Oriana Fallaci a la haine. Elle l’a à un point tel que cela en devient bouffon. A lite sa « carte blanche » que le Soir a jugé utile de publier (« Sur l’antisémitisme », mardi 25 juin 2002), la polémiste (du grec « polemos », la guerre) part en croisade contre une bonne partie de l’humanité : les musulmans et les régiments hallucinés sous contrôle du croissant que constituent, selon elle, les « gendebienistes, les progressistes, les communistes, les pacifistes, les catholiques ou, pire encore les chrétiens » accusés, ni plus, ni moins, de nourrir un « nouveau nazisme, un fascisme plus torve et révoltant » que celui d’Hitler et de Mussolini. En deux mots, celui ou celle qui soutient le droit des Palestiniens à vivre en paix sur la terre que leur promet le droit international est un tueur potentiel. Le complice au second degré des brûleurs de synagogue et des profanateurs de cimetières, des racistes antisémites, de redoutables prédateurs, des mafieux… On en passe. Cela fait beaucoup de monde. Quelques centaines de millions de crétins doublés de fieffés salauds. Qu’importe d’ailleurs, conclut Mme Fallaci : « même si tous les habitants de la planète pensaient d’une façon différente, moi je continuerais à penser comme ça ». Et pour faire bonne mesure, les « charlatans » que nous sommes sont invités à aller brûler en enfer avec les membres du jury du prix Nobel, autres redoutables pacifistes et, à ce titre, tueurs-nés. A ce moment, la bouffonnerie connaît ses limites. Les flammes de l’enfer, bien des humanistes les ont connues sur terre, il n’y a pas si longtemps. Oh, quelques siècles à peine quand l’obscurantisme allumait ses bûchers en place publique. Drôle (drôle ?) de référence que sollicite ici Mme Fallaci. D’autres flammes, voici quelques décennies à peine, ont emporté corps et âmes tant de victimes honnies de l’ordre hitlérien. Ce n’est pas contre les rangs de l’extrémisme de droite que le bourreau nazi a jeté ses nervis, soldats du Reich ou supplétifs attentionnés dans nos ex-démocraties occupées. A cette époque-là, l’amalgame n’avait pas cours (gauche, droits, pacifistes, bellicistes, démocrates, fascistes, tous les mêmes). Cet amalgame que revendique fièrement comme accomplissement de l’ultime révélation (« si une seule personne a compris le sens de l’histoire, ce sera moi » dit en substance Oriana Fallaci) une dame dont les outrances mériteraient plus le silence que la polémique. Or, polémique il y a. Ce que nous livre l’auteur de « La rage et l’orgueil », au-delà de la surenchère médiatique, a donc bel et bien prise sur l’opinion publique, la mobilise, la travaille. Et là, Mme Fallaci, en offrant de l’histoire contemporaine une vision redoutablement révisionniste, participe à une odieuse et dangereuse campagne. Ses écrits trouvent écho au moment précis où, devant l’approfondissement des contradictions dans notre société occidentale, le fantasme du populisme risque de transgresser les références démocratiques qui semblaient modeler le « modèle européen » ; en une époque où la stratégie du bouc-émissaire, contre les immigrés, les jeunes, les chômeurs…entretient une dangereuse paranoïa dont on mesure déjà les effets électoraux. Ceux-ci ne fortifient ni la gauche en particulier, ni les forces de progrès dans leur ensemble. De qui, dès lors, Oriana Fallaci se fait-elle l’alliée ? Celle-ci réussit en quelque sorte un tour de force : en prétendant régler son compte à l’antisémitisme, elle souffle sur les braises du racisme et de la xénophobie et milite à délégitimer les courants politiques qui militent dans un même élan contre la racisme, la xénophobie et l’antisémitisme. Est-elle dupe des effets pervers de sa belliqueuse démarche ? Qui croit-elle ainsi servir ? Quels intérêts sert-elle, consciemment ou objectivement ? Ceux des Palestiniens, contre leurs propres erreurs ? Pour notre consoeur, les jeux sont faits, leur sort est réglé. Ceux du peuple israélien à qui Sharon avait promis paix et sécurité et que la politique des ultras aujourd’hui au pouvoir conduit dans l’impasse ? L’Occident en déshérence intellectuelle et morale et qui avait sans doute besoin du phare Fallaci pour sortir du caniveau du mal ? Pour cela, il y a déjà M. Bush dont la proverbiale lucidité post-11 septembre débouche sur une inquiétante aggravation des tensions aux quatre coins du monde et singulièrement au Proche-Orient où sa politique du « deux poids, deux mesures » exerce ses ravages. Voici un an, dans cette Mouqata’a, au cœur de Ramallah, aujourd’hui occupée et ravagée par Tsahal, un cadre palestinien m’expliquait pourquoi l’Etat palestinien n’avait pas été unilatéralement proclamé : « Parce que le monde nous demande de ne pas pratiquer la politique du pire ». Et il en appelait à toutes les formes de solidarité parce que « notre attachement à la tolérance en dépend ». Depuis lors, le pire est bel et bien arrivé et la tolérance semble désormais un concept bien creux dans ce coin de terre qui vit combattre et parfois cohabiter tant de civilisations. A sa manière, Oriana Fallaci, nous rend un fieffé service : elle nous dit que, dans la défense d’un certain nombre de valeurs, la Palestine est partout , jusqu’au cœur même de nos sociétés. Maurice Magis, Journaliste, vice-président du Secours populaire (Wallonie-Bruxelles