Sous le titre « L'islam n'a pas d'uniforme », dans El Ahram du 4 octobre 2002, Noura Abdel Halim a réalisé pour la page « Femme » du quotidien gouvernemental égyptien un long entretien avec le Dr Ahmed El Tayyeb, nouveau grand mufti d'Egypte nommé par Hosni Moubarak. Interview fort intéressante sur le rôle, la place et l'avenir des femmes égyptiennes, dans une société travaillée par l'islamisme. Mais le Grand Mufti y réitère aussi son soutien aux attentats-suicides. Présentation de l'entretien du Grand Mufti d'Egypte Pour mieux comprendre l'intérêt de cet entretien avec Ahmed El Tayyeb et les enjeux qu'il soulève quelques rappels sont nécessaires. Tout mufti, législateur suprême de l'Islam, est officiellement un employé du Ministère de la Justice, nommé par le Président de la République, après consultation du Cheikh d'El Azhar, du ministre de la Justice et du ministre des Cultes. Dans l'accomplissement de sa tache, le mufti est en lien direct avec ces derniers. Position délicate, d'autant qu'il doit se prononcer de manière officielle, comme autorité suprême de l'Islam, sur presque tous les sujets qui régissent la vie quotidienne. L'Islam étant aussi une législation, le droit civil et le droit religieux s'intègrent et s'enchevêtrent en effet, en Egypte comme presque partout ailleurs dans le monde musulman. Dès les premières lignes, le Mufti d'Egypte surprend par sa démarche. Il est nécessaire de le suivre dans la distinction qu'il opère entre ce qui relève de l'islam et ce qui relève de la société égyptienne et de ses coutumes locales ancestrales. L'idée de fond qui sous-tend sa démarche repose sur la ressemblance qu'il établit entre les mœurs d'aujourd'hui en Haute Egypte et celles des temps pré-islamiques de la jahiliyya (l'ignorance) dans la péninsule arabique. La dureté de caractère de l'homme, la situation inférieure de la femme, la mise au monde d'une fille qui est une honte ou une infamie, son père qui l'enterre de ses propres mains, l'interdiction de poser ses yeux sur la femme avant le mariage, la mainmise totale du père sur la fille pour ce qui est de son sort, de ses études, du choix de son parti, la femme adultère qui doit être tuée afin d'effacer la honte etc… : tout se ressemble singulièrement. Pour lui, ce que l'Islam a opéré dans la péninsule arabique du temps du Prophète doit s'accomplir aussi dans l'Egypte profonde. Dans une société aussi archaïque, l'islam se présente comme un libérateur de mœurs désuètes et inhumaines. Comme un facteur de modernité : ce qui n'est pas le moindre des paradoxes pour un occidental. Le mufti rappelle que la femme, au début de l'islam, avait voix au chapitre. Attitude relativement courageuse de sa part quand on sait qu'une femme en Egypte ne peut être juge ni participer aux fatwas (décrets de jurisprudence musulmane liant en conscience). En ce sens, dans cet entretien, Tayyeb ouvre une brèche en faisant une proposition révolutionnaire : la création d'un bureau parallèle à celui du mufti où siègerait une femme, afin qu'elle participe à l'élaboration des fatwas. Il fait ainsi écho à une requête formulée il y a trois ans par le professeur Dr Soad Ibrahim Saleh, et restée évidemment sans suite. Par ailleurs, le mufti n'occulte pas les valeurs propres de la modernité qui, aujourd'hui, se confondent avec l'occident. Il entend au contraire les intégrer - au passage il loue la femme européenne. Parce que l'islam selon lui a toujours eu une grande vénération pour la science, la modération et le bon sens, il entend relativiser les fatwas, selon l'époque et le lieu de leur émission et instituer des commissions composées de scientifiques de différentes disciplines afin de former un jugement correct pour une fatwa etc. Une position offensive. Dans l'interview qui va suivre, il est question aussi du Khol' (séparation), ce droit que l'Islam accorde à la femme de se séparer de son mari – perdant aussi tous ses droits ….