“Les attentats-suicides constituent des crimes contre l’humanité. Les responsables de tels actes ne sont pas des ‘‘martyrs’’ mais des criminels de guerre qu’il convient de poursuivre et de juger ”. C’est la conclusion d’une récente étude consacrée aux attentats-suicides perpétrés par les Palestiniens en Israël et dans les territoires occupés depuis le début de la seconde Intifadha, en septembre 2000. Réalisée par Joe Stork pour le compte de la très sérieuse Human Right Watch, une organisation de défense des Droits de l’Homme basée aux Etats-Unis, l’étude a été rendue publique le 1er novembre dernier. Mais elle est passée presque inaperçue, surtout dans le Monde arabe, où elle n’a pas suscité l’intérêt escompté parmi les hommes politiques, les intellectuels et les défenseurs des Droits de l’Homme. Ceci est d’autant plus étonnant, et regrettable, que le sujet est d’une sanglante actualité. Que dit cette étude ? Se référant constamment au droit international – celui-là même que les Palestiniens invoquent souvent pour mettre en cause la politique israélienne dans les territoires occupés –, l’étude de HRW réfute les principaux arguments avancés par ces derniers pour expliquer les attentats-suicides. Car, aussi injuste qu’elle puisse être, l’occupation israélienne des territoires palestiniens ne peut pas expliquer – et encore moins justifier – ces actes extrêmes. De même, l’attentat-suicide ne peut être considéré comme une riposte légitime aux exactions que Tsahal ne cesse de commettre dans les territoires palestiniens. Quant au déséquilibre des forces, qui met les Palestiniens dans une position d’infériorité dans tous les domaines, il ne peut, en aucun cas, justifier le recours aux “bombes humaines”. Tant il est vrai que les kamikazes ne sauraient être considérés comme des pendants palestiniens des chasseurs bombardiers F-16 israéliens. Les attentats-suicides ciblent, habituellement, les populations civiles, qui sont les plus désarmées face à cette forme de violence. Or, l’attaque des civils est, par définition, contraire au droit international. Les colons, qui sont, dans leur majorité des civils, ne peuvent, par conséquent, du moins du point de vue du droit, constituer des ‘‘cibles légitimes’’, et cela contrairement à une idée fort répandue parmi les Palestiniens. Après avoir rappelé ces clauses de principe, l’étude stigmatise ce que John Stork appelle les ‘‘ambiguïtés’’ de l’Autorité palestinienne dans sa manière de faire face (ou de pas faire face) aux attentats-suicides et le ‘‘climat d’impunité’’ qu’elle entretient autour des responsables de ces attentats. L’auteur présuppose que l’Autorité connaît vraiment l’identité de ces derniers. Ce qui est loin d’être prouvé. Le recours au mot ‘‘martyr’’ pour qualifier les kamikazes dénote également, selon John Stork, une approbation tacite de leurs actes. Certes, depuis mai dernier, Yasser Arafat ne manque pas une occasion pour condamner fermement les attentats-suicides, mais il continue néanmoins d’utiliser ce terme de ‘‘martyr’’, qu’il charge d’une connotation positive. Les Israéliens y voient, à tort ou à raison, une forme de légitimation morale et politique de l’attentat-suicide. A-t-on pu établir l’existence de liens entre l’Autorité palestinienne et les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa, l’un des groupes responsables des attentats-suicides et qui se réclame du Fatah de Yasser Arafat ? La réponse de HRW est sans ambages : “Rien ne nous permet jusqu’à présent d’affirmer que les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa ont organisé des attentats-suicides sur ordre direct de l’Autorité palestinienne”. L’organisation a pourtant examiné à la loupe les documents saisis par l’armée israélienne lors de ses nombreuses incursions dans les zones autonomes palestiniennes, mais elle n’y a rien trouvé qui puisse justifier une pareille accusation. HRW a cependant souligné la “responsabilité politique” de Yasser Arafat et de ses hommes dans la poursuite de ces attentats. L’Autorité palestinienne aurait pu agir contre les poseurs de bombes au moment où elle en avait encore les moyens, c’est-à-dire durant les premiers mois de l’Intifadha, mais elle ne l’a pas fait. La suite, on la connaît... L’étude de HRW, dont beaucoup de journaux occidentaux ont rendu compte, est actuellement en cours de traduction en arabe. Ses initiateurs voudraient lui assurer une large diffusion parmi les Palestiniens, en espérant que ces derniers y trouveraient matière à un débat sur les attentats-suicides. Mais ce débat ne concerne pas seulement les Palestiniens. Il concerne aussi tous les Arabes et les Musulmans. Car les attentats-suicides, hier complètement inconnus dans le Monde arabo-musulman —même au temps des luttes de libération nationale, on n’a enregistré aucun acte de ce type— sont perçus, aujourd’hui, un peu partout dans le monde, comme une ‘‘spécialité’’ arabo-musulmane. Comment en est-on arrivé là ? Peut-on faire l’économie d’un débat sur les causes et les conséquences de cette pratique barbare dont nous pourrions tous être un jour les victimes? Est-ce qu’il suffit de dénoncer l’amalgame que font certains médias occidentaux entre Islam et terrorisme pour régler définitivement le problème ? Lorsque de grands théologiens musulmans, au Caire ou à Karachi, n’hésitent pas à lancer une fatwa légitimant le recours à l’attentat-suicide comme un moyen de résistance, n’est-il pas du devoir de tout musulman de s’élever contre une pareille dérive, qui pourrait mener les Musulmans à la catastrophe ? On peut déplorer, certes, que de jeunes garçons et de jeunes filles soient amenés à sacrifier leur vie pour défendre la cause de leur peuple. On peut aussi stigmatiser l’injustice qui les a amenés à commettre cet acte extrême, qui exprime plus que le désespoir: le dégoût de la vie et la haine de soi. On peut enfin chercher à comprendre les raisons, objectives et subjectives, qui amènent ces kamikazes à sacrifier ainsi ce qu’ils ont de plus précieux en eux: leur vie. On doit cependant aussi déplorer le sort injuste de leurs victimes dont le seul ‘‘crime’’ est de s’être trouvées là au mauvais endroit et au mauvais moment. Si le débat sur les attentats-suicides, leurs causes et leurs conséquences, devait aujourd’hui avoir lieu, il devrait, pour être objectif et juste, tenir compte aussi du point de vue de ces victimes qui, elles, au contraire de leurs ‘‘tueurs’’ (n’ayons pas peur des mots!), n’ont pas choisi de mourir. La cause palestinienne, parce qu’elle est juste, ne devrait pas être défendue par des moyens contestables. Les attentats-suicides, qui sont moralement douteux et politiquement improductifs, ne lui ont rendu, jusque là, aucun service. Un bilan sérieux de ces attentats nous montrera, à coup sûr, qu’ils ont causé un véritable gâchis, puisqu’ils n’ont ‘‘bénéficié’’, jusque là, qu’à Sharon, Mofaz et à tous les faucons israéliens.