en Europe, en Amérique, en Asie et en Australie. Sa participation à la seule mosquée de Lyon s'est élevée à vingt et un millions de francs. La dynastie saoudienne, gardienne des Lieux saints et chargée de la propagation de l'islam, ne fait rien d'autre que de s'acquitter de sa mission en créant et développant partout des lieux de prédication et de propagande. De fait, les musulmans qui veulent aller prier sont embrigadés par les wahhabites qui transforment les fidèles en militants du jihad. N.L Pourquoi, selon vous, la France et, globalement l'Europe, font-elles preuve de tant d'aveuglement par rapport à ce danger ? A.B. Jusqu'au 11 septembre dernier, l'Occident courtisait la monarchie saoudienne qui exporte sept à huit millions de barils de pétrole par jour et qui, parallèlement, passe régulièrement commande d'armes et d'usines clé en main. Face à Riyad, tous les pays se trouvent en compétition pour décrocher des contrats. Chacun se satisfaisait ainsi d'un « mariage d'argent » et ne souhaitait pas aller plus loin. À cela, s'ajoute le fait que, jusqu'au 11 septembre, l'Arabie était de tous les combats menés par l'Occident. Elle était donc un partenaire stratégique extrêmement précieux qui, de plus, ne coûtait pas grand chose. Les Américains étaient même allés jusqu'à interdire à la CIA de sortir des rapports sur la situation en Arabie pour ne pas courir le risque qu'ils soient éventés par les sénateurs et la presse. N.L Pourtant la montée en puissance du wahhabisme est plus que sensible dans le monde. A.B. Jusqu'à une date relativement récente, l'Arabie, qui a entretenu le wahhabisme, parvenait à le contenir à l'intérieur de ses frontières. Mais depuis la guerre en Afghanistan, les moudjahidines, qui se sont attribués la défaite de l'Union Soviétique, se sont sentis suffisamment puissants pour s'émanciper et passer outre l'avis du pouvoir politique. Les recrutements sont aisés dans la mesure où des aides financières importantes et des bourses sont attribuées à des étudiants arabes pauvres. Les oulémas permettent également à de petits enseignants de devenir en quelques années de nantis professeurs d'université ou de prospères hommes d'affaires. En outre, le budget dont disposent les wahhabites leur permet d'exporter leur doctrine partout dans le monde. Il y aurait parmi eux 800 cadres missionnaires chargés de répandre la doctrine. Ne serait-ce qu'aux États-Unis, treize d'entre eux ont été envoyés dont Mohammed Al-Ghachayane, attaché pour les Affaires islamiques à l'ambassade d'Arabie Saoudite à Washington. À Paris, l'ambassade héberge Abdallah Al-Faleh, un diplomate ayant cette même mission. Tout cela se fait en violation de la convention de Vienne qui interdit tout prosélytisme aux diplomates. N.L Dans votre livre, vous accordez une place importante aux infiltrations wahhabites au Maroc. A.B. Et pour cause ! Un rapport confidentiel adressé au palais de Rabat à la fin de l'an 2000 révélait que le pays subit une véritable « invasion ». Une vingtaine d'oulémas, selon ce rapport, prêchent leur doctrine et bénéficient de la complicité du ministère des Affaires religieuses.70% des mosquées de Casablanca sont d'ores et déjà tenues par les wahhabites. A Marrakech, la mosquée Boukara leur tient lieu de quartier général. Au lendemain du 11 septembre, les oulémas ont refusé non seulement de prêcher pour condamner les attentats, comme le leur demandait le ministre marocain des Affaires religieuses, mais ils invitèrent publiquement les États-Unis « à rechercher les raisons de la haine que leur vouent les peuples ». Un mois plus tard, plus de 250 muftis, parlementaires et enseignants marocains publiaient un communiqué de soutien aux oulémas… N.L Qui gouverne vraiment l'Arabie ? A.B. À l'occasion d'une rencontre avec le prince Abdallah, en février 