- quand la situation du couple devient intolérable. Au début des années 80, des progrès très sensibles avaient été faits : le droit avait admis qu'une femme égyptienne puisse demander le divorce. Devant le tollé général, cette loi avait été retirée, confinant les Egyptiennes dans une situation particulièrement rétrograde. Depuis peu, on a introduit le Khol', qui par contre est une tradition tout à fait musulmane. Certes cela représente un progrès par rapport à la situation ante pour les femmes, mais il ne manque pas de nourrir à son tour des polémiques. De fait, ce droit est censé être une étape qui précède le divorce entériné par l'homme. En ce qui concerne le mariage, dans l'Egypte actuelle, les jeunes ayant une grande difficulté à trouver un logement à prix accessible et un travail suffisamment rémunérateur, sont obligés de retarder le moment des noces. Pour palier cette situation, pour faire face aussi aux difficultés habituelles dans le mariage, certaines variations/innovations plus ou moins licites du mariage officiel ont été introduites. Pour couvrir leurs ardeurs amoureuses, les jeunes ont recours au mariage "du plaisir", al motaa (dont il n'est pas fait mention explicitement dans cet entretien, et qui est vient d'Iran), le mariage "en cachette", al serri, le mariage "de facilité" al messiar. L'avortement est aussi une solution à bien des situations. Bien qu'interdit officiellement, il a toujours été pratiqué, mais en cachette. Mais les viols se multiplient en Egypte : voilà pourquoi le mufti se prononce aussi là dessus. Par ailleurs, un des points sur lesquels il reste inflexible, est la nécessité pour la femme qui désire se marier d'avoir un tuteur. On voit donc qu'il ne peut ni tout changer, ni tout modifier. Il reste prisonnier du poids de l'histoire et des habitudes. L'islamisation croissante de la société égyptienne contraint la plupart des musulmanes à porter le voile : de ce point de vue, la régression ces dernières années est visible à l'œil nu. Cette question est aussi abordée- sans oublier les chansons, que les extrémistes condamnent. Face à ce retour massif à des pratiques qui engendrent une énorme pression morale sur tous, le mufti présente une position musulmane modérée. Pour cela, il revient aux sources de l'islam. De quoi décontenancer le lecteur occidental qui ne connaît pas bien les textes et ne sait pas qu'on peut, sans difficulté et pour mains sujets, en tirer une position tout à fait modérée, et parfois même très moderne. Question d'interprétation. C'est la qualité de la culture théologique de cet intellectuel qui explique son regard. Il a le mérite d'entreprendre un renouvellement réel. « Ma mission est de montrer le vrai visage de l'islam. Un islam tolérant et prêt au dialogue » dira-t-il dès sa nomination le 10 mars dernier. De ce fait il aborde la question cruciale de la modernisation et de l'intégration de l'Islam dans le monde d'aujourd'hui et appelle de ses vœux des hommes capables de la réaliser. D'ailleurs, le titre provocateur de l'entretien : L'Islam n'a pas d'uniforme ("uniforme" est dans le texte arabe) en dit long sur le désir d'adaptation au monde d'aujourd'hui que poursuit de façon chaotique, difficile, l'islam officiel en Egypte. Pays dont il convient de rappeler qu'il est le berceau des Frères musulmans et de bien d'autres courants et sectes extrémistes. Cependant, aucune volonté de modernité - pas plus que le respect de la tradition - ne peut justifier un instant la prise de position du mufti sur les attentats-suicides en Israël, aux Etats-Unis, en Indonésie ou ailleurs, position en contradiction avec celle du Cheikh d'El Azahar. Son attitude sur ce terrorisme jette plus qu'une ombre sur le reste de ses propos. Ibrahim Moustafa Voir aussi : site en anglais de l'Islam officiel en Egypte, ministère des Cultes, Conseil suprême des affaires musulmanes. Article : Women's liberation trough Islam (La libération de la femme par l'Islam) Voir sur les femmes et les postes de responsabilité l'article en anglais dans El Ahram weekly, Frailty, thy name is mufti L'INTERVIEW Votre Révérence, vous appartenez à une famille de la Haute Egypte, comment voyez-vous la situation de la femme en Egypte et dans le monde Arabe ? « Dans nos sociétés orientales, la femme est vraiment une victime » Dans nos sociétés orientales, la femme est vraiment une victime. C'est mon expérience de la société de la Haute Egypte et du monde arabe qui me permet de le dire. La femme se trouve démunie, et ceci n'est point dû à l'Islam, ni à la Charia, bien au contraire. L'Islam est venu libérer la femme des us et coutumes anciens qui persistent jusqu'à nos jours, malgré la longue histoire de l'Islam. Bien que la femme soit parvenue à occuper des hauts postes - ministre, médecin, ingénieur, journaliste etc..., sa complexion psychologique lui donne toujours l'impression qu'elle est inférieure à l'homme. Je me suis moi-même heurté à l'interprétation et à l'explication de ce sentiment. Il est possible qu'il prenne source dans nos anciennes traditions bien enracinées, car notre histoire nous dit que le père de famille tuait sa fille et l'enterrait de ses propres mains, parce qu'il considérait le fait d'avoir une fille comme une honte, parce que sa naissance était une vergogne, et sa venue l'annonce de drames. Jusqu'à très récemment, le mari ne voyait sa femme que lors de la nuit de noces. Et à chacun sa chance ! Jusqu'à nos jours, nous avons de ces habitudes dans notre Haute Egypte. L'homme possède toujours la femme et décide de son sort. Il se permet parfois de la priver de son légitime héritage et même de changer l'orientation de ses études. La triste réalité nous dit que certains changent de femmes plus facilement que de brebis, de chèvre, ou de vache. L'homme peut avoir déjà femme et enfants, et il en cherche une autre pour des raisons inacceptables. De plus, il fait cela sans être juste vis à vis de l'une et de l'autre, comme le commande Dieu dans ce cas. Et parmi les phénomènes de discrimination, nous trouvons la distinction entre le garçon et la fille. Si la fille commet l'adultère chez nous en Haute Egypte, elle est tuée ; mais pour le garçon, il n'y a aucun problème, même si, dans la Charia, la sentence est pourtant la même pour les deux. De fait, les lois ainsi que les us et coutumes font de la discrimination et c'est elle qui a maintenu la femme dans l'ombre. L'homme devient féroce vis à vis de la femme. La société perd ainsi une grande énergie, celle qui vient de la femme. Si nous étions plus conformes à la Charia, la femme se sentirait active comme l'homme et serait sûre d'avoir son meilleur refuge, le meilleur défenseur de ses droits dans le Coran. A ce moment-là, elle se trouvera bien plus digne, plus même que la femme Européenne. Elle sera bien plus courageuse et plus libre qu'elle – et ce, dans le cadre de la Charia, qui elle s'accorde avec le sain bon sens. Du temps de notre saint Prophète (que la paix et la bénédiction d'Allah soient sur lui), la femme était libérée de tout ce qui entrave ses sœurs dans notre temps moderne. Elle discutait et objectait, et ensuite décidait. Je mentionne à cet égard une histoire : un jour le Prophète (que la paix et la bénédiction d'Allah soient sur lui) était avec ses compagnons. Une des femmes de son entourage vint lui exposer son cas : elle voulait se marier. La discussion a eu lieu devant tout le monde. Et l'affaire s'est conclue avec son accord : elle se marierait avec l'un des compagnons du Prophète. Nous voyons ainsi à quel point la société du temps du Prophète avait libéré la femme, respecté son identité et ses sentiments. Est-ce que nous trouvons des femmes de ce genre parmi nous ? J'en doute fort. Depuis l'entrée en vigueur de la loi sur le Khol' (droit de séparation accordé à la femme avec perte de tous ses autres droits, ndlr), les discussions vont bon train. Il y en a même qui sont contre, et remettent même en cause sa constitutionalité. Quel est l'avis de votre Révérence dans cette discussion ? Le Khol', le droit à la séparation pour les femmes, est une nécessité Le Khol' est une loi qui appartient à la Charia et on ne peut la remettre en cause. Comme l'Islam a donné à l'homme le droit de divorcer, il a donné à la femme de droit du Khol' , et ceci quand l'homme s'obstine et refuse le divorce, ou s'il instaure une inimitié entre les époux sans raison valable ; dans ces circonstances le Khol' devient nécessaire. Il est possible que l'absence de clauses détaillées dans cette loi soit la raison pour laquelle certains remettent en cause sa constitutionalité. Mais ceci est plutôt une question d'organisation qui revient aux théologiens et aux juristes. Cependant, je voudrais dire une chose à cet égard. Si la situation dans un couple arrive au point où la femme dit : "je hais mon mari et je crains de ne pas m'acquitter de mes devoirs envers Dieu, et je suis prête à céder tous mes droits", alors pourquoi remettre en cause sa démarche ? Pouvons-nous douter de la haine ? La poursuite dans de telles circonstances est inacceptable, et la meilleure solution est de séparer les deux époux. Le