Le “consensus” de Monterrey, monstruosité capitaliste La lecture attentive du « projet de conclusions et de décisions de la Conférence internationale sur le financement du développement » qui s’ouvre ce 20 mars au Mexique, dit « Consensus de Monterrey », donne froid dans le dos. C’est un monstrueux catalogue de mesures de colonisation du monde. Le texte, flanqué, on se demande pourquoi, de la mention « distribution limitée », encourage la communauté internationale des Etats à « renforcer le rôle de premier plan de l’ONU » et à revitaliser le « système des Nations Unies, pilier central de l’action menée en vue de promouvoir la coopération internationale pour le développement » ainsi qu’à « donner à l’Assemblée générale (des Nations Unies) les moyens de maintenir sa position centrale en tant que principal organe délibérant et représentatif de l’Organisation des Nations Unies ». Fort bien. Mais force est de constater la marginalisation croissante de la dite assemblée générale et la mise à l’écart systématique des Nations Unies lorsqu’il s’agit de débattre (ou d’intervenir dans) des grands problèmes mondiaux. Les représentants des Etats, à commencer par les Etats riches, réunis à Monterrey seraient-ils disposés à effectuer un volte-face aussi spectaculaire que déterminant pour l’avenir de la planète ? Rien, pour l’heure, ne l’indique. Mais on comprend mieux ce souhait quand on sait que le texte émane de l’Assemblée générale des Nations Unies. Rien ne l’indique, d’autant plus que les 18 pages de ce texte, fortement inspiré par les lobbies industriels et financiers des pays riches qui hantent les couloirs des Nations Unies à New-York (et avant tout des lobbies des Etats-Unis dont le gouvernement a déjà affirmé que ce texte devait être adopté tel quel), sont truffées de résolutions contraires, faisant la part belle au Fonds monétaire international (FMI), à la Banque mondiale (BM) et à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Autant d’institutions dénoncées à l’heure actuelle pour l’opacité de leur fonctionnement et les résultats socialement et économiquement catastrophiques qu’elles peuvent provoquer, la dernière en date étant l’effondrement de l’Argentine orchestré par le FMI. Le texte, qui ose commencer par « Nous chefs d’Etat et de gouvernement (…) sommes résolus à tenter (sic) de résoudre le problème du financement du développement dans le monde », dévoile rapidement son but essentiel (page 2) : « promouvoir le commerce international en tant que moteur du développement ». Prétextant erronément des « attaques terroristes du 11 septembre » pour justifier l’aggravation du « ralentissement de l’économie mondiale », le « consensus » affirme que « chaque pays est responsable au premier chef de son propre développement » (c’est à dire sous développement) et préconise d’ « aider les pays à lutter contre la pauvreté par une utilisation judicieuse des débouchés s’offrant au commerce et à l’investissement » . Ne craignant pas de se contredire quelques lignes plus loin, il stipule en effet que « les pays étant de plus en plus dépendants les uns des autres sur le plan économique, il y a lieu d’adopter une conception globale des problèmes nationaux », il attribue pour « mission essentielle » au concert des nations (riches ?) la tâche de (page 3) « mobiliser l’épargne publique » (des nations pauvres ?), d’ « accroître la productivité », de « stimuler le secteur privé et attirer l’investissement étranger », et préconise comme « nécessaires » « des politiques fondées sur l’économie de marché », d’ « encourager l’initiative privée », d’ « assurer le bon fonctionnement et le dynamisme du secteur privé », de (page 4) « réaménager les dépenses publiques sans supplanter l’investissement productif privé », d’ « encourager le développement ordonné des marchés financiers (…) y compris le secteur de l’assurance et les marchés des actions et des titres d’emprunt, d’encourager et de canaliser l’épargne et de favoriser les investissements productifs » et de prendre des « mesures d’encouragement aux innovations financières du secteur privé ». Préconisant au passage la suppression d’une source importante de revenus en devises fortes de nombreux pays (« il importe également de réduire le coût des envois de fonds des travailleurs migrants dans leur pays »), le « consensus » assène (page 5) que « les flux internationaux de capitaux privés, en particulier les investissements étrangers directs, et la stabilité financière internationale sont un appoint indispensable aux efforts de développement (…) » et que « les investissements étrangers directs », non seulement « contribuent au financement d’une croissance économique soutenue à long terme » mais aussi «offrent la possibilité (…) de développer la compétitivité et l’esprit d’entreprise ». Ce credo a déjà été martelé ad nauseam depuis des années par toutes les organisations patronales