Le 6 avril dernier paraît dans le journal britannique The Guardian un texte signé par plus d'une centaine de professeurs d'université appelant à un boycottage des liens avec Israël en matière de recherche et de culture. Un appel analogue à un boycottage des institutions israéliennes est publié quelques jours plus tard dans Libération. Le 25 mai, Mona Baker, professeur à l'Institut des sciences et technologies à l'université de Manchester (UMIST), directrice de la revue The Translator - Studies In Intercultural Communication (publiée par St. Jerome Publishing, dont elle est propriétaire) et signataire de plusieurs pétitions de ce genre, écrit à Miriam Shlesinger, de l'université Bar-Ilan, lui demandant de démissionner du comité de rédaction de The Translator. Sur son refus, peu après, elle l'informe d'autorité qu'elle ne fait désormais plus partie des instances la revue : "Je ne peux supporter plus longtemps, lui écrit-elle, l'idée de coopérer avec des Israéliens en tant que tels, à moins que ce ne soit explicitement dans le contexte d'une lutte pour les droits de l'homme en Palestine." Le 8 juin, Mme Baker signifie officiellement à Gideon Toury, titulaire de la chaire Bernstein de théorie de la traduction à l'université de Tel-Aviv, qu'il doit faire le même choix : démissionner ou être démis de ses fonctions de consulting editor de la revue Translation Studies Abstracts, qui appartient aussi à St. Jerome Publishing. Elle ajoute : "Ma décision est politique, non personnelle. En ce qui me concerne, je vous considérerai et vous traiterai toujours comme des amis, sur un plan personnel. Mais je ne souhaite plus maintenir une association officielle avec quelque Israélien que ce soit dans les circonstances actuelles." Il faut savoir que jusqu'alors, la collaboration entre Mona Baker et ses collègues israéliens avait toujours été fructueuse, leurs relations, cordiales, et qu'ils jouissent tous les trois d'une réputation enviable. Science et politique Comme Miriam Shlesinger, Gideon Toury n'accepte pas de démissionner. S'ils refusent de mêler science et politique, les deux universitaires ne contestent pas à la propriétaire de ces revues scientifiques le pouvoir de les démettre de leurs fonctions. La nouvelle de ces mises à l'écart pour cause de nationalité se répand comme une traînée de poudre dans les milieux de la traductologie (étude scientifique de la traduction) et de la linguistique, dans le monde universitaire et dans la presse générale. Le bulletin de l'European Society for Translation Studies (EST) du mois de juin publie une déclaration de son président, qui s'inquiète du traitement subi par deux membres éminents de son association et demande à Mme Baker de revenir sur sa décision. La déclaration du président est citée en partie par le quotidien Haaretz du 16 juin (en hébreu et en anglais). La nouvelle est reprise le 18 juin par une revue américaine, Chronicle of Higher Education. Ici, au Canada, The National Post consacre à cette affaire un article en première page dans son édition du 8 juillet. Parallèlement, un intense débat s'engage par la voie du courrier électronique. Les messages de sympathie ou de condamnation se multiplient. Adressés à Mona Baker, aux deux Israéliens ou aux institutions scientifiques et universitaires, ils invoquent tantôt des arguments politiques, tantôt -- le plus souvent semble-t-il -- des arguments plus généraux, mettant en cause des principes universitaires et moraux. Et, en effet, cette affaire n'est pas anodine et dépasse de beaucoup le monde universitaire. En fait, elle pose des questions importantes qui forcent chacun d'entre nous à réfléchir sur les notions d'université et de liberté universitaire, sur l'appartenance et sur le respect des droits fondamentaux des individus. C'est sur la base de leur réputation scientifique et professionnelle que les deux collègues israéliens se sont fait confier les responsabilités qu'ils ont exercées pour ces revues. Comment justifier qu'elles leur soient retirées uniquement à cause de leur citoyenneté, seul motif qu'invoque, très explicitement, Mme Baker ? L'appartenance à une nation serait-elle devenue un critère de compétence ? On sait bien que non. Si Mme Baker a agi de la sorte, c'est pour des raisons politiques. Et cela, aucun universitaire sérieux ne peut l'accepter. Comme le demande le professeur Michaël Marrus, de l'université de Toronto, qui, désormais, "va respecter l'indépendance académique de ces publications ?" Le professeur Daniel Gile, de l'Université de Lyon 2, pose lui aussi des questions embarrassantes pour Mme Baker : "Jusqu'où ira ce boycott : va-t-elle interdire la publication de comptes rendus des publications de Gideon Toury et de Miriam Shlesinger dans sa revue ? Va-t-elle interdire à ses étudiants de les citer ?" Ne nous y trompons pas : de la réponse à ces questions dépend le sort de la vie intellectuelle, et cet épisode sonne peut-être la fin de l'université libre. Un déséquilibre dans la réprobation Dans l'une des pétitions, il est question de boycottage des institutions et précisé que les individus ne sont pas visés. Mais cette distinction n'est pas reprise par tous et certains estiment que par leur seule appartenance à une université, les professeurs la représentent en tant qu'institution. Posons donc la question : qu'est-ce, pour un universitaire, que représenter une institution ? Suis-je le représentant de mon université quand, en tant que professeur, je donne une communication à un congrès scientifique ? Ne suis-je pas là pour présenter mes réflexions et le résultat de mon travail ? Cette objection est valable -- a fortiori -- en ce qui concerne le gouvernement : des universitaires dans l'exercice de leur travail ne représentent pas plus leur gouvernement que leur institution. Par sa nature même, leur travail doit ignorer les frontières nationales ou étatiques, car la vérité scientifique les ignore aussi : il n'y a pas de science russe ni américaine ni israélienne. Seule une idéologie totalitaire et périmée affirme le contraire. On sait où cela a mené. L'une des pétitions invoquées dans ce débat mentionne explicitement les droits de l'homme. Il est pour le moins ironique (mais, hélas, ce n'est pas la première fois !) qu'en leur nom, ceux de personnes bien réelles soient bafoués si ouvertement ! On ne peut ignorer non plus que le boycottage vise exclusivement Israël, et il faut se demander pourquoi il ignore tant de comportements condamnables lorsqu'ils sont le fait d'autres pays, à commencer par les attentats suicide commis par les terroristes palestiniens. Par exemple, il n'y a pas de boycottage universitaire de la Russie pour ce qu'elle fait en Tchétchénie ni de la Chine pour son occupation du Tibet. Cette sévérité implacable contre le seul État juif, cette indignation sélective, ce déséquilibre dans la réprobation, tout cela devrait paraître suspect à tout esprit non prévenu et l'amener à s'interroger honnêtement sur la tendance actuelle, si forte dans certains milieux intellectuels, à la démonisation d'Israël. Au nom des valeurs qui doivent être non seulement celles de tout intellectuel mais aussi celles de toute personne soucieuse du respect des droits fondamentaux, les universitaires devraient exprimer leur solidarité et leur soutien à leurs deux collègues israéliens, si injustement traités. En tant que citoyens d'un pays libre et démocratique, comme l'est l'État d'Israël, nous devons tous protester aussi contre toutes les manoeuvres politiques qui tendent à faire mettre ce pays au ban des nations. Elles sont la négation des principes qu'elles prétendent défendre.