Prophète (que la paix et la bénédiction d'Allah soient sur lui) a appliqué le Khol'. Mais il revient à la femme, dans l'utilisation de ce droit, de craindre Dieu et de prendre soin de sa maison et de ses enfants. Qu'elle ne l'utilise que quand un mal réel a lieu de la part d'un mari tyrannique qui veut l'emprisonner et la priver de ses droits. En jetant un coup d'œil dans les causes de Khol' dans les tribunaux, on voit que ce sont les femmes aisées qui en font le plus usage, et ce, avec pugnacité, au point qu'on a l'impression que la loi a été faite pour elles Je sais que bien des épouses n'utilisent pas à bon escient ce droit. Mais ceci ne signifie pas qu'il faille priver les autres du leur. Abordons la question du mariage "légal", 'orfi et du mariage "fait en cachette". Certains pensent que l'évolution sociale et économique rend ce dernier acceptable, puisqu'il stipule un contrat et des témoins. Qu'en pensez-vous ? Le « mariage secret », sans tuteur pour la femme, n'est pas valide C'est une grande erreur de confondre les deux genres de mariages. Le "mariage secret" est non-valide car il n'est connu que des deux parties uniquement (l'homme et la femme), lesquelles demandent aux témoins de n'en dire mot à qui que ce soit. Il est non-valide car la nature du mariage est de se distinguer de l'adultère. Et ce qui distingue la relation légale de celle qui ne l'est pas, c'est le fait que le mariage est connu au moins de la part des deux familles, surtout après l'accord du tuteur de la future mariée. Le mariage dit "légal" n'est souvent pas compris avec précision. Il nous faut ici mettre les points sur les "i". Les éléments constitutifs du mariage sont les seuls à le rendre valide. Le premier parmi ces éléments est la présence d'un tuteur (pour la femme) qui participe à la rédaction du contrat, ensuite le douaire (don nuptial qu'offre le futur époux, ndlr), et puis les témoins, et enfin le texte. De là, nous disons que le mariage dit "légal" contient, de manière complète, les éléments constitutifs du mariage bien qu'il ne soit pas enregistré officiellement. Est-il licite pour une femme cultivée et qui travaille de se marier sans tuteur ? Tous les théologiens sont unanimes pour dire la nécessité du tuteur. Et dans le Hadith sacré (discours du Prophète, ndlr) nous trouvons : "si une femme se marie sans la permission de son tuteur, son mariage est non-valide, non-valide, non-valide". Donc, le mariage doit se faire au vu et au su de son tuteur et avec son consentement. Et d'après Abi Hanifa, il est possible que le tuteur en ait seulement connaissance et lui dise : "marie-toi". La question du tuteur est une question précise et ordonnée : elle revient au père, et s'il n'est pas présent, le frère ou l'oncle ou le cousin ou le neveu etc… Et si l'on ne trouve pas de tuteur cela revient alors au Gouverneur ou au Sultan qui sont tuteurs de ceux qui n'en ont pas. Et le frère ne devient pas tuteur en présence du père, de même le Gouverneur ne peut exercer ce droit en présence de tuteurs légitimes. Et le mariage contre la volonté du père est non-valide. Feu Cheikh Abdel Aziz ben Baz, ex-Grand Mufti d'Arabie Saoudite avait permis le mariage messiar (mariage avec absences régulières du mari, ndlr) et l'a considéré comme un acte de miséricorde envers l'homme et la femme. Que pensez-vous de ce genre de mariage ? En voyage, j'ai rencontre beaucoup de femmes belles, mais j'ai toujours été fidèle à la mienne Il est très répandu dans plusieurs pays arabes. A mon avis, c'est un mariage valide et il résout le problème des pays où les femmes sont en surnombre. Mais nous nous sommes bien écartés de ce taysir (même racine que messiar : rendre une chose aisée, ndlr), car l'Islam, quand il a fermé la porte à l'adultère, a largement ouvert la porte au mariage…. C'est nous qui avons rendu les choses étroites pour nous-mêmes. Les théologiens ont décrété que si un homme n'est pas aisé et qu'une femme riche l'accepte comme époux – s'il passe la voir tous les jours et la quitte à heures fixes - cela ne pose pas de problème. Par contre, d'autres théologiens ont considéré que le mariage messiar était peccamineux car il y avait absence de cohabitation et de résidence. Mais nous sommes devant deux maux. Le premier est celui d'avoir des femmes en surnombre et qui ne pourront pas se marier, entraînant la