du monde à commencer par l’ICC (Chambre de commerce internationale) et l’ERT (Table ronde européenne des industriels). Rappelant l’indispensable « respect des droits de propriété » (fonciers, commerciaux et intellectuels), le « consensus » préconise encore que « les pays doivent continuer à s’efforcer de créer un cadre transparent, stable et prévisible (qui permette) aux entreprises, nationales aussi bien (et surtout) qu’internationales, d’exercer leurs activités de manière efficaces et rentables ». Sans mentionner explicitement le détestable Accord multilatéral sur les investissements (AMI), objet d’une campagne internationale d’opposition depuis cinq ans, le consensus estime « prioritaire » de (page 6) « protéger les investissements », de refuser « la double imposition » et de promouvoir « la concurrence ». Il serait par ailleurs « souhaitable », insiste le texte, « que les institutions internationales et régionales appropriées (…) appuient davantage les investissements étrangers privés consacrés à l’équipement et à d’autres domaines prioritaires ». Ainsi, les pays pauvres sont encouragés à faire construire et gérer leurs écoles, leurs hôpitaux, leurs routes et autres « équipements » de base par les « investissements étrangers ». Parant à toute critique sur les risques (les intentions ouvertes ?) de colonisation totale du monde par les entreprises privées (page 14 : « les risques d’ordre moral »), le consensus « salue » « tous les efforts mis en œuvre pour encourager le civisme dans les milieux d’affaires ». Ceci fait, le « consensus » recommande « un système commercial non discriminatoire », précise « notre engagement en faveur de la libéralisation du commerce » et « salue » (encore une fois) « les décisions de l’Organisation mondiale du commerce » (OMC), organisation qui interdit à tout pays de protéger son marché intérieur pour nourrir décemment sa population et assurer son propre développement. Suit (page 7) un véritable catalogue de choses à faire et ne pas faire, enjoignant les pays pauvres à se déculotter définitivement . A ne pas faire : maintenir « les barrières commerciales, les subventions de nature à fausser les échanges commerciaux (…) l’abus de mesures antidumping, des barrières techniques et des mesures sanitaires et phytosanitaires ». A faire, absolument : « libéralisation du commerce des produits manufacturés à forte intensité de travail (pour protéger Nike et Levi’s ?), la libéralisation du commerce des produits agricoles (pour assurer l’écoulement des produits agricoles excédentaires du Nord vers le Sud, tuant la production vivrière locale ?), la libéralisation du commerce des services » (tourisme, banque, assurance, pensions, santé, enseignement) et « la baisse des tarifs douaniers et l’élimination de la progressivité des droits et les barrières non tarifaires ». Après avoir confié le sort des pays pauvres à l’OMC, le « consensus » appelle le Fonds monétaire international (FMI) à (page 14) « redoubler d’efforts pour améliorer la surveillance de toutes les économies ». Faut-il rappeler la responsabilité écrasante du FMI dans l’actuel drame argentin ? Faut-il rappeler qu’à la fin des années 1980, le FMI avait déjà placé près de 80 pays sous ses « ajustements structurels » provoquant une baisse de revenu par habitant de l’Afrique de 20% entre 1980 et 1993 et l’augmentation du nombre de démunis de 17% (216 millions en 1992) sur ce continent ? Faut-il rappeler que l’Inde, endettée à hauteur de 60 milliards de dollars en 1990, s’est vue contrainte par le FMI de rembourser sa dette au taux annuel usuraire de 25% en imposant une baisse moyenne des salaires de 60% et la multiplication par deux du prix du riz ? Faut-il rappeler que la Côte d’Ivoire, contrainte par le FMI, en 1994, de doper la vente de son bois tropical, connaît le taux de déforestation le plus dramatique du monde et qu’il n’y subsiste aujourd’hui que 5% de la couverture forestière de 1940 ? Enfin, comble du cynisme, « invitant » (page 10) « les pays développés qui ne l’ont pas encore fait à prendre des mesures concrètes pour atteindre les objectifs consistant à consacrer 0,7% de leur produit national brut (PNB) à l’aide publique au développement (APD) en faveur des pays en développement », le « consensus » n’hésite pas à affirmer, sans vergogne, qu’on peut reprendre d’une main ce qu’on a donné de l’autre. Ainsi (page 9), « l’APD peut être un facteur majeur d’amélioration des conditions dans lesquelles se déroulent les opérations du secteur privé ». Secteur privé du Nord, bien entendu. En conclusion, le « consensus » demande la convocation d’une « conférence internationale de suivi » pour faire le point sur sa propre application, précisant (page 18) que « les dispositions concernant cette conférence seront arrêtées en 2005 au plus tard. » Dans trois ans. Seattle, c’était il y a trois ans… Gérard de Sélys (20 mars 2002)