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«Big Brother», c’est de l’histoire ancienne. Mais dans la vie réelle, Big Brother est plus actif que jamais. Le ministre de la Justice, Marc Verwilghen, allonge un demi-milliard de plus aux services policiers pour qu’ils améliorent leurs écoutes téléphoniques. Imitant Louis Tobback à Louvain, Anvers veut installer des caméras pour surveiller de près son centre-ville. La semaine dernière, le juge d’instruction bruxellois Bulthé est tombé sur le dos de la société Proximus qui, d’après lui, ne transmet pas assez vite à la justice ses informations sur les conversations téléphoniques. Sans compter tous les satellites qui captent tout ce qui se transmet par téléphone, fax ou e-mail. Ils constituent une composante d’Echelon, nom de code d’un système d’écoute à l’échelle mondiale, contrôlé par les USA, la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande, le Canada et l’Australie

Jeanne Berx

Le véritable Big Brother

Toutes les trois heures, le système d’écoute Echelon traite autant d’informations qu’une grande bibliothèque universitaire. Comment cela? Quelles techniques utilise-t-on? Nous avons posé la question à Wim Kenis (PTB), qui a réalisé une étude sur Echelon.

Déjà, en 1948, un accord portant le nom de Security Agreement avait été conclu entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. C’est cet accord qui constitue la base du projet Echelon. Pourquoi Echelon n’est-il devenu d’actualité que ces dernières années seulement?

Wim Kenis. L’accord de 1948 était un accord secret. L’existence et le fonctionnement d’Echelon ont été mentionnés pour la première fois par le journaliste néo-zélandais Nicky Hager dans son ouvrage Secret Power, paru en 1996. Ce livre repose sur les témoignages de dizaines de spécialistes impliqués dans Echelon. Les révélations de Hager ont été confirmées quand la National Security Agency (NSA), le plus important service de renseignements des Etats-Unis, a publié une partie de ses archives.

La publication la plus récente et la plus accréditée sur Echelon est un rapport de l’enquêteur et journaliste anglais Duncan Campbell, publié en 1998. Il constitue la base de l’enquête du parlement européen sur Echelon. En Belgique, le rapport annuel du Comité I de contrôle sur le fonctionnement des services de renseignements fait également mention de l’existence d’Echelon.

La grande inquiétude du Comité I et du parlement européen vient surtout du constat que les Etats-Unis utilisent Echelon à des fins d’espionnage industriel à grande échelle. Les publications de Hager et Campbell ainsi que les divergences d’intérêts économiques entre les USA et l’Europe ont placé Echelon sous les feux de l’actualité.

A quoi ressemble un tel système d’écoute? Et quelle est son ampleur?

Wim Kenis. Vingt satellites Intelsat ratissent le monde entier et traitent une grande partie de toutes les communications électroniques (téléphone, e-mail, fax, internet). Au même moment, chacun de ces satellites Intelsat peut traiter entre 12.000 et 90.000 communications. Toutes ces communications sont captées par le système Echelon et traitées via une cinquantaine de centraux répartis dans une vingtaine de pays des cinq continents. Ensuite, il y a encore des stations spéciales reliées à des satellites de communications n’appartenant pas au système Intelsat.

Echelon dispose également de ses propres satellites. Ceux-ci sont utilisés pour l’interception de ce qu’on appelle les faibles communications au sol, telles les walkie-talkies, les antennes gsm et les émetteurs FM. Deux de ces satellites top-secret suivent une orbite survolant l’Europe.

La troisième composante des écoutes est un système branché sur les câbles de communication et les réseaux de micro-ondes faisant partie de l’infrastructure nationale et internationale des télécom.

Toutes les trois heures, Echelon engrange une quantité d’informations équivalente à celle contenue dans l’ensemble des ouvrages d’une très grande bibliothèque universitaire.

Il s’agit là d’une quantité gigantesque. Comment toute cette information est-elle transformée en rapports utilisables?

Wim Kenis. Chaque jour, Echelon produit entre 10.000 et 15.000 rapports. Ceux-ci sont transmis à des instances militaires, industrielles ou économiques des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Nouvelle-Zélande, du Canada et de l’Australie.

Afin de distiller ces rapports à partir d’une quantité d’informations aussi énorme, Echelon utilise diverses techniques hyper-sophistiquées. Au besoin, les messages captés sont d’abord décodés, traduits en anglais et ensuite analysés. La traduction se fait automatiquement, à partir d’une centaine de langues.

Pour l’analyse, chaque pays constitue un dictionnaire comportant des mots clés: noms, lieux, données, numéros de téléphone, adresses e-mail, etc. Des ordinateurs analysent les communications interceptées comportant ces mots clés. Ils examinent également comment et à quelle fréquence ces mots reviennent dans un message et ils déterminent ainsi la probabilité selon laquelle un message e-mail ou une conversation téléphonique traite d’un sujet qui peut intéresser Echelon.