corruption (l'adultère, ndlr), dont nous craignons qu'elle se répande. Je suis avec ceux qui permettent ce genre de mariage, car il facilite les choses. Le mal dû à l'absence du mari de manière régulière est le moindre mal. Vous- même, sous quel régime êtes-vous marié ? Je me suis marié comme on le fait chez nous en Haute Egypte. Je suis de la rive ouest de Louxor, tout près du Temple de la Reine Hatshepsout, et j'appartiens à une famille connue pour sa piété. Notre père - que Dieu ait son âme - nous a mis, mes frères et moi à El Azhar (sorte de petit séminaire, ndlr) pour faire nos études. De ce fait, beaucoup de devoirs nous incombaient et ceci a énormément limité nos besoins naturels légitimes. A l'âge de dix-neuf ans à peine, durant mes études à la sainte Université d'El Azhar, je me suis marié avec ma cousine germaine. En 1966, Dieu m'a donné un enfant d'elle, un garçon, Mahmud. Il est actuellement ingénieur civil et travaille à Louxor. J'ai eu ensuite une fille en 1972, et elle est mariée. Elle est diplômée de l'Ecole normale, section pédagogie. Et malgré la grande différence qui existe entre ma femme et moi sur le plan des études et de la culture, je ne me souviens pas de lui avoir dit une fois une parole désagréable ou de l'avoir frappée. Malgré mes multiples voyages dans presque tous les pays européens, et bien qu'ayant rencontré beaucoup de femmes belles, cultivées, j'ai toujours été fidèle à ma femme et elle a des droits sur moi ; je demeure convaincu d'elle grâce à Dieu. Comment faites-vous en cas de désaccord avec elle ? Si cela arrive - comme dans tout foyer - qu'elle dépasse un peu la mesure par ses paroles, je me mure alors dans le silence. Elle s'examine elle-même ; la tempête passe et le navire poursuit son chemin dans la paix. La polygamie (la loi musulmane permet jusqu'à quatre femmes, ndlr) a-t-elle selon vous des limites et des régulations ? Oui. Je l'ai déjà dit plus d'une fois dans El Ahram et j'ai été attaqué avec virulence - hélas par une femme. Elle disait entre autres que dans le sunnisme la polygamie (illimitée, ndlr) existait dès l'origine. Ceci n'est point vrai. Avant la venue du Prophète (que la paix et la bénédiction d'Allah soient sur lui), il arrivait qu'homme se maria avec 20 femmes et le Coran a limité cela à quatre seulement. C'est l'Islam qui a limité la polygamie et posé à l'homme maintes conditions d'équité envers ses épouses. Je trouve que compte tenu de toutes ces conditions, il est plus facile pour celui qui est vraiment pieux de n'avoir qu'une seule femme - même s'il ne l'aime qu'à moitié -, que d'en avoir une seconde qu'il aime et qui l'empêcherait d'être équitable envers la première. Le résultat serait un drame entre elles. Le passage du Coran : "Comportez-vous convenablement envers elles, et si vous avez de l'aversion envers elles durant la vie commune, il se peut que vous ayez de l'aversion pour une chose où Allah a déposé un grand bien" (IV,19, ndlr), ce passage est beau ; il rend explicite le fait que Dieu préfère que l'on s'attache à sa femme même si on a pour elle de l'aversion. Dieu, loué soit-il, ne dit pas à l'homme : "Alors divorcez", mais le conseille et l'incite à passer par une autre porte. Si, tout en ayant envers sa femme de l'aversion, il fait vie commune avec elle, Dieu en tirera un grand bien. Voilà le Coran et la façon dont il protège la femme. Cela signifie-t-il que l'alibi de l'évolution des sentiments envers une autre femme n'est pas admis ? Les chansons le disent : la passion dure le temps d'une fleur Il n'est pas uniquement question d'amour et de sentiments. La Loi musulmane est consciente de la réalité des choses, et l'Islam ne bâtit point les foyers uniquement sur l'amour, la beauté ou l'argent. Dieu, loué soit-il, n'a pas dit : "Et il a établi entre vous amour et passion" mais : "affection et miséricorde". La plus belle des femmes, un mois après le mariage devient tout à fait commune aux yeux de son mari car il s'est habitué à elle. Et pour elle aussi, quand elle se marie avec son "prince" charmant il devient après peu de temps un simple "soldat" tout à fait ordinaire. Par contre les foyers solides et inébranlables sont bâtis sur une morale et un comportement louables. L'expression "la même religion" est souvent mal comprise, elle ne signifie pas que la femme doit être "stricte" mais plutôt qu'elle