2002, le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale et membre du Comité des grands oulémas saoudien avait désigné ses pairs, comme « les dirigeants du pays ». En mars 2002, alors que le prince Abdallah s'apprêtait à rencontrer George W. Bush aux États-Unis, l'imam de la grande mosquée de La Mecque prononça un discours radio-télévisé dans lequel il qualifia les juifs de « singes, porcs, traîtres et assassins de prophètes » et exigea que le prince héritier retirât son plan de paix avec Israël. Le 11 juillet dernier, sur la chaîne de télévision « Al-Jazeera », trois imams sommaient le gouvernement royal de « choisir entre participer à l'alliance internationale contre le terrorisme et se rapprocher du peuple saoudien pour faire face aux États-Unis ». Ils ajoutaient que Ben Laden est « le symbole des musulmans ». Aujourd'hui, au sein même du pays, les oulémas tiennent à la télévision des propos qui défient ouvertement la monarchie et la somment de s'aligner. Avant le 11 septembre, ils auraient été jetés en prison. Aujourd'hui, la dynastie ne cherche pas le bras de fer. N.L À Riyad même, dans les affaires intérieures, comment les choses se passent-elles ? A.B. La dynastie des Saoud est vieillissante et souffre d'un déficit d'énergie. Les « grands » princes ont entre 68 et 90 ans. Ils vivent en dehors du temps, derrière les hautes murailles de leurs palais et communiquent peu avec la jeunesse saoudienne, majoritaire dans le pays. Le roi Abdelaziz avait, lui, courage et savoir-faire. Il a su lancer son armée contre les prédécesseurs de Ben Laden et les écraser. Blessé plus de quarante fois dans sa vie de combattant, il était respecté. Aujourd'hui, dans une Arabie surendettée, les wahhabites ont toute latitude pour contrôler la société. Le Saoudien a vu son niveau de vie chuter d'environ deux tiers en quinze ans. La rue est donc très remontée contre ses dirigeants. De plus, le pouvoir nominal est entre les mains du roi Fahd qui est intellectuellement absent depuis sept ans, et le pouvoir réel entre celles d'un prince héritier, Abdallah, qui n'ose pas réformer de peur d'être renversé avant de régner. Une situation qui fait qu'effectivement de plus en plus de concessions sont accordées aux oulémas. Cela est sensible dans beaucoup de choses de la vie quotidienne. N.L Lesquelles ? A.B. Il y a trois ans, le prince héritier a voulu autoriser les femmes à conduire des voitures. Son cabinet a alors réuni les rédacteurs en chef des différents journaux saoudiens et leur a demandé de lancer le débat de manière pondérée. Les oulémas, apprenant la nouvelle, ont boycotté plusieurs semaines de suite la rencontre hebdomadaire du vendredi qu'organise le prince héritier. Abdallah a compris le message et s'est incliné. Il a ainsi déclaré : « le dossier est clos ». Tout récemment, en matière d'éducation, vient de se jouer un bras de fer entre le pouvoir et les oulémas que ces derniers ont remporté : pour moderniser l'éducation, le pouvoir avait décidé d'introduire l'apprentissage de l'anglais dans l'enseignement primaire – ce qui était une véritable urgence dans ce contexte d'explosion démographique où les matières qui ouvrent au marché de l'emploi sont absentes des programmes scolaires saoudiens. Le bac scientifique comporte six matières de sciences religieuses ! Les saoudiens se destinent à des postes de direction alors qu'ils ne sont pas qualifiés, laissant les vrais emplois aux sept millions d'expatriés que compte le pays. Mais les oulémas ont bloqué toute velléité de réforme et l'apprentissage de l'anglais a été reporté à plus tard. N.L Quel sort, selon vous, sera réservé à l'Arabie Saoudite si les Américains font la guerre à l'Irak ? A.B. Avant tout, je tiens à dire à propos des USA combien je suis surpris de voir à quel point les maîtres de