On recourt également à des techniques relevant du domaine de l’intelligence artificielle et qui permettent de saisir le contexte d’utilisation de certain mot clé. Imaginez que le mot réserve soit un mot clé. Un message dans lequel le mot «biscuits» figure à côté du mot «réserve» aura un tout autre contenu que celui dans lequel le même mot «réserve» est utilisé en combinaison avec «argent».

Ensuite, on examine aussi qui communique avec qui, selon quelle fréquence et à quels moments. Car cela peut fournir des infos utiles sur la composition et le fonctionnement de certaines organisations.

Toutes ces techniques sont appliquées tant aux communications écrites qu’orales, ainsi qu’aux images. Pour les conversations, on recourt en outre à des techniques de reconnaissance de la voix et les images peuvent être traitées en se servant de la reconnaissance physionomique.

Où se font ces opérations?

Wim Kenis. L’une des bases se situe à Memwith Hill dans le Nord-Yorkshire, en Angleterre. Il s’y trouve 25 grandes antennes de captation des communications transmises par satellites. Y travaillent 1.400 agents de la NSA et 350 Britanniques.

A la fin des années 90, on a mené de nombreuses actions contre cette base. En 1997, il s’est avéré au cours d’un procès que la NSA, à Memwith Hill, pouvait également intercepter 100.000 conversations simultanément via au moins trois câbles optiques majeurs. Des employés des British Telecom (la société des téléphones britanniques) ont témoigné à ce propos lors du procès. Mais il s’agissait d’un procès contre des militants et non contre les pratiques d’écoute. Le juge signifia donc aux témoins de se taire à ce sujet.

Photo - La station de la NSA (services secrets américains) à Leitrin, au Canada. D’autres bases aux USA, au Canada, en Grande-Bretagne, en Hollande, en Allemagne, en Nouvelle-Zélande,... traitent une quantité gigantesque d’informations interceptées par satellite pour en faire des rapports utilisables. En médaillon: le lieutenant général Michael V.Hayden de la Force aérienne américaine, chef du projet Echelon (Photos NSA)

 

A l’école du général Kitson

La pierre angulaire de la stratégie répressive de tous les services de police et de renseignements n’est autre que la collecte d’informations concernant «l’ennemi intérieur». Il existe un modèle, connu sous le nom de celui qui l’a décrit pour la première fois: le général anglais Frank Kitson.

Dans les années 50 et 60, Kitson a acquis une vaste expérience dans les anciennes colonies britanniques en opprimant les mouvements populaires anticoloniaux. Ensuite, il a opéré en Irlande du Nord. En 1971, il a résumé ses expériences dans son ouvrage Low Intensity Operations, Subversion, Insurgency & Peacekeeping (Opérations à faible intensité, subversion, insurrection et maintien de la paix). Le journaliste français Roger Faligot a fait connaître la doctrine de Kitson à un large public en publiant Guerre secrète en Europe.

Kitson part du principe que les services de police, l’armée et les services de renseignements doivent se préparer à pouvoir faire face à des mouvements populaires qui peuvent évoluer vers une insurrection générale. Dans ce qu’il décrit comme «le processus de subversion», il distingue trois phases: la phase préparatoire, la phase non violente et la phase d’insurrection déclarée. Selon Kitson, les services de police doivent mettre tout en oeuvre, en étroite collaboration avec les responsables politiques, pour éviter que l’on en arrive à la phase trois.

Le général décrit en détail comment y tendre dans chacune des phases. Dans la première (dans laquelle nous nous trouvons généralement), il souligne l’importance d’une étroite collaboration entre les structures civiles et militaires. Il incombe aux structures civiles d’appréhender et de neutraliser le mécontentement inévitable du peuple à propos du chômage, de la flexibilité, du coût de la vie, des dysfonctionnements de la justice en élaborant des programmes de réformes. Les structures civiles doivent manipuler l’opinion publique via les médias afin de faucher l’herbe sous le pied des alternatives radicales qui remettent en question le capitalisme même. Les structures militaires, au nombre desquelles figurent également les services de police, doivent s’occuper principalement de la collecte et l’analyse d’informations de degré inférieur concernant toute personne ou organisation considérées comme faisant partie de «l’ennemi intérieur». Sur base de ces informations, il convient de mettre sur fiches l’organigramme de ces organisations, de dresser les listes de leurs membres, collaborateurs et sympathisants en amassant le plus grand nombre d’informations sur leur vie privée et professionnelle. Ce sont ces informations qui doivent mettre les services de police en mesure, dans l’une des phases suivantes, d’organiser une répression efficace et ciblée.

Photo - Le livre dans lequel Roger Faligot analyse la doctrine Kitson, ce général britannique qui a décrit la stratégie répressive des services de police.