soit ornée d'un comportement moral louable, raisonnable et équilibré. Et comme les chansons le disent : la passion ne dure que le temps d'une fleur ; elle s'éteint rapidement. Est-ce que votre Révérence écoute des chansons ? Vers lesquelles va votre préférence ? Dans le temps, quand j'étais étudiant, les chansons étaient décentes, les poèmes étaient mis en musique et nous les écoutions de temps en temps. Des chansons comme El atlal, Masr tatahaddathou 'an nafsiha et El nahr al khaled avaient un sens élevé, et la musique était distinguée. Par contre maintenant, avec le peu de temps dont je dispose et l'augmentation de mes responsabilités, je n'écoute plus les chansons ni ne connaîs les noms des chanteurs et des chanteuses. Mais je ne dis pas du tout que les chansons sont harâm, interdites moralement. Celles qui sont interdites moralement sont celles qui éveillent les instincts et les passions désordonnés. Je ne comprends pas la philosophie qui se cache derrière le fait de les répandre à ce point parmi les jeunes d'aujourd'hui. Si une femme remplit les conditions requises, est-ce qu'elle peut donner une fatwa (décret religieux obligeant en conscience, ndlr) ? Je ne vois aucun inconvénient à ce qu'une femme donne une fatwa Je n'y vois absolument aucun empêchement. Bien au contraire, et je constate que tel est le cas aujourd'hui. Il existe nombre de fatwas émises par des femmes et qui sont bonnes. Elles sont émises par de vénérables universitaires spécialisées en théologie musulmane, telles par exemple le Dr. Âména Nosseir, le Dr. Souad Saleh et le Dr. Abala Alkahlaoui. La femme, si elle préparée pour cette fonction, s'y montre l'égale de l'homme. J'aurais préféré qu'on profite plus de son expérience pour les sentences de la loi musulmane qui concernent les femmes. A cet égard, la femme est plus compétente que l'homme et elle n'a aucune gêne à donner des fatwas. Et je ne vois aucun empêchement pour que nous ayons ici, à la Maison de l'Ifta', un bureau parallèle à celui du Grand Mufti, ayant à sa tête une grande experte dans les fatwas, et qui s'occupe des questions de la femme. Que pensez-vous du fait qu'une femme ne puisse pas être juge en Egypte bien que ce poste soit occupé par des femmes dans plusieurs pays arabes ? C'est une question litigieuse. Tandis que certains pensent que ce poste ne lui convient pas et qu'il n'est pas bon que la femme soit juge, personnellement, je crois plutôt que la nature des femmes et leur situation d'orientales expliquent la difficulté pour elles d'exercer cette fonction, et non pas sa nature. Pour devenir juge, il faut qu'une femme passe d'abord par plusieurs étapes et prenne des fonctions assez ardues et épuisantes. Est-ce que la femme elle-même accepterait d'aller dans la campagne ou en Haute Egypte (lieux réputés pour leur caractère fruste, ndlr) où en tant que juge d'instruction elle devrait se rendre en pleine nuit sur un monture, pour voir la victime et prendre acte du crime ? Je crois qu'elle reviendra dès la première nuit. Et puis, dans notre pays, il n'est pas facile pour un homme de comparaître devant une femme de l'âge de sa fille et qui l'interroge : "As-tu fait ceci, et cela ?" ; surtout si cela touche son honneur et sa réputation. Est-ce qu'elle a elle-même suffisamment de force pour entrer dans ce domaine ? C'est un problème et c'est en cela que consiste la difficulté. D'après mes études et le travail que j'ai effectué dans plusieurs pays européens, j'ai constaté que la femme n'y fait pas non plus tout ce que l'homme fait. Dans ces pays, la femme s'appuie aussi sur l'homme dans plusieurs tâches. Vous appartenez vous-même à une grande famille de la Haute Egypte. Quelle est selon vous la meilleure solution afin d'y arrêter l'enchaînement de la vengeance et des règlements de comptes ? Hélas, nous n'avons pas de talion rapide pour mettre un terme aux règlements de compte Si nous appliquons immédiatement le principe du talion et le "qui tue, qu'il soit tué", nous aurions rapidement résolu la question de la vengeance chez nous. Elle ne se poserait même plus. Mais hélas – et c'est très regrettable – nous n'avons pas de talion rapide, ce qui garantirait la sécurité dans la société de la Haute Egypte. Il nous faudrait avoir des tribunaux spéciaux qui tranchent rapidement dans cette affaire des règlements de comptes et une