la communication mondiale ont si mal communiqué sur cette affaire. L'administration Bush a instauré le système de la douche écossaise. On déclare quelque chose le matin, on se contredit à midi, on le réintroduit le soir. Un manque de compétence qui fait que des alliés naturels comme les pays européens, et certains pays arabes qui, jadis, auraient pu être du côté de l'Amérique, lui tournent maintenant le dos. Pour en revenir à la guerre elle-même, il semble clair que si l'Amérique parvient à renverser Saddam Hussein – ce qui est relativement aisé – et à installer à Bagdad une équipe stable qui ne leur soit pas trop hostile, l'Irak pourrait à moyen terme tirer de son sous-sol six millions de barils de pétrole par jour et, à long terme, jusqu'à dix millions de barils. Cela impliquerait que les Américains restent sur place et organisent le pays dans l'après Saddam. Alors, et seulement alors, l'Irak, deuxième pays en terme de réserves mondiales, pourrait prendre le relais de l'Arabie Saoudite en matière d'hydrocarbure. Mais c'est seulement dans ces conditions que les Etats-Unis officialiseront leur divorce avec l'Arabie. N.L Cette nouvelle donne économique n'entraînerait-elle pas une chute de la dynastie saoudienne ? A.B. Privé du soutien des Américains, et confronté à son opinion publique, le régime se trouverait, sans doute, en grande difficulté. Déjà, le chômage atteint les 30% et le déficit budgétaire est à hauteur de 4,1% du PIB. Quant au succès du programme de privatisation lancé en juin dernier par le Conseil économique suprême, il reste plus que problématique. Le secteur privé représente 40% du PIB et 89% de l'emploi, quand 5 à 10% seulement des travailleurs du privé sont des nationaux. À ces données de base, s'ajoute le fait que les Saoudiens qui ont investi dans l'immobilier aux États-Unis se retrouvent dans une situation périlleuse. Comment vendre alors que la bourse est à un très bas niveau ? En même temps, ne pas vendre devient plus que problématique dès lors qu'une plainte a été déposée contre l'Arabie Saoudite par les parents des victimes du 11 septembre. Si elle le décidait, la justice américaine serait en mesure de geler tous les avoirs saoudiens qui se trouvent sur le territoire des Etats-Unis – les avoirs étatiques comme les avoirs privés. Je pense que, face à cette menace, d'importants capitaux ont été dirigés vers d'autres places, à Londres principalement. Mais je ne suis pas sûr qu'il y ait eu retour de l'argent saoudien en Arabie. N.L Une monarchie affaiblie, voire écartée du pouvoir… L'Arabie saoudite ne risque-t-elle pas d'éclater en plusieurs provinces ? A.B. Au début du XXème siècle, il y avait une vingtaine d'États sur la planète. Un siècle plus tard, ils sont cent quatre vingt-dix. Nous avons assisté à l'éclatement de l'Union Soviétique, de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie. Nous sommes en train d'observer que l'Arabie, qui est constituée de plusieurs entités unifiées par le roi Abdelaziz au début du siècle dernier, garde les souvenirs de ses différences et que leur principal ciment national est le pétrodollar. Si la force centrale se délite, si le pétrodollar se tarit, je ne vois pas comment ce pays resterait unifié. Tout laisse croire aujourd'hui que l'Arabie ne pourra pas échapper au règlement de la facture politique du 11 septembre, qui entraînera obligatoirement le divorce avec son protecteur américain. Le monde arabe n'a pas réussi à laisser s'épanouir ses minorités. Regardez les Kurdes en Irak, les Chiites en Arabie… Le Koweït est à peu près le seul pays arabe où la minorité chiite est représentée au parlement et au gouvernement. Si la guerre avec l'Irak avait lieu, on pourrait retrouver, comme au lendemain de la première guerre mondiale, la mise en place d'un nouvel ordre régional.