jurisprudence diligente. Si le meurtre est erroné, que l'assassin paye une "rançon" déyya à la famille de la victime. Si le meurtre est prémédité, que le meurtrier soit exécuté immédiatement. Dans ce cas, le calme revient, les affaires se régularisent et le phénomène de vengeance s'évanouit rapidement. La base est l'application rapide du jugement de la Charia et ceci a pour fonction de rendre impuissant le meurtrier et sa famille ainsi que, de manière générale, de dissuader tous ceux qui voudraient régler leurs comptes par eux-mêmes. Et ceci trouve appui dans le saint verset : "C'est dans le talion que vous aurez la préservation de la vie, ô vous doués d'intelligence". (II,179, ndlr) Selon vous, quelles sont les limites législatives musulmanes à l'avortement pour raisons médicales ? Si le fœtus est constitué et que l'âme y est infusée, c'est désormais un être humain qui a sa sacralité, son droit à la vie et par conséquent il n'est point permis de "tuer l'âme que Dieu interdit de tuer, sauf selon la justice". …même si la médecine prouve l'existence de déformations dans le fœtus ? L'avortement n'est pas licite pour les femmes violées Si l'âme est infusée comme je viens de le dire, il n'est pas permis de le faire même si les déformations sont prouvées. Dans la vie, nous avons l'handicapé, le non-voyant, le malentendant etc. Il n'y a qu'un seul cas où l'avortement est toléré : quand la vie de la mère est en danger. Sa vie est plus importante et nous devons la conserver, car elle est l'origine. Mais certains théologiens estiment l'avortement licite au début de la conception, avant que le fœtus soit créé et que la vie ne lui soit infusée. Pour ce groupe de personnes, il n'y a aucun mal à cela. Et qu'en est-il de l'avortement pour les femmes qui ont été violées ? Non, ceci n'est pas licite du tout. Les théologiens et les lois en vigueur n'ont jamais considéré qu'il fallait tuer le "fils de l'adultère", même si cela porte à conséquences ; tout peut être arrangé. Existe-t-il des principes généraux qui limitent et régissent la manière de s'habiller pour l'homme et pour la femme en Islam ? L'Islam n'a pas d'uniforme particulier et il n'a pas statué sur ce que doit porter l'homme ou la femme, ni même les théologiens musulmans. Par contre l'Islam demande à la femme, si elle sort de chez elle, de cacher tout son corps sauf le visage et les mains ; que sa tenue soit décente, non transparente, ni moulante, qu'elle ne mette pas en évidence ses atours. Elle est libre après cela de s'habiller comme elle l'entend. Elle peut choisir les habits les plus à la mode, les couleurs qu'elle veut, les pantalons non-moulants. Aucune problème. Même pour ce qui est du choix du voile pour se couvrir les cheveux, elle choisit ce qui lui convient et lui va. Elle peut cacher ses cheveux par une écharpe, un bonnet, un simple voile ou un foulard ; ceci en veillant à couvrir le cou. Il n'y a aucun problème à tout cela car tout ce que l'Islam demande c'est de maintenir la femme dans le statut qui lui revient et d'éviter que l'homme la désire de manière illicite. D'autre part, l'Islam demande à l'homme de ne pas s'exposer aux yeux des femmes, en portant des shorts par exemple ou en se parfumant de manière exagérée. Qu'en est-il du maquillage et des bijoux ? L'Européenne s'attache plus à mettre en valeur sa personnalité ; la femme arabe, elle, se maquille outrageusement Les bijoux permis par Dieu sont ceux qui ornent le visage et les poignets. Si on se limite au kohl et aux bagues, il n'y a aucun empêchement. Mais le maquillage excessif est inadmissible et illicite à cause de la corruption sociale qu'il entraîne. Je voudrais signaler ce que j'ai vu dans les pays européens : la femme européenne se maquille discrètement, pas comme le font ses consœurs dans les pays arabes. L'Européenne est très simple et même si elle n'est pas belle, elle s'attache plus à mettre en valeur sa personnalité que son apparence. Et ce que je regrette vivement c'est que la femme arabe ne se base que sur sa beauté dans toutes les circonstances où elle devrait plutôt traiter avec sa personnalité, ses compétences et la qualité de son travail. Par exemple, si deux femmes se présentent pour un entretien d'embauche et que l'une d'elles a une forte personnalité et une grande compétence mais qu'elle soit de beauté moyenne et que l'autre femme soit belle uniquement, c'est cette dernière qui est embauchée ! La pluralité des sources des fatwas nous met parfois dans une attitude de conciliation, mais d'autres fois ouvre un débat. Par exemple, certains décrivent les opérations qui ont lieu en Palestine comme étant un "martyr", et d'autres lancent des fatwas en disant que c'est un suicide et un meurtre de civils. Est-ce un point vraiment obscur qui fait que des avis autorisés sont aussi divergents ? Pour moi, les auteurs des attentats en Palestine ne sont pas des suicidaires commettant des meurtres contre des civils, mais des martyrs Je voudrais signaler que la divergence dans les fatwas est une chose admise par la loi musulmane et existe de fait. Car ces textes contiennent différents aspects et facettes ; c'est notoire dans les différentes écoles et rites, dans la théologie musulmane et même entre théologiens appartenant à une même école. L'imam Abou Hanifa, vivant en Irak, avait un avis différent de l'imam Malek qui vivait en Arabie. La théologie de l'imam Chaféi était différente durant son séjour en Egypte de celle qu'il professait quand il vivait en dehors de l'Egypte. Il est donc normal que la fatwa varie selon l'époque et le lieu. Et même dans les lois en vigueur, il y a la lettre de la loi et son esprit. Et il arrive parfois que nous ayons recours à des notes explicatives. La théologie musulmane n'est ni hérétique ni hétérodoxe vis à vis de ces textes. En ce qui concerne cette question et à ma connaissance, il y a presque unanimité pour qualifier ces opérations de "martyres". Peut-être que certains théologiens y ont vu un suicide, car l'auteur est conscient qu'il va se tuer. Mais je répète que selon mon point de vue et celui de beaucoup dans le monde musulman, les auteurs de ces opérations sont des martyrs. Car ils y sont obligés et y ont été poussés…. Lire l' interview sur ce thème accordée à l'AFP par le grand mufti en août dernier Notre temps est témoin de beaucoup de changements qui ne trouvent pas des sentences claires auprès de ceux qui nous ont précédés. Nous avons donc besoin de plus de ijtihad (effort de recherche pour trouver des solutions à de nouveaux problèmes, ndlr). Mais certains répètent que toute porte est fermée à l'ijtihad. Qu'en pensez-vous ? La loi musulmane est fondée sur l'ijtihad et le chemin devant l'ijtihad , le renouvellement, est toujours ouvert. D'après un des dits du Prophète (que la paix et la bénédiction d'Allah soient sur lui), il nous est annoncé que Dieu envoie à cette nation (la nation musulmane, ndlr) tous les cent ans les personnes qui renouvellent sa religion. Donc, nous sommes toujours dans l'attente des rénovateurs et des personnes qui mettent en pratique l'ijtihad afin que la charia s'harmonise avec les innovations de l'époque. Les assemblées théologiques dans le monde entier ne se limitent pas aux seuls théologiens. Il y a aussi des questions nouvelles, complexes et imbriquées les unes dans les autres qui touchent notre tradition et notre théologie, qui sont connexes à d'autres disciplines. D'où le fait qu'il n'est pas possible au seul théologien de prononcer une fatwa. D'ailleurs, les assemblées théologiques qui étudient ces questions comprennent aussi des médecins, des généticiens, des techniciens, des astronomes, ingénieurs etc. Cet effort d'ijtihad communautaire a lieu dans les assemblées théologiques dans le monde. L'ijtihad individuel ne peut à lui seul faire face à toutes les nouveautés. Vous ayez exercé dans différents pays du monde et vous avez étudié à l'étranger ; pensez-vous qu'une fatwa puisse être valable dans un lieu et pas dans un autre ? Oui, une fatwa diffère selon le lieu et l'époque. Par exemple, en Europe aujourd'hui, nous avons la "Haute assemblée de la fatwa" qui a son siège au Royaume Uni. Elle traite de la situation de la femme qui vit dans des pays non-musulmans, ce qui fait que le voile ne lui est pas imposé et ce, afin de lui éviter d'être sanctionnée. Il a été aussi toléré que le musulman européen hérite de ses parents non-musulmans afin que l'Islam ne le pénalise pas. Toutes ces fatwas ont leurs sources dans la théologie musulmane. Par exemple, l'imam Abi Hanifa estime que le musulman vivant dans une société non-musulmane peut être dispensé de certaines des obligations qui incombent à ses coreligionnaires vivant en pays musulman.